ÉPITRE SUR LA MÉCHANCETÉ DES HOMMES.
Je pensais autrefois, encor jeune et novice,
Étranger dans le monde, étranger dans le vice,
Que l'homme est le meilleur de tous les animaux.
Il est bon, me disais-je, il a peu de défauts,
Il n'est point furieux, cruel, ingrat ou traître.
Je le prenais enfin pour ce qu'il devait être,
Et dans le fond du cœur j'étais bien convaincu
Qu'on rencontrait partout l'honneur et la vertu.
Cette charmante erreur, qu'enfantait l'ignorance,
Se dissipa trop tôt; dans peu, l'expérience,
Dans le tumulte affreux où je me vis jeté,
Fit briller à mes yeux la triste vérité.
Je cherchais des vertus, et je trouvais des crimes :
Que de tours odieux! que d'infâmes maximes!
Menteurs, fourbes, fripons, fous, perfides, ingrats,
La foule d'envieux environna mes pas,
Et mon âme, étonnée, interdite, éperdue,
S'en fiait avec peine au rapport de ma vue.
Je confessais enfin, frappé de tant de maux,
<199>Que, malgré sa raison, de tous les animaux
L'homme est le plus cruel, de tous le plus féroce.
Non, l'animal n'a point ce caractère atroce :
La faim le rend avide, et non dissimulé,
Son courroux, s'il s'enflamme, est bientôt exhalé;
Mais l'homme étant vengé conserve encor sa haine.
Cependant cette race, envers elle inhumaine,
Perverse et si portée à la méchanceté,
Au milieu des horreurs et de l'iniquité,
Produisit quelquefois de ces âmes divines
Qui sans doute des cieux tirent leurs origines,
Esprits consolateurs des maux que nous souffrons,
Qui paraissent des dieux au milieu des démons.
Mais d'un présent si beau, si précieux, si rare,
La main de la nature en tout temps fut avare.
Le mal assurément domine ici partout,
Il est dans l'univers de l'un à l'autre bout,
On le trouve en autrui, trop souvent en soi-même.
Eh quoi! l'Être parfait, ce Dieu grand et suprême,
Fait-il également de sa divine main
Cet ange que j'honore et ce monstre inhumain?
Je m'arrête, interdit, au bord de cet abîme,
Où se perd en sondant l'esprit le plus sublime :
Mes yeux respectueux de ces profonds secrets
Détournent aussitôt leurs regards indiscrets.
Il nous suffit ici, malheureux que nous sommes,
Tous les jours exposés aux trahisons des hommes,
D'apprendre, en contemplant ce spectacle touchant,
Combien le cœur humain est perfide et méchant.
Il le paraît surtout quand, libre de contrainte.
Du frein sacré des lois il étouffe la crainte,
<200>Ou quand impunément il ose les braver
Du rang où la fortune a daigné l'élever;
De ces lieux éminents, à l'abri du tonnerre,
Enivré d'amour-propre, il écrase la terre.
C'est de là que des rois les folles passions
Percent malgré leur voile aux yeux des nations.
Ennemi déclaré de leur culte idolâtre,
Je parus malgré moi sur le même théâtre;
Le hasard, qui nous place ici-bas à son choix,
Voulut qu'un philosophe eût le sceptre des rois.
Mais le trône aussitôt me fit des adversaires;
Je les crus des héros, et c'étaient des corsaires.
Que ce récit apprenne aux peuples ignorants
Pour quels indignes dieux a fumé leur encens.
Le bonheur autrefois compagnon de ma vie
Excita contre moi la fureur et l'envie
Des rois ambitieux dont les sanglants complots
De mes voisins jaloux ont soulevé les flots;
De leurs bras réunis l'effort me persécute,
Leur haine a préparé leur triomphe et ma chute.
Dans la brûlante soif qu'ils ont de dominer,
Il n'est rien de sacré qu'ils n'osent profaner,
Ni rien que n'ait atteint leur foudre vengeresse;
L'orgueil qui les possède, augmentant leur ivresse,
Leur dépeint leurs forfaits sous les traits éclatants
Des dieux qui de l'Olympe écrasent les Titans.
Mais mon cœur, en ce trouble, atteint d'un coup plus rude,
Éprouve de mon sang la noire ingratitude;
Des princes élevés et nourris dans mon sein200-a
<201>Ont tâché d'y plonger le poignard assassin.
Un lustre entier, témoin de ce sanglant ravage,
A vu renouveler le crime et mon outrage,
Et, malgré tant d'assauts, mon bras faible et tremblant
Soutenir sans secours ce trône chancelant.
Le seul peuple en Europe auquel la foi nous lie,
Triomphateur des mers, nous plaint et nous oublie.
Nœuds sacrés, mais nœuds vains entre les nations,
De l'amitié des rois douces illusions,
Nés de la politique et de la conjoncture,
Vous gardez le limon de cette source impure,
Vous éblouissez l'œil qui ne sait pas prévoir,
Et trompez qui sur vous croit fonder son espoir.
