ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XII.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XII. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>ŒUVRES POÉTIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME III. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>POÉSIES POSTHUMES TOME I.
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
Les Poésies posthumes renferment les pièces composées de 1757 à 1774, à l'exception de deux morceaux qui appartiennent à l'année 1754. Le ton de ces productions est généralement triste, et contraste avec la gaieté habituelle des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Ces poésies, en effet, écho des calamités de la guerre de sept ans et des intrigues politiques des années suivantes, témoignent des angoisses auxquelles le Roi était alors en proie. Il corrigeait avec le plus grand soin, dans les quartiers d'hiver, tout ce qu'il avait composé pendant la campagne, soit dans ses marches, soit dans les camps; et, la paix conclue, il revit encore le tout fort exactement. Il écrivait à ce sujet à d'Alembert, de Potsdam, le 24 mars 1765 : « Je vis à présent ici dans la plus grande tranquillité. Je m'amuse à corriger des vers que j'ai faits dans des temps de troubles. » Dans un concert qui eut lieu à Potsdam le 8 mai 1765 au soir, Frédéric présenta au duc Ferdinand de Brunswic l'Ode sur la retraite des Français en 1758, adressée à ce prince; il l'avait composée à Grüssau le 6 avril 1758, et corrigée à Potsdam le 26 février 1765. Il envoya aussi à Voltaire quelques-unes de ces poésies corrigées, entre autres, en décembre 1766, le Stoïcien, ou les « réflexions de l'empereur Marc-Aurèle mises en vers, » du mois de novembre 1761; en février 1767, le Conte du Violon, fait en novembre 1761, et la fable des deux Chiens et l'Homme, faite en février 1762; en février 1770, l'Épître à madame de Morrien, composée au mois de mars 1765.
Lorsque le Roi eut mis la dernière main aux pièces que nous avons nommées Poésies posthumes, il fit présent à son lecteur Henri de Catt du manuscrit destiné<II> à l'impression, auquel il n'avait pas donné de titre; ce manuscrit se composait de trois cahiers, écrits par le secrétaire, et chargés de corrections de la main du poëte.II-a Mais en 1780, M. de Catt ayant eu le malheur de déplaire au Roi, le manuscrit lui fut retiré, et fut donné définitivement au secrétaire Villaume.II-b C'est de ce dernier que le roi Frédéric-Guillaume II l'acheta, ainsi que d'autres écrits autographes de Frédéric, au commencement de l'année 1787; on allait imprimer les Œuvres posthumes,II-b et ces divers morceaux furent placés dans le VIIe et le VIIIe volume. L'ouvrage de Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, renferme (p. 317-319) une liste exacte et authentique des poésies du premier cahier de ce manuscrit. On y voit que les éditeurs des Œuvres posthumes ont omis, avant l'Épître à ma sœur de Baireuth (t. VII, p. 208), deux pièces : le Congé de l'armée des Cercles et des Tonneliers, et la poésie Aux Ecraseurs; en revanche ils ont fait entrer dans ce volume trois morceaux de poésie qui ne se trouvent pas dans la liste, c'est-à-dire, l'Épître à ma sœur Amélie, p. 166; Sur la lecture du Salomon de Voltaire, p. 277; et, A Voltaire, p. 278. Nous laissons ces trois dernières pièces où nous les avons trouvées; mais nous avons remis à leur place primitive le Congé de Vannée des Cercles et des Tonneliers et l'épître Aux Écraseurs, que nous avons tirés du Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, t. I, p. 277 et 275.
On voit, par cette même liste, que le Roi avait fait de ses poésies deux sections, comprenant, l'une les odes, l'autre les poésies mêlées. Il les avait rangées l'une et l'autre, à quelques pièces près, dans l'ordre chronologique. Cela est expliqué par l'auteur de la préface de la traduction allemande des Œuvres posthumes. Berlin, 1789, t. I, p. XVIII. Ce dernier avait à sa disposition le manuscrit original, qui ne s'est plus retrouvé depuis, et dont le premier cahier commençait par les Odes, le second par l'Épître à la princesse Amélie sur une négociation de paix qui échoua, le troisième par l'Épître au marquis d'Argens, du mois de mars 1760, imprimée en tête du septième volume des Œuvres posthumes. Nous avons remis ces trois cahiers dans leur ordre chronologique, qui avait été interverti par les éditeurs de 1788.
Cependant il y a quelques poésies de ce recueil qui ne sont pas à la place que leur assignerait l'époque de leur composition. Le royal Auteur ne les y admit peut-être pas d'abord. A ce qu'il paraît même, il ne les ajouta aux autres que lorsque<III> le recueil fut terminé, et alors il n'eut point égard à l'ordre chronologique. Ainsi, t. VIII, p. 121, l'Épître au marquis d'Argens sur son jour de naissance, de 1754, a été mise entre deux pièces de l'année 1770; t. VIII, p. 133, et t. VII, p. 3-27, à la fin du second cahier manuscrit et au commencement du troisième, on trouve, entre les poésies de l'année 1770 et celles de 1771, six Épîtres au marquis d'Argens, de l'an 1754 à l'an 1768; t. VIII, p. 98, l'Épître contre les Écornifleurs, qui est de l'an 1765, a été placée entre 1769 et 1770; enfin, les vers au marquis d'Argens, t. VII, p. 293, qui portent la date A Nossen, ce 3 octobre 1761, date notoirement fausse, ont été classés par les éditeurs parmi les poésies de 1760, tandis qu'ils appartiennent à la lettre du 13 août 1762. Nous n'avons pas osé faire disparaître ces anachronismes.
A défaut du manuscrit original, nous avons suivi fidèlement le texte du VIIe et du VIIIe volume des Œuvres posthumes. Quand l'Auteur n'a pas mis la date de la composition, nous avons cherché à la tirer du contenu et de la correspondance du Roi avec Voltaire, le marquis d'Argens, de Catt et d'autres personnes, et nous l'avons ajoutée entre parenthèses.
Pour pouvoir former des Poésies posthumes deux volumes d'épaisseur à peu près égale, nous donnons dans ce premier volume toutes les odes et les poésies mêlées qui ont été composées avant la paix de Hubertsbourg, et dans le second, la suite des poésies mêlées, et un Appendice, au sujet duquel nous devons entrer dans quelques explications. Nous avons donné dans ces deux volumes les poésies du Roi d'après le texte des Œuvres posthumes de l'édition de 1788, comme il a été dit, parce que nous ne possédions pas les manuscrits originaux. Mais nous avons heureusement retrouvé les rédactions primitives de quelques-unes des pièces de cette collection. Ce sont des autographes, des copies que le Roi avait fait faire sous ses yeux, et quelques morceaux publiés avant 1788. On a jugé nécessaire de reproduire ces textes originaux, qui à la vérité sont pour la plupart moins parfaits que les autres, mais qui ont le mérite d'être authentiques et de n'avoir pas du tout été altérés par des corrections arbitraires. C'est là ce que nous avons renfermé dans l'Appendice.
Avant que l'édition de 1788 eût paru, on ne connaissait qu'une faible partie des Poésies posthumes. Gottsched avait publié en 1758 les vers que le Roi lui avait adressés l'année précédente. L'ouvrage de Voltaire intitulé, La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire. A Amsterdam,<IV> 1784, renferme : 1o, p. 102-106, quelques passages de l'Épître au marquis d'Argens, Erfurt, le 23 septembre 1757; 2o, p. 127, la 14e et la 16e strophe de l'Ode au prince Ferdinand de Brunswic sur la retraite des Français en 1758. l'Épître à ma sœur de Baireuth sur sa maladie se trouve dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. A Neuchâtel, 1760, in-12, t. IV, p. 195-200. Enfin, le Deutsches Museum, Leipzig, 1780, contient, t. I, p. 157-160, à trente-quatre vers près, toute l'Épître au comte Hoditz, du 26 mars 1771. C'est à ces pièces que se réduisent les publications dont nous venons de parler.
Nous ne pouvons finir cet Avertissement sans citer un passage assez curieux de M. Thiébault sur les Poésies posthumes. Il dit, dans ses Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 4e édition, t. I, p. 111 : « Le Roi me faisait lire, en sa présence, quelques poésies faites depuis plus longtemps, et réunies en deux gros volumes in-4, mais sur lesquelles il me témoignait être bien aise d'avoir mon avis. C'est ainsi que j'ai connu, dans le temps, sa pièce de vers sur la mort de l'empereur Othon; son poëme sur l'origine des Polonais, qu'il supposait être issus d'un orang-outang; l'épître de remercîments au prince de Soubise, composée à Rossbach, le soir même de la bataille de ce nom, etc. » Les vers sur la mort de l'empereur Othon se trouvent dans notre collection des Poésies posthumes; mais quant aux deux autres pièces, nous n'en avons jamais pu trouver ni original ni copie.
Berlin, le 31 mars 1849.
J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.
