<208>

LE STOÏCIEN.

O mortels mécontents! ô raisonneurs coupables!
De vous-mêmes, des dieux ennemis implacables,
Des moindres accidents consternés, accablés,
Toujours séditieux, incertains et troublés,
Sous vos palais dorés ou sous vos toits de chaume
Du bonheur fugitif embrassant le fantôme,
De son image en vain vous occupant toujours,
En soins infructueux vous consumez vos jours :
Écartez ces brouillards et laissez-vous instruire.
La nature ici-bas vous plaça sous l'empire
Des songes, des erreurs et des illusions;
Votre bonheur dépend de vos opinions.
Vos désirs insensés, guidés par l'ignorance,
Ont pris pour le vrai bien sa trompeuse apparence;
Etrangers en vos cœurs, vous ne sûtes jamais
Ce qui vous faisait craindre, ou former des souhaits.
Le fol enchantement, l'ivresse de la vie
Retient vos yeux distraits sur sa superficie;
<209>Ah! pouvez-vous, mortels, toujours vous ignorer?
Dans l'abîme de l'homme il faut vous éclairer.
Vous êtes composés d'esprit et de matière;
L'un pense et vous conduit, l'autre n'est que poussière.
Cette âme, souveraine et maîtresse du corps,
Fait à sa volonté mouvoir tous ses ressorts;
Des présents que du ciel a reçus l'homme injuste,
Sans en excepter un, l'âme est le plus auguste,
Elle doit occuper chez vous le premier rang.
Sacrifiez-lui donc cette chair et ce sang;
Cela ne suffit point, tâchez de la connaître,
Voyez à quelle fin le ciel lui donna l'être :
L'homme est-il pour lui seul dans l'univers jeté,
Ou tient-il aux liens de la société?
Nos désastres égaux, nos communes misères,
Hélas! prouvent assez que nous sommes des frères,
Et que, par nos secours adoucissant nos maux,
Il faut nous entr'aider à porter nos fardeaux.
D'un si noble désir entretenez la flamme,
Placez dans la vertu le bonheur de votre âme,
C'est le souverain bien; vous pouvez le trouver,
Mais en le possédant, il le faut conserver.
Lorsqu'un esprit docile aux lois de la nature
A la vertu qu'il aime obéit sans murmure,
Il trouve, chaque fois qu'il rentre dans son cœur,
Au temple des vertus l'asile du bonheur.
L'âme, en faisant le bien, peut donc se rendre heureuse,
La moins intéressée est la plus vertueuse;
Elle immole au public, sans peine et sans regret,
Ses travaux, et sa vie, et son propre intérêt,
<210>Et, sur tous ses défauts rigide et vigilante,
Dompte des passions la révolte naissante.
Le sage est doux, humain, sensible et généreux,
Il connaît des mortels l'égarement affreux;
Pour eux juge indulgent, il est pour lui sévère.
L'absinthe à votre goût est âpre et trop amère?
Vos cris sont vains, son suc n'en est point radouci :
Tolérez les méchants, puisqu'ils sont faits ainsi.
Qu'importe si la main d'un ingrat, d'un perfide,
Ose attenter sur vous; le prendrez-vous pour guide?
Son crime et sa noirceur vous le font détester,
Mais votre emportement est près de l'imiter.
Songez qu'en votre cœur le ciel mit la clémence
Pour surmonter la haine et pardonner l'offense;
Cette aimable vertu, sans fruit pour vos amis,
Ne peut briller en vous qu'envers vos ennemis,
Qu'envers des scélérats, des traîtres, des parjures.
Certain passant, dit-on, éclatant en injures,
Étendu sur le bord du plus clair des ruisseaux,
De fange et de limon voulut souiller les eaux;
Mais son paisible cours, en poursuivant sa pente,
Augmenta la clarté de son eau transparente.
Varus au désespoir paraît s'abandonner;
D'où provient sa douleur? Il faut l'examiner :
La gloire le possède, il s'emporte, il s'enflamme