Ces nobles sentiments et cette grandeur d'âme
Que la vertu nourrit et que l'honneur enflamme
A l'esprit des traités n'ont pu s'associer.
L'intérêt y domine, et marche le premier;
Ses perfides conseils, son funeste artifice,
Au cœur des souverains altèrent la justice;
Sous le nom de Minerve il fait connaître au Roi
Comment en conscience il peut manquer de foi,
En mettant sa parole, au cas qu'il la révoque,
Sous le frivole abri d'une phrase équivoque.
Dans cette affreuse école instruit à s'avilir,
On apprend à tromper, on finit par trahir;
Les traités chez les grands sont le sceau des parjures.
Voilà d'autres amis, témoins de nos injures,
Indécis, incertains, pleins de crainte et glacés,
Faibles consolateurs de nos malheurs passés.
Ils ont dressé d'avance un pompeux cénotaphe,
Décoré de nos noms, chargé d'une épitaphe,
<202>Satisfaits de laisser au monde consterné
Un léger souvenir d'un peuple exterminé.
En souffrirons-nous moins? Pour guérir nos atteintes
Il faut de vrais secours, non de vaines complaintes,
Une mâle assistance, un vigoureux soutien,
Un ami qui partage et le mal, et le bien.
Quittez le nom d'amis, vous que la crainte arrête,
Qui, tranquilles, du port contemplez la tempête,
Qui, sans tendre la main à ceux qui vont périr,
Par les flots courroucés les laissez engloutir.
Vos cœurs, à la pitié toujours inaccessibles,
Aux malheurs étrangers demeurent insensibles.
Le nom de l'amitié, pour moi saint et sacré,
Ne décorera point qui l'a déshonoré;
Je le refuse à vous, placés au rang suprême,
Dont l'amour concentré n'a d'objet que lui-même;
Je le refuse à toi, barbare souverain
Dont le cœur est de fer, les entrailles d'airain.
Mais qu'on m'apprenne, ou bien qu'un de ces rois m'explique
Sur quel principe absurde agit sa politique,
Et comment de sang-froid il a pu regarder
Ce torrent orageux, courant tout inonder,
Dévaster les Etats, en effacer la trace,
Qui, s'approchant de lui, d'assez près le menace
D'un sort non moins funeste et plus injurieux.
Ce n'était pas ainsi que pensaient nos aïeux,
Lorsque de Charles-Quint le sanglant héritage
A Philippe ou Joseph retombait en partage;
A peine la discorde armait ces héritiers,
A peine couvraient-ils les champs de leurs guerriers,
Que l'Europe agitée, attentive aux alarmes,
<203>Par un effort soudain parut d'abord en armes,
Mesura ses secours, et par un juste choix
Rétablit l'équilibre et protégea les rois.
Si de la liberté sa main prit la défense,
Si sa prudence alors redressa la balance
Qu'un monarque puissant fait pencher à son gré,
Le mal était moins proche et moins désespéré
Que le danger présent dont l'aspect la menace.
Rien ne peut égaler la criminelle audace
De ce complot de rois, monarques conjurés
Contre la liberté des Germains atterrés.
Le Français, à poids d'or achetant des complices,
Du Nord et du Couchant les deux impératrices,
Cruels perturbateurs de ce triste univers,
Le partagent entre eux et préparent ses fers.
De ce corps monstrueux l'esprit est despotique;
Uni par l'artifice et par la politique,
C'est un feu dévorant qui veut tout consumer.
Si, libre en ses efforts, on lui laisse opprimer
Un prince magnanime, ardent à se défendre,
Alors, sans résistance osant tout entreprendre,
Gouvernant l'univers au gré de ses projets,
Il réduira les rois au rang de ses sujets;
Voilà dans l'avenir ce que tout œil peut lire.
Qui peut vous empêcher, princes, de vous instruire?
Peuples trop amoureux de votre oisiveté,203-12
Assoupis dans les bras de la sécurité,
De votre inaction goûtez longtemps les charmes,
Laissez verser le sang et répandre des larmes
A ceux dont les efforts ont au moins combattu;
<204>Et puisqu'enfin l'Europe est stérile en vertu,
Puisque dans mes revers en vain je vous implore,
Puisque votre tendresse en regrets s'évapore,
En dédaignant l'effet de vos secours douteux,
Je fonde désormais mon espoir et mes vœux
Sur l'Orient, rempli d'enfants de la victoire,
Réservoir de héros, d'esprits nés pour la gloire.
J'y découvre de loin un peuple plein d'honneur,
Ami de l'oppressé, fléau de l'oppresseur;
Votre infidélité, ce détestable crime,
N'a jamais pénétré dans les murs de Solime.204-13
Voyez vers l'Hellespont ces puissants armements;
Ces guerriers vont voler et remplir leurs serments.
Qu'importe à ma raison et le rite et le culte
D'un ami généreux qui venge mon insulte?