ODE A MON FRÈRE HENRI.1-a
Tel que d'un vol hardi s'élevant dans les nues,
Et déployant dans l'air ses ailes étendues,
Il échappe à nos yeux,
L'oiseau de Jupiter fend cette plaine immense
Qui du monde au soleil occupe la distance,
Et perce jusqu'aux cieux;
Ou telle que soudain dans l'ombre étincelante
Dans son rapide cours la comète brillante
Éclaire l'horizon;
Elle éclipse les feux de la céleste voûte,
Et trace au firmament, dans son oblique route,
Un lumineux rayon :
Tel, subjugué du dieu dont la fureur m'inspire,
Plein de l'enthousiasme et du fougueux délire
De ses transports divins,
<2>Je prends un fier essor des fanges de la terre
Au palais d'où les dieux font tomber le tonnerre
Sur les pâles humains.
Mes accents ne sont plus ceux d'un mortel profane,
C'est Apollon lui-même, animant mon organe.
Qui parle par ma voix;
Des destins éternels la volonté secrète
Se dévoile à mes yeux, je deviens l'interprète
De leurs augustes lois.
O Prussiens! c'est à vous que l'oracle s'adresse,
A vous, que le destin barbarement oppresse
Par tant d'adversités :
Sachez qu'aucun État dans sa grandeur naissante
Ne fournit sans revers la course triomphante
De ses prospérités :
Rome parut souvent au bord du précipice,
Sans que pour son secours l'appui d'un dieu propice
Repoussât son affront;
Les sénateurs en deuil pleuraient la république
Lorsqu'Annibal, vainqueur, de ses guerriers d'Afrique
Eut écrasé Varron.
Rome au sein du danger accrut son espérance;
Elle maintint ses murs bien plus par sa constance
Que par ses légions.
Mars, pour récompenser ce sublime courage,
Suscita pour vengeur d'un si cruel outrage
L'aîné des Scipions.
<3>Du Tibre désolé le démon de la guerre
Transporte aux régions de la coupable terre
Le carnage et l'horreur;
Dans les champs africains l'ennemi prend la fuite,
Scipion sauve Rome, et Carthage est réduite
Sous les lois du vainqueur.
L'arbitre des destins, de ses mains libérales,
Verse sur les mortels, de deux urnes égales,
Et les biens et les maux;
Et sa fécondité sur les champs répandue
Fait croître également la casse et la ciguë,
Le cèdre et les roseaux.
Ce mélange fâcheux d'infortune et de gloire
De l'archive du temps remplit la longue histoire
De cent revers cruels.
Une prospérité dont l'éclat se conserve
Se refuse à nos vœux; le destin la réserve
Pour les dieux immortels.
Dans nos jours désastreux, la guerre qui vous mine
Semble annoncer, Prussiens, la prochaine ruine
De vos vastes États;
L'Europe conjurée, à l'œil brûlant de rage,
Porte jusqu'en vos champs la flamme, le carnage,
L'horreur et le trépas.
Cette hydre, en redressant ses têtes enflammées,
Vomit des légions, enfante ces armées
Qui s'élancent sur vous;
<4>En vain elle sentit de vos mains triomphantes
Les redoutables traits; ses têtes renaissantes
Bravent encor vos coups.
De ces fiers potentats l'espérance superbe
Désire que nos murs ensevelis sous l'herbe
Attestent notre deuil.
O guerriers généreux! abattez leurs trophées;
Leurs couleuvres dans peu sous vos pieds étouffées
Confondront leur orgueil.
C'est dans les grands dangers qu'une âme magnanime
Déploie avec vigueur la fermeté sublime
Du courage d'esprit.
Le lâche, qui frémit au bruit de la tempête,
Plein d'effroi du péril qui menace sa tête,
Est le seul qui périt.
Au courage obstiné la résistance cède,
Un noble désespoir est l'unique remède
Aux maux désespérés;
Le temps termine tout, rien n'est longtemps extrême,
Et souvent le malheur devient la source même
Des biens tant désirés.
Les vents impétueux d'un ormeau qu'on néglige
Par leurs fougueux efforts font incliner la tige
Et courber ses rameaux;
Mais de la molle arène et du niveau de l'herbe
Il s'élance, et dans peu de sa tête superbe
Il brave leurs assauts.
<5>Dans les bras d'Amphitrite, où son éclat expire,
Le soleil de la terre abandonne l'empire
Aux ombres de la nuit;
Ses rayons renaissants au point du jour éclipsent
Le feu de ses rivaux; tous les astres pâlissent,
Et l'obscurité fuit.
Telle m'apparaissant couverte de ténèbres
Via patrie éplorée, à ses voiles funèbres
Attachant ses regards,
De nos calamités l'âme encore effrayée.
Sur nos lauriers flétris tristement appuyée.
Maudissant les hasards;
Avec elle pleurant ses revers mémorables,
Accablé par le poids des destins implacables
Contre elle déchaînés,
J'entrevois, dans l'horreur de l'ombre que j'abhorre,
Les prémices charmants5-a et la naissante aurore
De ses jours fortunés.
Les dieux en ce séjour ne font plus de miracles;
Les mortels, entourés de gouffres et d'obstacles
Qui bordent leur chemin,
Ont reçu d'eux en don l'esprit et le courage,
Utiles instruments dont l'admirable ouvrage
Corrige le destin.
<6>La mort est un tribut qu'on doit à la nature,
C'est lui rendre son bien dont on tira l'usure
Dans l'âge florissant;
Mévius le paya de même que Virgile,
Et le lâche Paris, et le vaillant Achille,
Aucun n'en fut exempt.
Cette mort, dont on craint la redoutable image,
Peut vous rendre immortels, si vous vengez l'outrage
De vos lares, Prussiens.
L'amour de la patrie, à Rome secourable,
Changeait en demi-dieux de ce peuple adorable
Les moindres citoyens.
Eh quoi! notre siècle est-il donc sans mérite?
Du monde vieillissant la masse décrépite
Est-elle sans vertus?
Par ses productions la nature épuisée
Laisse-t-elle en nos jours la terre sans rosée,
L'Océan sans reflux?
Non, non, de ces erreurs écartons les chimères.
Rome, de tes guerriers les vertus étrangères
Ont illustré nos camps;
Nos triomphes, fondés sur cent faits héroïques,
Transmettent des Prussiens aux fastes historiques
La gloire et les talents.
Vous, que notre jeunesse avec plaisir contemple,
De ses futurs exploits le modèle et l'exemple,
L'ornement et l'appui,
<7>Soutenez cet État, dont la gloire passée,
Mon frère, sur le point de se voir éclipsée,
S'obscurcit aujourd'hui.
Ainsi les temps féconds qui jamais ne s'épuisent
Fourniront des appuis, tant que les astres luisent,
O Prusse! à ta grandeur;
Ainsi ma muse annonce en ses heureux présages
Du bonheur de l'État jusqu'à la fin des âges
La durable splendeur.
Que le sein déchiré des serpents de l'envie,
Maudissant nos lauriers, l'affreuse Calomnie
Frémisse de fureur;
Qu'elle lance sur nous de ses armes fatales
Des traits empoisonnés aux ondes infernales
Pour noircir notre honneur :
Qu'importe à ma vertu sa colère implacable?
Je retrouve un vengeur dans l'arrêt équitable
De la postérité.
Une âme magnanime, amante de la gloire,
Malgré ses envieux fait passer sa mémoire
A l'immortalité.
C'est ainsi que ma muse au pied d'un vieux trophée
A pu ressusciter de la lyre d'Orphée
Les magiques accords;
Que par des sons hardis ma trompette guerrière
Des Prussiens aux combats d'une illustre carrière
Excita les transports.
<8>Dans le trouble des camps, aux rives de la Saale,
Tandis qu'à ses fureurs la Discorde infernale
Livrait tout l'univers,
Que des antres du Nord les neiges pacifiques
S'apprêtaient à voiler tant d'images tragiques,
Phébus dicta ces vers.
Faite à l'Eckartsberg, le 6 d'octobre 1757.
<9>ODE AU PRINCE FERDINAND DE BRUNSWIC SUR LA RETRAITE DES FRANÇAIS EN 1758.
Ainsi près du Capitole
Le vaillant Cincinnatus
Disperse, poursuit, immole
Les cohortes de Brennus;
Comme des épis fauchées,
Les plaines en sont jonchées,
Et tous les champs du vainqueur;
Ce consulaire si illustre,
A Rome rendant son lustre,
Fut son second fondateur;
Ainsi, lorsque de la Terre
Les enfants audacieux
Osèrent porter la guerre
Au brillant séjour des dieux,
<10>Tandis qu'ils l'escaladèrent,
Qu'avec peine ils entassèrent
L'Ossa sur le Pélion,
Jupiter saisit son foudre,
Et, les réduisant en poudre,
Punit leur rébellion :
Tels ces peuples de la Seine
Armèrent leurs faibles mains,
Sûrs de subjuguer sans peine
Les indomptables Germains.
De la gloire voyant l'ombre,
S'appuyant sur leur grand nombre,
D'un trophée ils font l'apprêt;
Mais des ruines fatales
Sont leurs pompes triomphales,
Et leur gloire disparaît.
Pendant que leur insolence
Ne trouve dans son chemin
Nul corps dont la résistance
Peut balancer le destin,
Ils s'enflent, ils s'enhardissent,
Et les fleuves qu'ils franchissent
Se couvrent de leurs roseaux;
La gloire tant méprisée
De cette entreprise aisée
D'orgueil bouffit ces héros.