De ce qu'un inconnu dans ses discours le blâme.
Ami, sois en repos, écoute la raison;
Sois docile à sa voix et souple à sa leçon.
Quel est l'objet fâcheux dont l'aspect te dérange?
Quels sont ces vains propos de blâme ou de louange?
<211>J'entends de quelques sons l'ébranlement léger,
Des mots articulés, et dissipés dans l'air.
Quelle immortalité te peut donner la gloire?
Tu veux de nos neveux étourdir la mémoire,
Et voir tout l'avenir de tes hauts faits frappé,
De ton nom, de toi seul à jamais occupé?
Approche, et ton erreur va d'abord disparaître.
Pendant l'éternité qui précéda ton être,
Dis-moi, fus-tu sensible à ce qu'on dit de toi?
Ménippe211-a ou l'Arétin211-a t'ont-ils rempli d'effroi?
Si de tous leurs discours tu n'eus aucune idée,
De quelle rage enfin ton âme possédée
Peut-elle s'agiter de ce qu'après ta mort
Le monde, en te jugeant, aura raison ou tort?
Lorsque la froide mort étend sur nous ses ailes,
Du feu qui nous anime éteint les étincelles,
Nous couche dans la tombe à jamais étendus,
Dès ce moment, pour nous tout l'univers n'est plus;
Dans cette sombre nuit que le vulgaire abhorre,
Aucun ne sentira le ver qui le dévore.
Les plus grands ennemis, les plus ambitieux,
Qui pensaient se placer sur le trône des dieux,
Qui de tout l'univers se disputaient l'empire,
Acharnés à se perdre, ardents à se détruire,
Ces fiers compétiteurs, et Pompée, et César,
Lépide, Antoine, Auguste, enfin Charle et le Czar,
De toutes leurs fureurs, leurs combats et leurs haines
Ont à peine laissé quelques images vaines;
Leurs chagrins sont perdus, ainsi que leurs travaux,
<212>Et leur ambition se borne à leurs tombeaux.
Leur exemple suffit, leur sort devrait nous dire
Que le héros, la gloire, et qu'enfin tout expire.
O gloire, ambition, richesses, dignité,
Images du bonheur! tout n'est que vanité;
Entraîné par le cours d'un mouvement rapide,
C'est un éclair qui passe, il n'a rien de solide.
Ainsi qu'en dissolvant des êtres composés,
Pour un but différent tous corps organisés,
La nature s'en sert, et par eux renouvelle
De ses productions l'abondance éternelle,
Et de la pourriture et du sein des tombeaux
Produit, et rend la vie à des êtres nouveaux :
Ainsi le temps qui fuit, ce torrent qui s'écoule,
Sans fin, d'événements pousse et produit la foule;
Son cours impétueux, fécond en changements,
S'en sert même à fixer les saisons et les ans.
Il enfante, il détruit, il élève, il abaisse,
A varier le monde il s'occupe sans cesse;
Amenant le présent, effaçant le passé,
Il est toujours mobile et n'est jamais lassé.
Et je murmurerais, et je serais rebelle
A la loi générale, immuable, éternelle!
Et je m'emporterais contre l'événement,
Qui, sourd à tous mes cris, n'a point de sentiment!
Tes efforts sont perdus, âme dure et rétive,
Ce qui doit arriver également arrive;
Et tel étant l'arrêt de la fatalité,
Apprends à te soumettre à la nécessité.
Notre course ici-bas est courte et passagère,
<213>Nous traversons en hâte une terre étrangère
Où rien ne nous est propre, où tout a dû rester;
Nous pouvons en jouir, mais il la faut quitter.
Déjà nos successeurs demandent notre place,
Nos pères l'occupaient, et le temps nous en chasse :
Ah! ne pouvons-nous pas, modérés et discrets,
Posséder sans orgueil et perdre sans regrets
Les biens qu'on nous prêta dans cet instant de vie?
Ces méprisables biens, objets de tant d'envie,
De nos vœux insensés l'espoir et le fléau,
Ont la légèreté qu'a le vol d'un oiseau;
Tandis qu'on le contemple, il échappe à la vue,