Qu'on l'apprenne, en dépit de tous mes envieux :
Qui daigne m'assister est chrétien à mes yeux,
Et cent fois plus chrétien qu'un ennemi barbare,
De trésors et d'États usurpateur avare.
De la religion et l'esprit et la loi
Consiste dans les mœurs, et non pas dans la foi;
Celui qui veut ma perte est le seul infidèle.
Ah! laissons tonner Rome et frémir le faux zèle;
Qu'importe qu'un docteur imbécile, indiscret,
Maudisse absurdement Platon ou Mahomet?
Jadis le fanatisme, en allumant la guerre,
Pour de vains arguments a saccagé la terre;
De nos jours ce prétexte, aux regards pénétrants,
N'est plus qu'un masque usé des fureurs des tyrans.
<205>Vous, rapides vainqueurs, vous, braves janissaires,
Accourez, combattez, frappez nos adversaires,
Aux champs de la victoire allez vous signaler.
Vos pâles ennemis commencent à trembler;
Puissent-ils à vos pieds expier leurs parjures!
Puisse notre triomphe effacer nos injures!
Puisse un noble dessein, d'un bon succès suivi,
Rendre aux lois du croissant le Danube asservi!
Accourez immoler d'une main enhardie
Les crimes de l'Europe aux vertus de l'Asie.
De ces climats lointains va sortir le vengeur,
De la Prusse aux abois heureux libérateur;
Le trône des sultans, aux ennemis terrible,
A produit un héros dont le cœur est sensible.205-a
Digne de ses aïeux et du sang ottoman,
Je vois revivre en lui l'esprit de Soliman;
Il va, noble héritier de ce puissant génie,
D'un innombrable camp couvrir la Pannonie,
Et du Nord consterné presser en même temps
Des bords du Tanaïs les cruels habitants.
Mais vers ces grands travaux qu'il est près d'entreprendre,
Ces combats que pour nous son courage va rendre,
N'est-ce que l'amitié qui dirige ses pas?
Comment peut-on s'aimer, ne se connaissant pas?
Scrutateurs indiscrets d'une vertu bornée,
Respectons d'un héros la course fortunée,
Dont les secours réels, donnés comme promis,
Traverseront les vœux de tous nos ennemis.
Si d'un œil pénétrant il a prévu les suites
<206>Qu'aura l'ambition sans frein et sans limites
De deux puissants voisins, accrus par nos débris,
Si pour tant de hasards il se propose un prix,
En cueillerons-nous moins, forts de son assistance,
Les fruits de ses secours et ceux de sa vaillance?
Ah! soyons, dans ces temps si souillés d'attentats,
Reconnaissants outrés plutôt qu'amis ingrats.
Voilà le sort des grands qui gouvernent le monde :
Des chagrins, des revers, une douleur profonde,
Des piéges, des dangers, des ennemis cruels,
Des soins pour des ingrats, des soucis éternels;
Et si, se consumant en des travaux utiles,
Le destin les traverse, on les croit malhabiles;
Aux malheurs, aux hasards plus que d'autres soumis.
Ils ont des envieux, et point de vrais amis.
Si je m'en étais cru, j'aurais cent fois moi-même
Arraché de mon front ce fatal diadème;
Le trône est un objet qui ne m'a point tenté,
L'éclat qui l'environne est faste et vanité.
L'honneur et le devoir forcent à le défendre :
S'il est de la grandeur de savoir en descendre,
C'est un opprobre affreux de s'en laisser chasser;
Et puisque le destin a daigné m'y placer,
Je ne veux, quels que soient les malheurs que je brave,
Ni régner en tyran, ni mourir en esclave.
Le bonheur au pouvoir ne fut point attaché,
Le vulgaire le croit sous la pourpre caché;
Mais le vulgaire enfin, juge sans connaissance,
Prend pour réalité ce qui n'est qu'apparence.
Pour moi, qui dans le monde ai de tout éprouvé,
Dans ces divers états mon cœur vide a trouvé
<207>Qu'au milieu de ces maux le seul bien véritable,
Aux grandeurs, à la gloire, aux plaisirs préférable,
Seul bien étroitement à la vertu lié,
C'est de pouvoir en paix jouir de l'amitié.
Ah! je l'ai possédée une fois en ma vie,
Dans le sein d'une sœur que la mort m'a ravie;
Amitié, don du ciel, seul et souverain bien,
Tu n'es plus qu'un vain nom, son tombeau fut le tien.
A Strehlen, le 11 novembre 1761.
200-a Le duc Charles-Eugène de Würtemberg. Voyez t. IV, p. 161; t. V, p. 10 et 261; t. IX, p. 1, 11, et p. 1-8 : et ci-dessus, p. 103.
203-12 La Hollande.
204-13 On espérait le secours des Turcs, ils avaient fait avancer des troupes à Belgrad : mais la mort de l'impératrice de Russie rendit vaines ces démonstrations.
205-a Mustapha III, qui régna de 1757 à 1774. Voyez t. IV, p. 207 et 208 : t. V, p. 121, 169 et 170; et t. VI, p. 70.