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FACÉTIE AU SIEUR D'ALEMBERT, GRAND GÉOMÈTRE, INDIGNÉ CONTRE LE FRIVOLE PLAISIR DE LA POÉSIE.250-a

Amants des filles de Mémoire,
Surchargés des lauriers et couverts de la gloire
Qu'Apollon distribue à ses chers favoris,
Abjurez désormais vos célèbres écrits.
L'oracle des hautes sciences,
Toisant de son compas les accents de vos voix,
A de son tribunal prononcé vos sentences;
Tremblez et respectez ses lois.
Peintre de la nature, harmonieux Homère,
Qui chantes les Troyens, et les Grecs, et les dieux,
Agissant, combattant, entretenant la guerre
Où périssent Priam et ses fils malheureux,
A quoi servent ta force et ta noble harmonie,
Tes tableaux enchanteurs, tant de traits de génie
Qui jusques à nos jours ont ravi tes lecteurs?
Un barbare, fameux chez les calculateurs,
Perché sur un nuage à côté d'Uranie,
<251>Confond tes sots admirateurs,
Et prétend voir dans son grimoire
Que tu n'étais qu'un fablier.
Au pays des badauds la mode est de l'en croire,
Et dût-il te calomnier,
Nos bons Grecs à rabat, qui tremblent pour ta gloire,
Sont près de la sacrifier.
Je vous plains tous les deux, Théocrite et Virgile,
Vous, qu'inspiraient jadis les Grâces et l'Amour,
Quand ils vous dictaient tour à tour,
Sur le ton simple de l'idylle,
Ces vers qu'avec plaisir on relit chaque jour,
Ces tableaux si riants d'un asile champêtre,
Ce ruisseau près duquel, couchée au pied d'un hêtre,
Phyllis caresse ses moutons.
Les tendres sentiments que Lycidas sent naître
Ne nous font, après tout, connaître
Que d'amants ingénus les douces passions,
Sans un seul mot d'algèbre ou de géométrie,
De courbes ou d'équations.
Quelle était votre frénésie!
Il nous faut des calculs et des solutions.
O sublimes esprits, desquels la noble audace
D'un vol d'aigle perça le vaste champ des cieux!
Vous franchîtes l'immense espace
Qui sépare à jamais la race
Des enfants des mortels du trône où sont les dieux.
Sachez, Pindare, et vous, Horace,
Qu'insensible à vos chants les plus mélodieux,
La farouche philosophie
Traite l'enthousiasme et l'ode de folie,
<252>Et leurs auteurs de furieux.
Que vous dirai-je, ô tendre Ovide?
Vous dédiâtes l'Art d'aimer
A la divinité de Gnide;
Mais vous ne pûtes présumer
Que la fécondité d'une muse fluide
Vous ferait des Gaulois un jour mésestimer.
Que n'alliez-vous chez eux consulter un druide?
Il vous aurait appris que l'art de les charmer
Consiste à renoncer au dieu qui vous possède,
A courir, arpenter sur les pas d'Archimède.
O secret des beaux vers, inconnu jusqu'à nous!
Comment s'est-il donc fait que tant d'illustres fous,
Pensant que leur génie enfantait des merveilles,
Consacrèrent leurs soins, leurs travaux et leurs veilles
À peindre les objets qu'enserre l'univers,
A toucher, émouvoir et plaire par leurs vers?
De ce goût suranné l'on abolit la mode,
Un rabbin newtonien réforme notre code;
Des poudres du calcul, au bout de l'Occident,
Le Parnasse a vu naître et sortir son tyran.
Tout se confond, tout change, il n'est rien qu'il conserve,
Il foule sous ses pieds la poétique verve.
Chez lui, jeunes auteurs, recevez des leçons :
Plus d'images en vers, ni de comparaisons;
Son austère rigueur en serait offensée,
Et sa prolixité sensiblement blessée.
Que désormais vos vers soient durs et décharnés,
D'a plus b minus x et de calculs ornés;
Au lieu de travailler sur des sujets épiques,
Mettez en beaux sonnets les sections coniques;
<253>Pour amuser un roi d'ennuis toujours muni,
Que sur un vaudeville un des chantres lyriques
Lui détonne au Pont-neuf le calcul infini.
S'il vous faut captiver le cœur d'une maîtresse,
Ne lui dépeignez point la peine qui vous presse;
Sans vanter son esprit, ses charmes, ses appas,
A toiser tous ses traits employez le compas,
De leur proportion comparez la mesure,
Et puis laissez errer la vague conjecture;
Vous ferez un ouvrage et physique et profond,
En vers comme en faisaient Musschenbroek et Newton.
Dans des cerveaux brûlés jadis la Fable éclose
Enfanta les vains dieux de la métamorphose,
Improprement donna le nom de Jupiter
A l'espace infini qu'on appelle l'éther,
Par Vénus désigna la féconde nature,
Bacchus était le vin, Cérès l'agriculture.
Nouvel iconoclaste, armez-vous de rigueur,
Extirpez tous ces dieux, fantômes de l'erreur,
Rejetez le sens clair de leur allégorie;
La vérité voilée est à demi flétrie.
Au lieu de nous conter comment le dieu des eaux
Protégea contre Pan Syrinx dans les roseaux,
Philosophe solide, il faudra vous rabattre
A prouver en rimant que deux fois deux font quatre.
O l'excellent secret de plaire et de charmer!
Flairez, flairez l'encens qui va vous enfumer.
Aux hautes régions le voyez-vous paraître,
Au sourcil refrogné, ce sombre géomètre,
Applaudir en bâillant à ce genre nouveau,
Digne de son aride et stérile cerveau,
<254>Donner au rimailleur de ces doctes sornettes
Le titre fastueux de premier des poëtes?
Pour acquérir ce nom par de hardis essais,
Des algébriques vers ébauchons quelques traits;
Leur charme lèvera le fatal anathème
Que la haute science a lancé contre nous;
En faveur de ce théorème,
Nous nous concilierons tous.

Théorème.

Apprenez qu'en tous les triangles,
Si l'on réunit les trois angles,
Ils seront égaux à deux droits.

Démonstration.

A la figure, en deux endroits,
Vous tracerez des parallèles;
Doctement comparez entre elles
Les différentes sections,
Et, au moyen d'équations,
Toujours deux angles droits résulteront d'icelles;
Id quod erat demonstrandum.

A Dittmannsdorf, le 3 d'août 1762.


250-a Voyez t. IX, p. v, et p. 69-86.