Et prend en fendant l'air une route inconnue.
Les désastres fameux peints dans l'antiquité
Se répètent aux yeux de la postérité;
Si le nom des acteurs, si la scène diffère,
L'action est la même, et frappe le vulgaire.
Lorsque la faction qui déchirait les grands
Mit Rome tour à tour aux fers de deux tyrans,
L'un, Caïus Marius, par la guerre civile
Forcé jusqu'en Afrique à chercher un asile,
Par un préteur cruel rebuté de ces lieux,
Sans trouver un abri contre ses envieux,
Ressentant de Sylla la haine vengeresse,
Courbé par les revers, mais rempli de noblesse,
Répondit au préteur : « Apaise enfin tes cris;
Viens repaître tes yeux, vois Marius assis
Sur les débris fumants de Carthage détruite. »
Les grands et les États ont des bornes prescrites,
Ils ont un temps pour croître et pour se maintenir;
<214>Mais tout ce qui commence était fait pour finir.
J'ai connu Charles sept, j'ai vu le vieil Auguste,
J'ai vu le fameux czar, grand prince, mais injuste :
Ils se consumaient tous en projets superflus;
Je n'ai fait que passer, ils n'étaient déjà plus.214-a
Où sont les compagnons de mon adolescence?
Où sont ces chers parents, auteurs de ma naissance?
Ce frère qui n'est plus, et vous, ô tendre sœur!
Vous, qui ne respirez que dans ce triste cœur?
Que dis-je? où sont enfin ces familles entières,
Ces générations anciennes et dernières?
Ah! tout fut moissonné par la faux du trépas.
Examinez le sort des plus puissants États,
Les Perses et les Grecs, et Rome après Carthage.
Leur éclat un instant précéda leur naufrage;
Colosses redoutés, par l'âge ils ont péri,
Ne laissant qu'un vain nom couvert de leurs débris.
Et vous, toujours rebelle aux lois de la nature,
A l'indocilité vous joignez le murmure!
Indifférent au bien et trop sensible au mal,
Vous voulez vous soustraire au destin général!
Goûtez, goûtez plutôt, supprimant votre plainte,
Un bonheur limité qu'étouffe votre crainte;
Il vous fut accordé, mais court, mais passager,
Et jamais pur; le mal a dû s'y mélanger.
Mais vous me répondez : « Je vis, je suis sensible,
<215>Mon corps à la douleur n'est point inaccessible,
Je sais qu'il faut souffrir le mal et le trépas;
Votre nécessité ne me console pas. »
Quoi! vous ne voyez point qu'ici-bas la souffrance
N'épargne ni vertu, ni pouvoir, ni naissance,
Atteint un criminel ainsi qu'un innocent?
Chacun s'y voit sujet, et nul n'en est exempt;
Tout ce que la vertu partage avec le crime
N'est un mal qu'à l'égard d'un cœur pusillanime.
A quoi sert la constance et l'intrépidité,
Si ce n'est pour braver les coups d'adversité?
Dès que le mal est long, il devient supportable;
S'il est court, il finit, il est plus tolérable.
Votre corps, en effet, en peut être abattu,
Mais il ne peut blesser l'honneur ni la vertu.
Si le temps vous guérit, si, tandis qu'il s'envole,
En essuyant vos pleurs enfin il vous console,
Il conviendrait au sage éclairé par Zénon
Qu'il dût cet heureux calme aux fruits de sa raison.
Vos tourments, vos soucis sont souvent des chimères,
Préjugés appuyés des erreurs populaires,
Que de l'esprit d'un sage il faut déraciner.
Quel charme à l'univers a pu vous enchaîner?
La terre à mes regards est un amas de boue
Dont la vicissitude insolemment se joue,
Le monde, à peine un point du tout illimité,
Et nos jours, un clin d'œil envers l'éternité.
L'instant présent s'enfuit, il vient de disparaître,
Le passé n'est plus rien, et l'avenir doit naître;
Et dans ce tourbillon notre esprit inconstant,