Jusqu'en ses grottes profondes
Le Rhin se sent outrager;
<11>Il s'indigne que ses ondes
Portent un joug étranger.
Le Wéser dans l'esclavage
Appelle sur son rivage
Ses défenseurs enflammés;
Il assemble la tempête
Qui, Français, sur votre tête
Venge ses bords opprimés.
En faveur de leur vaillance
Et des plus nobles desseins
On excuse l'arrogance
Des triomphateurs romains.
Mais vous, montrez-moi les marques,
Grands écraseurs de monarques,11-a
De vos succès couronnés;
Je veux voir de vrais trophées,
Des querelles étouffées,
Non des peuples ruinés.
Quoi! cet armement immense,
Qui devait nous extirper,
Comme une ombre sans substance
Vient donc de se dissiper!
Quoi! ce fantôme effroyable
Ne laisse de mémorable
Que ses vestiges sanglants,
Comme la flotte invincible,
<12>Dont l'appareil si terrible
Devint le jouet des vents!
Sous l'ombre douce et trompeuse
D'imaginaires lauriers,
La sécurité flatteuse
Endormait tous vos guerriers;
Rassasiés de pillage,
Ils estimaient leur courage
Par l'amas de leur butin.
O tranquillité traîtresse!
Tu voilais à leur mollesse
L'affreux réveil du matin.
Tel, en ouvrant sa carrière,
Du tendre sein de Thétis
Dardant sa vive lumière
Par les airs appesantis,
Le flambeau qui nous éclaire
Abat la vapeur légère
Qui dérobait son retour;
Elle fuit, s'affaisse et tombe,
Et le brouillard qui succombe
Cède aux doux rayons du jour :
Tel Ferdinand, cet Alcide,
Par des coups prémédités
Dissipe en son cours rapide
Les Français épouvantés;
L'ennemi manque d'audace,
Il fuit, un dieu le terrasse,
<13>Il redoute les combats.
Voilà le juste salaire,
O nation téméraire!
De vos derniers attentats.
Devant Ferdinand tout plie,
Il affranchit le Wéser,
Il tire la Westphalie
Du joug du Français altier.
Les ennemis en déroute
De Paris prennent la route;
La Gloire d'un air chagrin
Les retient à la frontière,
Mais ils n'ont point de barrière
Qu'au delà des bords du Rhin.
Le héros, dont rien n'arrête
Le cours rapide et triomphant,
Signale d'une conquête
Chaque pas et chaque instant.
Et du Rhin l'onde captive
Soudain sur son autre rive
Voit flotter ses étendards;
Créfeld, témoin de sa gloire,
Dans les bras de la victoire
Le prend pour le fils de Mars.
Ainsi le puissant génie
Dont l'infatigable ardeur
Veille sur la Germanie
Lui suscite un défenseur;
<14>Cette multitude immense
Dont nous inondait la France,
Conduite par un Varus,14-a
Dans sa course triomphante
Trouve, contre son attente,
Un nouvel Arminius.
O nation frivole et vaine!14-b
Quoi! sont-ce là ces guerriers,
Sous Luxembourg, sous Turenne,
Couverts d'immortels lauriers?
Ceux-là, zélés pour la gloire,
Affrontaient pour la victoire
Les périls et le trépas;
Vous, je vois votre courage
Aussi bouillant au pillage
Que faible dans les combats.
L'intérêt, ce vice infâme,
S'il devient tyran d'un cœur,
Étouffe la noble flamme
De la gloire et de l'honneur.
Français, vantez vos richesses,
Votre luxe, vos mollesses
Et tous les dons de Plutus;
Ma nation, plus frugale,
Aux mœurs de Sardanapale
N'oppose que ses vertus.
<15>Quoi! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d'une marque
Des chaînes d'un vil amour,
Lui qui, détestant les peines,
Au hasard remet les rênes
De son royaume aux abois,
Cet esclave parle en maître,
Ce Céladon sous un hêtre
Croit dicter le sort des rois!
Par quel droit ou par quel titre
Croit-il dompter les destins?
L'orgueil ne rend point arbitre
Des droits d'autres souverains.
Qu'il soutienne ses oracles
A force de grands miracles;
Mais déjà l'ennui l'endort,
Il ignore dans Versailles
Que par le gain des batailles
Du monde on fixe le sort.
De l'Europe en Amérique
L'intérêt, l'ambition,
La barbare politique,
Sèment la confusion;
L'Allemagne encor fumante,
Et de carnage sanglante,
Ressent la fureur des rois;
La licence et l'avarice,
<16>Et la force et l'injustice,
Y règnent au lieu de lois.
Quel démon de vous s'empare,
Monarques de l'univers?
Quelle vengeance barbare
Change nos champs en déserts?
Vos passions sacriléges
Vous attirent dans les piéges
Par les crimes apprêtés;
Vous, que le pouvoir seconde,
Nés pour le bonheur du monde,
C'est vous qui le dévastez!
Cette grandeur passagère
Dont se bouffit votre orgueil
Peut par un destin contraire
Se briser contre un écueil;
Vous êtes ce que nous sommes,
Monarques, mais toujours hommes,
Et, votre temps accompli,
La fortune de sa cime
Vous fait tomber dans l'abîme
De la mort et de l'oubli.
Faite à Grüssau, le 6 d'avril 1758. (Corrigée à Potsdam, le 26 février 1765.)
<17>ODE AUX GERMAINS.
O malheureux Germains! vos guerres intestines,
Vos troubles, vos fureurs annoncent vos ruines.
Que de cris douloureux font retentir les airs!
Quels monuments affreux de vos longues alarmes!
Vos cités sont en poudre, et vos champs, des déserts.
Et des fleuves de sang ruissellent sous vos armes.
Vos triomphes odieux
Précipitent la patrie
Dans l'affreuse barbarie
Qu'ont bannie vos aïeux.
<18>L'œil brûlant de fureur, la Discorde infernale
Excite en vos esprits cette haine fatale,
La soif de vous détruire et de vous égorger.
Vos sacriléges mains déchirent vos entrailles :
Le ciel, le juste ciel, qui se sent outrager,
N'éclaire qu'à regret vos tristes funérailles;
Et craignant de se souiller,
Déjà le flambeau céleste,
Comme au festin de Thyeste,
Est tout prêt à reculer.
Tels, dans ce gouffre affreux, impur, abominable,
Où la Haine établit son trône impitoyable,
On dépeint ces esprits orgueilleux, malfaisants,
Dont la troupe inquiète insolemment conjure,
Dont la rébellion et les vœux impuissants
Tendent à renverser l'ordre de la nature.
Ils disent dans leurs complots :
Des cieux brisons la barrière,
Et replongeons la matière
Dans son antique chaos.
Perfides, vous craignez qu'au tranchant de l'épée
Du sang des citoyens une goutte échappée
Ne reproduise encor de nouveaux défenseurs.
Enfants dénaturés d'une commune mère,
Pour consommer le crime et combler vos noirceurs
Vous armez des brigands d'une terre étrangère;
Compagnons de vos exploits,
Déjà leur fureur conspire
A renverser dans l'Empire
Et l'équilibre et les lois.
<19>Telle, s'abandonnant à sa fougue insensée,
Par trop d'ambition à soi-même opposée,
La Grèce s'épuisa par ses divisions;
L'impérieuse Sparte et l'orgueilleuse Athène,
Se brisant par l'effort de leurs dissensions,
Virent passer le sceptre à la ligue achéenne;
Par ses troubles intestins
La république ébranlée,
Demanda, trop aveuglée,
L'appui des consuls romains.
Mais de ses défenseurs le secours redoutable
L'affaissa sous le poids d'un joug insupportable,
Et les Grecs, de faisceaux partout environnés,
Par leur expérience apprirent à connaître
Que de leurs passions les transports effrénés
Au lieu d'un protecteur leur donnèrent un maître.
Ainsi, par rivalité
Et par leurs complots iniques,
Ces puissantes républiques
Perdirent leur liberté.
Vous appelez ainsi pour accabler la Prusse
Le Français, le Suédois et l'indomptable Russe.
Malheureux! vous creusez des gouffres sous vos pas;
Vous leur payerez cher leur funeste assistance;
Ces superbes tyrans, intrus dans vos États,
Vous comptent asservis sous leur obéissance.
Que leurs dangereux essaims
Vous feront verser de larmes!
Vos mains aiguisent les armes
De ces perfides voisins.
<20>Que n'armez-vous vos bras, comme au temps de vos pères,
Pour réprimer l'orgueil de puissants adversaires,
Des fiers usurpateurs dont le fer s'est soumis
Du Danube et du Rhin les plus riches provinces,
Redoutables voisins, éternels ennemis
De votre liberté, de vos droits, de vos princes?
Mais vos cruels armements,
Applaudis des Euménides,
Souillent vos bras parricides
Du meurtre de vos parents.
Conquérez, abattez ces remparts de la Flandre,
Secondez les Hongrois, mettez Belgrad en cendre;
A ces noms votre ardeur devrait se réchauffer.