<216>A peine sûr de vivre un court et prompt instant,
D'un désir altéré d'heureuses destinées
Enchaîne dans ses vœux un nombreux cours d'années.
Quel mélange étonnant de gaîté, de soupirs,
De transports, de regrets, de dégoûts, de désirs!
Ce contraste éternel au désordre vous livre;
Détestant votre sort, vous désirez de vivre.
Décidez-vous enfin; fatigué de vos jours,
Qui peut vous empêcher d'en abréger le cours?
Sortez de cette terre en maux inépuisable.
Et ne respirez plus sa vapeur exécrable.
Qu'est l'homme en ce séjour frivole et décevant?
C'est une âme qui traîne un cadavre vivant;
Par ses distractions toujours hors d'elle-même,
Et qui sans réfléchir végète sans système.
D'un regard intrépide envisagez la mort,
C'est notre seul asile et notre dernier port;
Chaque jour nous la montre, et pourrait nous apprendre
Que tout homme lui doit le tribut de sa cendre.
Lorsque le doux sommeil, nous couvrant de pavots,
Rend le corps insensible aux biens ainsi qu'aux maux,
Privée entre ses bras des sens de la pensée,
L'âme éprouve la mort tant qu'elle est éclipsée,
Et le corps se dissipe et s'accroît tous les jours.
D'atomes étrangers le nombre et le concours
Répare en aliments la force qui s'altère,
Mais ce n'est plus ce corps qu'allaita notre mère;
L'invisible progrès de tant de changements
Forme un être nouveau par le secours des ans.
S'il subsiste et s'il vit par sa métamorphose,
<217>Du trépas dans son sein rien n'affaiblit la cause;
La Mort nous attend tous près de son étendard,
L'un y vole à la hâte, et l'autre y va plus tard,
Ainsi que les ruisseaux et les grandes rivières,
Par des canaux divers se creusant leurs carrières,
D'un cours égal au fleuve, au rapide torrent,
Vont se précipiter au sein de l'Océan;
De leurs flots confondus le tribut le ranime,
Dans son immensité leur nom et tout s'abîme.
Esprit séditieux, spectateur plein d'orgueil,
Entouré de débris, assis sur un écueil,
Si, tandis que tu vis, tout ce que tu contemples
De la destruction t'offrit les grands exemples,
Apprends à te soumettre, à respecter ton sort :
La vie était pour toi l'école de la mort.
Si ce souffle inconnu qui t'anime et qui pense
Souffre du changement et sent la décadence,
Si, lorsque tu péris, un même coup l'éteint,
Après cet attentat qu'est-ce donc que l'on craint?
La mort à la douleur te rend inaccessible;
Tes organes détruits, ton corps est insensible.
Mais si ce même esprit, par un bienfait des dieux,
Triomphant du trépas te survit dans les cieux,
Cesse de t'alarmer, ton cœur n'a rien à craindre,
Bénis plutôt le ciel, et rougis de te plaindre.
Dieu, l'être seul parfait, est débonnaire et doux,
Son immense bonté s'oppose à son courroux;
Nous, faibles vermisseaux, qui rampons sur la terre,
N'attirons point sur nous les éclats du tonnerre;
L'homme, ici-bas, tremblant, de dangers effrayé,
<218>Est à ses yeux divins un objet de pitié,
Et devient par sa mort un objet de clémence.
En ce Dieu bienfaisant place ta confiance,
Et, sûr de son secours au jour de ton trépas,
Va, plein d'un doux espoir, te jeter dans ses bras.218-a

A Strehlen, ce 15 de novembre 1761.


211-a Voyez t. IX, p. 54, 55 et 187; et t. X, p. 163.

214-a Racine dit dans Esther, acte III, scène 9 :
     

Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.

Ce vers est une imitation du psaume 37, versets 35 et 36.

218-a Cette fin du Stoïcien est une réminiscence de l'Épître de Chaulieu A monsieur le marquis de la Fare. Sur la Mort.