Dans ces champs glorieux, sur ce sanglant théâtre,
On vit, en l'admirant, Eugène triompher
De tous les ennemis qu'il avait à combattre.
Ah! tout doit vous enhardir,
Et tout cœur patriotique
A ce dessein héroïque
Doit vivement applaudir.
Là, signalant vos bras, votre ardeur peut détruire
D'un voisin envieux le redoutable empire,
Immense réservoir d'ennemis belliqueux,
Dont les débordements si souvent inondèrent
D'un innombrable amas de combattants fougueux
Ces champs qu'en gémissant vos aïeux cultivèrent.
Ce sont vos vrais ennemis;
Votre audace extravagante,
Dans sa fougue violente,
N'accable que ses amis.
<21>N'apercevez-vous point aux rives du Bosphore
L'impérieux sultan, dont l'orgueil vous abhorre?
Il bénit votre rage et vos cruels débats,
Votre discorde affreuse avance son ouvrage.
C'est vous qui lui prêtez vos sanguinaires bras
Pour épargner aux siens le meurtre et le carnage;
Et de ses pompeuses tours
Il contemple, plein de joie,
L'aigle et le faucon en proie
Au bec tranchant des vautours.
Tel le Romain vainqueur voyait au Colisée
Des ennemis captifs la troupe méprisée
Pour son amusement se livrer des combats
Où des gladiateurs que, dans ces jeux atroces,
Un plaisir inhumain dévouait au trépas,
Se laissaient déchirer par des bêtes féroces;
Il s'abreuvait en repos,
Sans se reprocher ses crimes,
Du sang de tant de victimes
Que moissonnait Atropos.
Mais n'avez-vous, cruels, que l'étranger à craindre?
Le péril est pressant, il n'est plus temps de feindre;
Regardez le Danube enfanter vos tyrans.
Tandis qu'aveuglément votre audace me brave,
La liberté s'indigne, et ses regards mourants
Pleurent un peuple vil qui veut se rendre esclave.
Ah! détestez vos écarts;
Votre étrange fanatisme
Va fonder le despotisme
Qu'ont préparé vos Césars.
<22>Leur noire ambition vous a tendu le piége;
Ah! que, près d'y tomber, la raison vous protége!
Rougissez de servir de lâches instruments
Au tyran dont l'orgueil guida votre vaillance,
Et ne cimentez point les secrets fondements
D'une trop rigoureuse et durable puissance.
Vous triomphez aujourd'hui.
Enivrés de votre gloire;
Hélas! de votre victoire
Les fruits ne sont que pour lui.
Que des antiques faits le récit vous éclaire.
Voyez-vous Charles-Quint, dans son destin prospère,
Des Germains divisés chef trop ambitieux,
Par ses fiers Espagnols subjuguer vos provinces,
A son joug absolu façonnant vos aïeux,
Enchaîner à son char vos plus illustres princes;
Et bientôt Ferdinand trois,
Versant le sang hérétique,
Par son pouvoir tyrannique
Prêt à supprimer vos lois?
Mais je vous parle en vain, mes discours vous déplaisent.
Répondez, malheureux .... Les perfides se taisent;
Ils ont dégénéré de l'antique vertu,
Leur liberté, qu'enchaîne une main insolente,
Sous un servile joug baisse un front abattu;
Aux pieds de ses tyrans elle est souple et rampante.
Ils se laissent opprimer,
Et ces lâches, par faiblesse,
A leurs fers avec bassesse
Sont prêts à s'accoutumer.
<23>Partez, partez, Prussiens, et quittez cette terre
En proie à l'injustice, aux fléaux de la guerre,
Où l'esprit de vertige aveugle vos parents;
Et puisque le Germain, rempli d'ingratitude,
Proscrit ses protecteurs pour servir ses tyrans,
Trahit sa liberté pour vivre en servitude,
Abandonnons ces pervers,
Qu'ils deviennent la victime
Du tyran qui les opprime,
Puisqu'ils ont forgé leurs fers.
Sous un ciel plus heureux cherchons une contrée
Où renaissent les jours de Saturne et de Rhée.
Le repaire où se tient l'homicide Iroquois,
Les stériles rochers que baigne l'eau du Phase,
Les déserts dont le tigre ensanglante les bois,
Les antres ténébreux qu'enserre le Caucase,
Sont pour nos cœurs ulcérés
Des demeures préférables
A ces bords abominables,
A tous les forfaits livrés.
Mais non, braves amis, une âme magnanime
D'un dessein si honteux et si pusillanime
Étouffe, lorsqu'il naît, l'indigne sentiment.
Sauvons au moins l'honneur, bravons la destinée;
Les équitables dieux par un grand châtiment
Vengeront et Thémis, et la paix profanée.
Volez, vaillants escadrons,
Élancez-vous dans la foule,
Que le sang perfide coule,
Et lave tous vos affronts.
<24>A tant de nations contre vous conjurées,
D'ambition, d'orgueil et d'audace enivrées,
Portez sans vous troubler les plus vigoureux coups;
Et que de vos succès le cours inaltérable
Laisse au monde un trophée unique et mémorable.
Dans l'ardeur de vous venger,
Pensez, au sein du carnage,
Qu'il n'est pour un vrai courage
Point de gloire sans danger.
Faite à Freyberg, le 29 mars 1760.
<25>ODE AU PRINCE HÉRÉDITAIRE DE BRUNSWIC.25-a
Lorsque les nations, fougueuses, égarées,
Offrent dans les combats, de leur sang altérées,
Des objets abhorrés;
Qu'au milieu de l'effroi, des horreurs, des alarmes,
La pitié recueille et fait sécher les larmes
Des peuples éplorés;
Tandis que du destin la maligne influence
S'obstine à fatiguer par sa persévérance
Les Prussiens accablés;
Que par les longs assauts de vingt rois en furie
Les fondements du trône et ceux de ma patrie
Déjà sont ébranlés;
Tandis que, dans les camps de ces peuples perfides,
Des gouffres infernaux je vois les Euménides
Sortir de chez les morts,
<26>Mêler leurs noirs flambeaux aux foudres meurtrières,
Aux feux de la discorde, aux flammes incendiaire
Qui désolent ces bords :
Mes esprits, accablés d'une douleur perçante,
Ont entendu soudain une voix consolante,
Digne de les calmer,
Qui réveille en mon cœur, à ses chagrins en proie,
Un sentiment éteint d'espérance et de joie,
Lent à se ranimer.
Ainsi, quand l'aquilon par de fougueux ravages,
D'un pôle jusqu'à l'autre amassant les nuages,
Répand l'obscurité;
En perçant l'épaisseur de cette vapeur sombre,
L'astre éclatant du jour darde à travers cette ombre
Un rayon de clarté :
Ainsi, dans les horreurs du destin qui m'oppresse
La clarté reparaît, j'aperçois ma déesse,
J'entends ses sons flatteurs;
Elle ne sème point la crainte et l'épouvante;
Le Plaisir, l'Espérance, et leur troupe charmante,
Sont ses avant-coureurs.
Dans les airs je la vois, de cent bouches armée,
Faire en tous les climats de sa voix renforcée
Retentir les échos;
Je l'entends entonner la trompette guerrière,
Traçant dans un cartouche éclatant de lumière
Quelques noms de héros.
<27>On ne la vit jamais plus brillante et plus vive,
Plus prompte à publier à l'Europe attentive
De rapides progrès.
Quel est ce nom chéri que profère sa bouche,
Qui l'occupe tout seul, qui ravit et qui touche
Mes sens par ses attraits?
Sans interruption l'indiscrète révèle
Sa vertu, ses exploits, sa valeur immortelle,
Si dignes de son rang;
Ce héros, dont l'esprit unit dès sa jeunesse
Le solide au brillant, l'ardeur à la sagesse,
Est de mon propre sang.
Regardez-le, ma sœur, l'amour vous y convie;
Dans vos flancs vertueux ce héros prit la vie
Et ses rares talents;
Votre belle âme en lui retraça son image,
De son auguste père il a tout le courage
Et les grands sentiments.
Dans ses plus beaux succès, toujours doux et modeste.
Lorsque son bras vainqueur, au Français trop funeste,27-a
Remplit leur camp de deuil,
Dans le cours triomphant d'une heureuse fortune,
Toujours sans s'éblouir son âme peu commune
A repoussé l'orgueil.
<28>Ces victimes de Mars près du Rhin moissonnées,
Passant les sombres bords, aux ombres étonnées
Ont publié son nom;
Le dépit des héros troubla tout l'Élysée;
Mais votre ombre en courroux parut la plus lésée,
O Henri le Lion!
Des abîmes profonds que le Cocyte enserre
Elle part indignée, et cherche sur la terre
Son fils et son rival;
Elle en apprend bien plus que de la renommée;
Elle voit le héros au milieu d'une armée
Sur un char triomphal.
« Je vous cède, dit-elle, et jamais mon courage
N'a produit les hauts faits qui dès votre jeune âge
Étonnent les humains.
J'ai dû tous mes succès à ma grandeur sans borne;
Vos lauriers sont, ainsi que tout ce qui vous orne,
L'ouvrage de vos mains.
Heureux sont les parents aussi tendres qu'habiles
Dont les sages conseils, à votre aurore utiles,
Mon fils, vous ont conduit!
Ils sont récompensés par une immense usure;
D'un champ reconnaissant au soin de leur culture
Ils recueillent le fruit.
Adieu, vivez heureux; qu'une tête si chère
Soit à l'abri des coups dont un destin contraire
Peut menacer les jours;
<29>Et que le juste ciel, dont le bras vous protége,
Vous préservant du plomb et du fer sacrilége,
En prolonge le cours! »
En finissant ces mots, cette ombre magnanime
S'éloigne en gémissant, s'élance dans l'abîme.
Et se dérobe aux yeux;
Par trois coups redoublés les dieux, de leur tonnerre,
Ont daigné confirmer et promettre à la terre
Des présages heureux.
Tandis que, sans penser, cette foule commune
De guerriers indolents a blanchi sans fortune
Dans les travaux de Mars,
Et voit sans profiter ce que l'expérience
Des sublimes secrets de la haute science
Découvre à ses regards;
O vous, jeune héros, dans un âge débile,
Comment avez-vous pu dans ce siècle stérile,
En tout abâtardi,
Vous élever tout seul à côté des Turennes,
Des Weimars, des Condés, et des grands capitaines,
Par un vol si hardi?
Ce généreux effort, c'est le sceau du génie,
Qui, libre en ses transports, loin de la route unie,
Vole se signaler;
Par sa rapide course au bout de la carrière
Il voit que lentement la méthode en arrière
Rampe sans l'égaler.
<30>N'allez pas soupçonner qu'une lâche tendresse,
D'un sang qui vous chérit la force enchanteresse,
Puissent m'en imposer;
J'en atteste vos faits, votre âme noble et pure;
Ce sont mes préjugés : quelle est donc l'imposture
Qui puisse m'abuser?
Ah! périsse à jamais toute éloquence impie
Qui, pour empoisonner une aussi belle vie,
D'orgueil veut l'infecter,
Qui prodigue au hasard l'encens et le mensonge,
La remplit de dédains et dans l'erreur la plonge,
Trop lâche à la flatter!
Mais quand les nations du même ton s'expriment,
Lorsque nos ennemis à regret vous estiment,
Et chantent vos exploits,
Dans ce concert charmant que l'univers répète,
Par quel droit faudra-t-il que ma bouche muette
Vous refuse sa voix?
Jamais la politique ou l'intérêt infâme,
Tâchant de remuer les ressorts de mon âme,
Ne purent l'ébranler;
Trop sincère ennemi de toute extravagance,
Ma muse aurait mieux fait, en gardant le silence,
De la dissimuler.
Non, non, les plus grands rois, si fiers de leur puissance,
Ne forcèrent jamais ma libre indépendance
A vanter leurs talents;
<31>L'audace couronnée, avide de louange,
N'attirera jamais, si mon cœur ne s'y range
L'odeur de mon encens.
Et comment célébrer ces fardeaux de la terre,
Fantômes qu'à leur honte on arma du tonnerre,
Sur le trône engourdis,
Ou caresser l'orgueil de ces âmes altières,
Vivant dans la mollesse, inflexibles et fières,
Dignes de nos mépris?
On ne me verra point par des soins si frivoles
Trahissant ma raison, aux pieds de ces idoles,
Parer leurs vains autels;
Malgré ma probité, malgré ma conscience,
Par d'infidèles poids peser sur ma balance
La vertu des mortels.
Ah! ne profanons point les sons de l'harmonie
Et le charme enchanteur qui rend la poésie
Le langage des dieux.
Loin de prostituer les accords de ma lyre,
Je laisse déchirer aux dents de la satire
Les vices odieux.
Mais lorsque la vertu s'offre avec la victoire,
En brûlant d'élever un trophée à la gloire,
J'entonne mes concerts;
Charmé de son éclat, ses beautés immortelles
Raniment de mon feu les vives étincelles,
Et m'inspirent des vers.
<32>Tandis que mon ardeur au Pinde me transporte,
Et que l'enthousiasme et sa brillante escorte
Subjuguent ma raison,
Qu'échauffé des exploits du héros que j'admire,
Leur charme tout-puissant, auteur de mon délire.
Me tient lieu d'Apollon;
Sur mon front décrépit les fleurs se sont fanées,
Le temps amène en hâte et l'âge et les années
Sur ses rapides pas;
De mes jours passagers la briève durée,
Trop prompte à s'écouler, dans peu sera livrée
A la faux du trépas.
Ah! quoique de mes sens la force s'évapore,
Cher prince, satisfait d'avoir de votre aurore
Vu les premiers rayons,
Si mes yeux ne sont plus témoins de votre gloire,
Si la mort me ravit d'une aussi belle histoire
Grand nombre d'actions;
Je puis au moins prévoir par mes heureux présages,
En perçant l'avenir et de la nuit des âges
La sombre obscurité,
Qu'après les longs travaux d'un courage intrépide
Votre nom s'accroissant ira d'un vol rapide
A l'immortalité.
(Janvier 1760. Voyez la Correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argent.)
<33>ODE A MA SŒUR DE BRUNSWIC SUR LA MORT D'UN FILS TUÉ EN 1761.33-a
O jours de sang, de deuil, de regrets et de larmes!
Les crimes effrénés, échappés des enfers,
Répandent en tous lieux la terreur, les alarmes;
Tous les fléaux unis désolent l'univers.
L'aurore et le couchant, l'Océan et la terre
Aux funestes lueurs des flambeaux de la guerre
Contemplent leurs malheurs.
Un cruel brigandage,
La fureur du carnage,
Ont étouffé les mœurs.
L'ardeur de dominer, la soif de la vengeance,
Ont infecté les rois de leurs poisons mortels;
La loi, c'est leur pouvoir; leur droit, la violence,
<34>Et la terre est en proie à ces tyrans cruels.
Les yeux étincelants de rage et de furie,
Ils excitent de loin l'affreuse barbarie
De leurs cruels soldats;
Si leur foi brille aux temples,
Ils donnent les exemples
De tous les attentats.
Oppresseurs des humains, sanguinaires monarques,
D'esclaves prosternés souverains odieux,
Vous, dont l'orgueil outré, malgré tant d'Aristarques,
Malgré tant de forfaits, vous met au rang des dieux,
Jusqu'à quand verrons-nous vos discordes fatales,
Vos désirs effrénés, vos haines infernales
Perpétuer leur cours,
Causer ces incendies,
Tramer ces perfidies
Qui dégradent nos jours?
Dans sa fausse éloquence, un flatteur vous compare
Aux dieux, de nos destins arbitres éternels,
Vous, qui semblez vomis des gouffres du Ténare,
Nés parmi des démons, comme eux durs et cruels.
Éblouis de l'éclat de vos titres suprêmes,
Follement enivrés de l'amour de vous-mêmes,
Vous vous croyez chéris :
Que ce songe s'efface,
La vérité vous place
Au rang des Busiris.
<35>Oui, les traits de ces dieux que vous chargez d'outrages
Ont perdu leur empreinte en vos cœurs malfaisants;
Leur immense bonté leur valut nos hommages,
Mais jamais les démons n'obtinrent notre encens.
Dévaster des cités et les réduire en poudre,
C'est imiter les dieux lorsqu'ils lancent la foudre.
Imitez leurs bienfaits,
Terminez cette guerre,
Et consolez la terre
En lui rendant la paix.
Où tendent ces complots que des ressorts iniques
Ont tramés pour remplir vos projets inhumains?
Téméraires mortels, aveugles politiques,
Vous croirez-vous toujours arbitres des destins?
Quoi! vous n'apprîtes point par votre expérience
Que les plus beaux desseins de l'humaine prudence
Aux revers sont sujets,
Et que de la fortune
L'inconstance commune
Renverse vos projets!
Quelle époque a produit des mœurs plus détestables
Que notre âge fécond en illustres forfaits?
Vit-on comme à présent des rois impitoyables
Envers leurs ennemis comme envers leurs sujets?
L'ambition, l'orgueil, sont leurs dieux en ce monde;
Le sang de leurs sujets dont le flux nous inonde
Ne leur cause aucun deuil;
<36>Il en périra mille,
Sans que leur cœur stérile
Y jette un seul coup d'œil.
Parcourez les recueils d'exploits et de batailles;
Ces monuments d'audace et d'intrépidité
Ne nous fourniront point autant de funérailles
Qu'un seul de nos combats vous en a présenté.
Cette terre, de sang, de carnage abreuvée,
Cette foule de morts par le fer enlevée,
Redoublent mes regrets,
Et des pompes funèbres
Couvrent nos faits célèbres
De lugubres cyprès.
Vous cimentez d'un sang à vos regards servile
Votre gloire abhorrée, atroces conquérants.
Les humains sont-ils donc d'une espèce assez vile
Pour s'égorger entre eux au gré de leurs tyrans?
Mais vos cœurs endurcis et façonnés aux crimes
Méprisent ces guerriers, généreuses victimes
Offertes au trépas,
Et dans vos jeux infâmes
Vous perdez cent mille âmes
Pour gagner des États
Voyez ce peuple en deuil, ces femmes désolées
Dont les sanglots amers réclament leurs enfants;
<37>D'aussi vives douleurs sont-elles consolées
Par l'espoir d'amasser leurs tristes ossements?
Rois, écoutez ces cris, que vos cœurs en gémissent :
Ces soupirs douloureux, ces voix qui vous maudissent,
Sont un prix réservé
A tout tyran farouche
Qu'aucun malheur ne touche
Qu'il n'a point éprouvé.
Je te perds donc aussi, doux espoir de ma vie,
Prince aimable, que Mars aurait dû préserver
Des flèches du trépas que lançait en furie
Le parricide bras que ton cœur sut braver!
Sur la fin de mes jours, ma vieillesse pesante
A pu ravir à peine à la mort dévorante
Tes membres palpitants.
Je vois donc la lumière
Pour fermer la paupière
A mes plus chers parents!
Il n'est point de mortel dont l'âme courageuse
Résiste sans frémir à ces coups d'Atropos.
O vous, ma tendre sœur, mère trop malheureuse!
En perdant votre fils vous perdez un héros.
Comme un rapide éclair, rayonnant de lumière,
A peine brille-t-il, entrant dans la carrière,
Qu'il disparaît soudain;
Telle au printemps la rose
<38>Demeure à peine éclose
L'espace d'un matin.38-a
Ton glaive destructeur, ô malheureuse Europe!
Répand le sang abject et le sang précieux;
Il frappe également et le cèdre et l'hysope,
Et le soldat obscur et le chef généreux.
L'âge du vieux Nestor, la jeunesse d'Achille,
Les grâces, les vertus ne servent point d'asile
Contre l'arrêt du sort;
Cette race proscrite
Tombe et se précipite
Dans les bras de la mort.
Ah! pourquoi n'ai-je point la voix douce et sublime
De l'amant d'Eurydice ou du tendre Amphion?
J'irais, j'irais pour vous, ô prince magnanime!
Fléchir dans les enfers Rhadamanthe et Pluton;
Mes sanglots toucheraient la Parque inexorable,
Mes chants feraient tomber de sa main redoutable
Les rigoureux ciseaux;
Plus heureux que Thésée,
J'irais de l'Élysée
Ramener mon héros.
<39>Malheureux! où m'égare un fortuné délire?
Quel mortel peut passer l'Achéron à deux fois?
Tout espoir est perdu. Muse, brisons ma lyre,
Terminons les accents de ma tremblante voix :
Ces chants que m'inspira ma plainte douloureuse,
Trop faibles pour percer la voûte ténébreuse,
De nos tristes clameurs
Retracent des peintures
Qui rouvrent nos blessures,
Et redoublent nos pleurs.
(Faite au camp de Bunzelwitz, en septembre 1761, et corrigée à Strehlen,
au mois de novembre suivant.)
ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH.40-a EN 1757.
O doux et cher espoir du reste de mes jours!
O sœur dont l'amitié si fertile en secours
Partage mes chagrins, de mes douleurs s'attriste,
Et d'un bras secourable au sein des maux m'assiste!
Vainement le destin m'accable de revers,
Vainement contre moi s'arme tout l'univers.
Si sous mes pas tremblants la terre est entr'ouverte,
Si la foule des rois a conjuré ma perte,
Qu'importe? Vous m'aimez, tendre et sensible sœur;
Étant chéri de vous, il n'est plus de malheur.
J'ai vu, vous le savez, s'épaissir les nuages
Dont les flancs ténébreux ont vomi ces orages;
J'ai vu, vous le savez, tranquille et sans effroi,
Ces dangereux complots se tramer contre moi.
La fortune ennemie, excitant la tempête,
M'ôta jusqu'aux moyens d'y dérober ma tête;
Soudain, en s'élançant du gouffre des enfers,
La Discorde parut, et troubla l'univers.
<41>Ce fut dans ton sénat, ô fougueuse Angleterre!
Où ce monstre inhumain fit éclater la guerre.
D'abord ce feu s'embrase en de lointains climats,
D'Europe en Amérique engage des combats;
La mer en est émue en ses grottes profondes,
Neptune au joug anglais voit asservir ses ondes;
L'Iroquois, qui devient le prix de ces forfaits,
Déteste les tyrans qui troublent ses forêts.
La Discorde aussitôt, contemplant son ouvrage,
S'applaudit des horreurs que produisit sa rage,
Rit des faibles mortels qui pour se déchirer
Traversent l'Océan, fait pour les séparer.
Dans ses brillants succès aussitôt elle aspire
A rendre universel le trouble et son empire;
Elle passe en Europe, elle s'adresse aux rois :
« Jusqu'à quand serez-vous esclaves de vos lois?
Est-ce à vous de plier sous l'aveugle caprice
De préjugés usés d'équité, de justice?
Il n'est de dieu que Mars, la force fait vos droits,
Dit-elle, et tout monarque est né pour les exploits. »
O fille des Césars! l'ambition ardente
Se ranime à ces mots dans ton âme flottante;
La probité, l'honneur, les traités, le devoir,
Trop fragiles liens pour borner ton pouvoir,
S'effacent de ton cœur; tes mains peu scrupuleuses
Dégagent de leur frein tes passions fougueuses.
Au Germain généreux, à ce peuple indompté,
Tu brûles de ravir sa noble liberté,
D'abaisser tes égaux, d'anéantir le schisme,
Et sur tant de débris fonder ton despotisme.
<42>A d'aussi grands projets il faut de grands moyens :
Chez les plus puissants rois tu cherches des soutiens;
Tes conseillers experts, rompus aux artifices,
Par l'imposture et l'or ameutent tes complices;
Il n'est point de forfait, il n'est point d'attentat
Qu'on n'emploie à former ce fier triumvirat.
Ce complot monstrueux opprime en une année
De son terrible poids l'Europe consternée;
L'ami timide feint de craindre le danger,
L'ami perfide à Vienne accourt pour s'engager.
Depuis le Roussillon jusqu'au climat sauvage
Où le Russe glacé croupit dans l'esclavage,
Tout s'arme pour l'Autriche, on marche sous ses lois,
On conjure ma perte, on foule aux pieds mes droits.
La fille des Césars dévorait sa conquête,
Présageait son triomphe, en préparait la fête,
Vivait dans l'avenir, et goûtait les douceurs
De recueillir les fruits de ses projets flatteurs.
Tel est le sort des grands dont la vertu commune,
Basse dans les revers, haute dans la fortune,
S'enivrant du poison de la prospérité,
Ne peut poser de terme à sa cupidité.
L'insolent intérêt, abusant du délire,
Nomme au triumvirat les rois qu'il doit proscrire,
Et ces tyrans ingrats, par le crime liés,
S'immolent sans remords leurs plus chers alliés.
O jour digne d'oubli! quelle atroce imprudence!
Thérèse, c'est l'Anglais que tu vends à la France,
Ton généreux soutien dans tes premiers malheurs,
Lui, qui résista seul au nombre d'oppresseurs
Dont l'espoir divisait ce puissant héritage
<43>Que ton père en mourant te laissait en partage!
Tu règnes, mais lui seul a sauvé tes États;43-a
Les bienfaits chez les rois ne font que des ingrats.
Toi, monarque indolent que la pourpre embarrasse,
Ne te souvient-il plus qui délivra l'Alsace?
Mes regards indignés dans tes camps amollis
Ont vu flotter un aigle entre les fleurs de lis;
L'injure et le bienfait se perd de ta mémoire.43-b
Esclave d'une femme, est-il pour toi de gloire?
Ton trône et ton pouvoir sont le prix de l'amour,
Et Vienne a subjugué ta maîtresse et ta cour.
Pompadour, en vendant son amant au plus riche,
Rend la France en nos jours esclave de l'Autriche,
Le Canada bientôt est en proie aux Anglais;
Mais qu'importe à Louis la gloire des Français?
Thérèse, après ces coups, l'âme de l'alliance,
Veut par de grands exploits signaler sa puissance :
Aussitôt tout s'émeut en ses vastes États,
Et l'Autriche en travail enfante des soldats;
La Bohême, opprimée et saignant de ses pertes,
Voit par des camps nombreux ses campagnes couvertes.
Le trouble, la terreur, le désordre s'accroît,
La paix s'envole aux cieux, l'équité disparaît,
On respire le sang, le meurtre, les alarmes,
Les champs restent déserts, tout peuple est sous les armes.
Cet ange qui préside au destin des combats,
Qui dirige ou retient les flèches du trépas,
Arrache la fortune ou soudain la ramène,
<44>Soutenait nos drapeaux d'une main incertaine;
Il permet que le nombre accable la vertu.
L'Autrichien, souvent par nos coups abattu,
Sur des monts escarpés s'assied plein d'arrogance,
Provoque nos soldats et brave leur vaillance.
Tout ce qu'ont pu jamais le courage, l'honneur,
Le mépris des dangers, la gloire, la valeur,
Parut en ce combat. Les assauts se succèdent,
Les monts sont emportés, déjà nos rivaux cèdent;
Mais le nombre nous manque; en ce moment fatal
La victoire s'envole au camp impérial.44-a
De la Prusse aux abois on crut la chute sûre;
On présageait sa mort d'une faible blessure.
Ce qu'il restait de rois jusqu'en ces jours d'horreurs,
De nos combats sanglants tranquilles spectateurs,
L'esprit préoccupé de frivoles attentes,
Flattés de partager nos dépouilles sanglantes,
Des triumvirs vainqueurs grossissent le parti.
Ce peuple confiné vers le pôle aplati,
Sous des rois belliqueux si redouté naguère,
Qu'avilit maintenant un sénat mercenaire,
La Suède, longtemps l'émule des Germains,
S'arme pour profiter de leurs maux intestins.
Que dis-je? mes parents, pour combler la mesure,
En outrageant leur sang étouffent la nature,
Ou séduits, ou craintifs, entraînés ou trompés,
Dans ce complot d'horreurs de même enveloppés,
Couvrant leur trahison de voiles hypocrites,
Des heureux triumvirs se font les satellites.
O décrets inconnus de la fatalité,
<45>Qui prescrivez un terme à la prospérité!
O Fortune inconstante! ô déesse légère,
Que tout ambitieux au fond du cœur vénère!
On ne m'entendra point, profanant l'art des vers,
Célébrer tes faveurs, déplorer mes revers :
Je sais que je suis homme et né pour la souffrance,
Je dois à tes rigueurs opposer ma constance.
Et toi, peuple chéri, peuple objet de mes vœux,
O toi, que par devoir je devais rendre heureux,
Ton danger que je vois, ton destin lamentable
Me perce au fond du cœur; c'est ton sort qui m'accable.
J'oublierai sans regret le faste de mon rang,
Mais pour te relever j'épuiserai mon sang;
Oui, ce sang t'appartient, oui, mon âme attendrie
Immole avec plaisir ses jours à ma patrie.
Longtemps son défenseur, j'ose du même front
Ranimer nos guerriers à venger son affront,
Défier le trépas au pied de ses courtines,
Vaincre, ou m'ensevelir couvert sous ses ruines.
Tandis que je m'apprête à braver mon destin,
Dieux! quels lugubres cris s'élèvent de Berlin!
A travers les sanglots d'une douleur amère
Se distingue une voix ... « La mort frappe ta mère!45-a
Les ombres du trépas ... » que dis-je? c'en est fait;
Ah! du sort irrité voilà le dernier trait.
Tous genres de malheurs sur moi fondent en foule,
Ma vie en vains regrets funestement s'écoule,
J'ai trop vécu, hélas! pour un infortuné.
Malgré moi de vos bras, ô ma mère, entraîné,
Que ce dernier congé dans ces moments d'alarmes
<46>Par mes pressentiments fut arrosé de larmes!
Mon cœur, mon triste cœur, facile à s'attendrir,
Ne m'annonçait que trop ce cruel avenir.
J'espérais qu'Atropos, flexible à ma prière,
Contente de mon sang, respecterait ma mère;
Hélas! je me trompais, la mort fuit mes malheurs
Pour étendre sur vous ses livides horreurs.
Ce sombre monument est donc ce qui conserve
Vos restes précieux, mon auguste Minerve!
Je vous devais le jour, je vous devais bien plus;
Votre exemple instruisait à suivre vos vertus.
Malgré l'affreux trépas je les respecte encore,
Votre tombe est pour moi le lieu saint que j'honore.
Si tout n'est pas détruit, si sur les sombres bords
Les soupirs des vivants pénètrent chez les morts,
Si la voix de mon cœur de vous se fait entendre,
Permettez que mes pleurs arrosent votre cendre,
Et qu'emplissant les airs de mes tristes regrets,
Je répande des fleurs au pied de vos cyprès.
Du déclin de mes jours la fin empoisonnée
D'un tissu de tourments remplit ma destinée;
Le présent m'est affreux, l'avenir, inconstant.
Quoi! serais-je formé par un Dieu bienfaisant?
Ah! s'il était si bon, tendre pour son ouvrage,
Un sort égal et doux serait notre partage.
Maintenant, promoteurs de mensonges sacrés,
D'un long amas d'erreurs organes révérés,
Égarez des humains l'esprit rempli de crainte
Dans les détours obscurs de votre labyrinthe.
L'enchantement finit, le charme disparaît;
Je vois que du destin tout homme est le jouet.
<47>Mais s'il subsiste un être inexorable et sombre,
D'un troupeau méprisé laissant grossir le nombre,
D'un œil indifférent il voit dans l'univers
Phalaris couronné, Socrate dans les fers,
Nos vertus, nos forfaits, les horreurs de la guerre,
Et les fléaux cruels qui ravagent la terre.
Ainsi mon seul asile et mon unique port
Se trouve, chère sœur, dans les bras de la mort.
(Août 1767.)
<48>ÉPITRE A MA SŒUR AMÉLIE.
Vous souffrez donc aussi de nos cruelles guerres,
Et le Français fougueux, insolent et pillard,
Conduit par un obscur César,
A, dit-on, ravagé vos terres;48-a
Tandis que sans raison, guidé par le hasard,
Un ennemi cent fois plus dur et plus barbare,
Par le fer et le feu signalant ses exploits,
Par le Cosaque et le Tartare,
A réduit la Prusse aux abois.48-b
Effaçons de notre mémoire
Des objets révoltants qui doivent lui peser;
Nous rappeler toujours notre funeste histoire
Serait aigrir des maux que l'on doit apaiser.
Moi, dont les blessures ouvertes
Saignent encor de tant de pertes,
M'approchant du bord du tombeau,
<49>Pourrais-je en rimes enfilées
Peindre, d'un languissant pinceau,
Dans le deuil, dans l'ennui tant d'heures écoulées,
Et de nos pertes signalées
Renouveler l'affreux tableau?
Lorsque de l'occident amenant les ténèbres,
Étendant sur l'azur des deux
Les crêpes épaissis de ses voiles funèbres,
La nuit vient cacher à nos yeux
De l'astre des saisons le globe radieux,
Philomèle au fond d'un bocage
Ne fait plus retentir de son tendre ramage
Les échos des forêts alors silencieux;
Elle attend le moment que la brillante aurore,
Versant le nectar de ses pleurs,
Avec l'aube nous fasse éclore
Le jour, les plaisirs et les fleurs.
Ma sœur, en suivant son exemple,
Muet dans ma douleur, sensible à nos revers,
Laissant pendre mon luth, laissant dormir les vers,
J'attends que la Fortune, à la fin, de son temple
Me rende les sentiers ouverts.
Mais si je vois que la cruelle
D'un caprice obstiné me demeure infidèle,
Du fond de ses tombeaux et des urnes des morts
Je n'entonnerai point la plaintive élégie
Dont l'artifice et la magie.
Par ses lamentables accords
Versant sur les esprits sa triste léthargie,
Les endort sur ses sombres bords.
Ah! plutôt sur le ton de la vive allégresse
<50>J'aimerais à monter mon luth,
Suivre des ris la douce ivresse,
Aux plaisirs payer mon tribut.
Qui se trouve au milieu de fleurs à peine écloses,
Respirant leurs parfums, contemplant leurs attraits,
Choisit l'œillet, les lis, les jasmins et les roses,
En se détournant des cyprès.
Tandis que ces riants objets
A moi se présentent en foule,
Emporté d'un rapide cours,
Le temps s'enfuit, l'heure s'écoule,
Et m'approche déjà de la fin de mes jours.
Pourrai-je encor sur le Parnasse,
Me traînant sur les pas d'Horace,
Monter, en étalant mes cheveux blanchissants,
Quand neuf lustres complets dont me chargent les ans
Me montrent la frivole audace
D'efforts désormais impuissants?
Les Muses, on le sait, choisissent leurs amants
Dans l'âge de la bagatelle;
Hélas! j'ai passé ce bon temps.
Si pourtant, m'honorant d'une faveur nouvelle,
Calliope daignait, en réchauffant mes sens,
M'inspirer par bonté des sons encor touchants,
Rempli des feux de l'immortelle,
Croyant mes beaux jours renaissants,
Je chanterais vos agréments,
Votre amitié tendre et fidèle,
Vos grâces, vos divers talents;
Par les accords de l'harmonie,
De l'émule de Polymnie
<51>Je pourrais attirer les regards indulgents.
Trop promptement, hélas! de cet aimable songe
Se dissipe l'illusion;
Déjà le réveil me replonge
Dans la triste réflexion.
Qu'importe qu'une muse folle
M'égare par légèreté?
Heureux quand l'erreur nous console
Des ennuis de la vérité!
(Septembre 1757.)
<52>ÉPITRE CHAGRINE.
Ici-bas tout est vanité.
Ce roi sage et couvert de gloire,
Ce roi des Hébreux tant vanté,
Salomon nous l'a répété;
Puisqu'il l'a dit, il faut l'en croire
Sur cette triste vérité.
Pour moi, qui n'ai point l'honneur d'être
Aussi savant que ce grand maître,
L'école de l'adversité
Me l'a malgré moi fait connaître.
J'ai tout vu, j'ai de tout goûté;
La bonne et mauvaise fortune
M'ont souvent, à leur tour chacune,
Impertinemment ballotté.
Las de la blonde et de la brune,
J'abandonne à de plus heureux
Ma place, qui sûrement tente
Les novices désirs de ceux
Qui, voyant sa face brillante,
N'ont pas vu son revers affreux.
Sur cette scène si mouvante
Où l'Europe nous représente
<53>Ces bizarres événements,
Où la cruelle politique,
Chaussant le cothurne tragique,
Se plaît à culbuter les grands,
Acteur malgré moi dès longtemps,
Quelquefois, contre mon attente,
J'entendis la voix consolante
De légers applaudissements.
A présent, de longs sifflements
Dont mon oreille s'épouvante
De toutes parts glacent mes sens.
Ah! quittons, lorsqu'il en est temps,
Ce théâtre qu'à tort l'on vante,
Et toute la troupe insolente
D'actrices, d'acteurs sans talents,
Race infâme autant qu'ignorante,
Qui n'a raison, esprit, ni sens.
Irai-je encor sur mes vieux ans
Flotter au gré de l'onde errante
Qu'agite le souffle des vents,
Ou de la fortune inconstante
Gueuser les frivoles présents;
Toujours dans la cruelle attente
De ses dons ou de ses refus,
Sentir dans mon âme flottante
Le choc des mouvements confus?
Pourrai-je, après l'expérience
De tant de malheurs superflus,
M'en retourner par imprudence
Dans l'empire de l'inconstance;
Exilé de chez ses élus,
<54>De la crainte et de l'espérance
Éprouver Le flux et reflux?
Non, non, il est temps d'être sage;
Puisque la fortune m'outrage,
Suffit, je ne l'implore plus.
Que, l'âme joyeuse et ravie,
La jeunesse au front ceint de fleurs,
Ivre de plaisirs et d'erreurs,
Soit idolâtre de la vie;
Elle en écrème les douceurs.
Le charme passe; elle est suivie
D'afflictions et de malheurs,
Et ce cercle qui se répète,
Au mouvement de la navette
Mêlant le bien avec le mal,
Me rappelle cette coquette
Dont l'esprit sans cesse inégal,
Par un caprice de toilette
Décidant de son amourette,
Quitte l'amant pour son rival.
Qu'elle aille donc offrir ses charmes
A quiconque en voudra jouir;
Ni ses caresses ni ses larmes
N'ont plus le don de m'attendrir.
Mon œil dans l'avenir discerne,
Sans le secours de la lanterne
Dont Diogène se para,
Tout ce que le destin fera;
Pourrai-je donc en subalterne
Souffrir que l'insolent me berne
Aussi longtemps qu'il le pourra?
<55>Ah! qu'il berne qui le voudra
Des fous que sans cesse il gouverne;
Bien fin qui m'y rattrapera,
Et s'il ne se peut par la porte,
Par la fenêtre sauvons-nous.
Une âme généreuse et forte
Du moindre outrage entre en courroux.
Sans que l'amour-propre me flatte,
Je vois sans pâlir les revers
Dont m'atteint la fortune ingrate;
Et, las d'en avoir trop souffert,
L'exemple de plus d'un Socrate
Pour descendre dans les enfers
Me montre des chemins ouverts.
Rempli des vapeurs de ma rate,
J'imite un amiral que mate
Un grand nombre d'autres vaisseaux :
Sitôt que son navire éclate
D'un coup qui perce sous les flots,
Et qu'il voit le cruel pirate
Près d'assaillir ses matelots,
Pour se sauver de l'abordage,
Pour prévenir son esclavage,
L'officier courageux et fier
Se détermine, et fait résoudre
Ses soldats d'allumer la poudre :
Le vaisseau saute, et vole en l'air.
A Leipzig, ce 15 octobre 1757.
<56>ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.56-a
Ami, le sort en est jeté;
Las du destin qui m'importune,
Las de ployer dans l'infortune
Sous le poids de l'adversité,
J'accourcis le terme arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné départir par prodigalité.
D'un cœur assuré, d'un œil ferme,
Je m'approche de l'heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort.
Sans timidité, sans effort,
J'entreprends de couper dans les mains de la Parque
Le fil trop allongé de ses tardifs fuseaux;
Et sûr de l'appui d'Atropos,
Je vais m'élancer dans la barque
Où, sans distinction, le berger, le monarque,
Passent dans le séjour de l'éternel repos.
<57>Adieu, lauriers trompeurs, couronnes des héros,
Il n'en coûte que trop pour vivre dans l'histoire;
Souvent quarante ans de travaux
Ne valent qu'un instant de gloire
Et la haine de cent rivaux.
Adieu, grandeurs, adieu, chimères;
De vos bluettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat dans ma naissante aurore
Fit trop imprudemment éclore
Des désirs indiscrets, longtemps évanouis,
Au sein de la philosophie, École de la vérité,
Zénon me détrompa de la frivolité
Qui fait l'illusion du songe de la vie,
Et je sus avec modestie
Rejeter les poisons qu'offre la vanité.
Adieu, divine volupté,
Adieu, plaisirs charmants qui flattez la mollesse,
Et dont la troupe enchanteresse
Par des liens de fleurs enchaînant la gaîté,
Compagnes dans notre jeunesse
De la brillante puberté,
Qui fuyez de nos ans l'insipide vieillesse,
Les arides glaçons de la caducité.
Ah! que l'Amour me le pardonne,
Plaisirs, si je vous abandonne;
Ma muse ne sait point flatter.
Quand neuf lustres complets m'annoncent mon automne,
Plaisirs, je vous voyais tous prêts à me quitter.
<58>Mais que fais-je, grand Dieu! courbé sous la tristesse,
Est-ce à moi de nommer les plaisirs, l'allégresse?
Et sous les griffes du vautour,
Voit-on la tendre Philomèle
Ou la plaintive tourterelle
Chanter ou soupirer d'amour?
Depuis longtemps pour moi l'astre de la lumière
N'éclaira que des jours signalés par nos maux;
Depuis longtemps Morphée, avare de pavots,
N'en daigna plus jeter sur ma triste paupière.
Je disais au matin, les yeux chargés de pleurs :
Le jour qui dans peu va renaître
M'annonce de nouveaux malheurs;
Je disais à la nuit : Ton ombre va paraître
Pour éterniser mes douleurs.
Lassé de voir toujours la scène injurieuse
D'un concours de calamités,
Des coupables mortels la rage audacieuse
Décharger contre moi leur haine furieuse
Et les traits dangereux de leurs iniquités,
J'espérais que du temps le tardif bénéfice
Ferait renaître enfin un destin plus propice;
Que les cieux longtemps obscurcis,
Livrés aux ténébreux ravages
Des aquilons et des orages,
Seraient à la fin éclaircis
Par l'astre lumineux qui, perçant les nuages,
De ses rayons brillants dorant les paysages,
Ramènerait des jours par ses feux radoucis.
Je me trompais, hélas! tout accroît mes soucis :
La mer mugit; l'éclair brillant dans la tempête,
<59>Le tonnerre en éclats va fondre sur ma tête;
Environné d'écueils, couvert de mes débris,
A l'aspect des dangers qui partout me menacent,
Les cœurs des pilotes se glacent,
Ils cherchent, mais en vain, un port ou des abris.
Du bonheur de l'État la source s'est tarie,
La palme a disparu, les lauriers sont fanés;
Mon âme, de soupirs et de larmes nourrie,
De tant de pertes attendrie,
Pourra-t-elle survivre aux jours infortunés
Qui sont près d'éclairer la fin de ma patrie?
Devoirs jadis sacrés, désormais superflus!
Défenseur de l'État, mon bras ne peut donc plus
Venger son nom, venger sa gloire,
En perpétuant la mémoire
De nos ennemis confondus!
Nos héros sont détruits, nos triomphes perdus;
Par le nombre, par la puissance
Accablés, à demi vaincus,
Nous perdons jusqu'à l'espérance
De relever jamais nos temples abattus.
Vous, de la liberté héros que je révère,
O mânes de Caton! ô mânes de Brutus!
C'est votre exemple qui m'éclaire
Parmi l'erreur et les abus;
C'est votre flambeau funéraire
Qui m'instruit du chemin, peu connu du vulgaire,
Qu'ont aux mortels tracé vos antiques vertus.
Tes simples citoyens, Rome, en des temps sublimes,
Étaient-ils donc plus magnanimes
Qu'en ce siècle les plus grands rois?
<60>Il en est encore un qui, jaloux de ses droits,
Fermement résolu à vivre et mourir libre,
De lâches préjugés osant braver les lois,
Imite les vertus du Tibre.
Ah! pour qui doit ramper, abattu sans espoir,
Sous le tyrannique pouvoir
De nouveaux monstres politiques,
De triumvirs ingrats, superbes, despotiques,
Vivre devient un crime, et mourir un devoir.60-a
Le trépas, croyez-moi, n'a rien d'épouvantable;
Ce n'est pas ce squelette au regard effroyable,
Ce spectre redouté des timides humains;
C'est un asile favorable,
Qui d'un naufrage inévitable
Sauva les plus grands des Romains.
J'écarte ces romans et ces pompeux fantômes
Qu'engendra de ses flancs la superstition,
Et pour approfondir la nature des hommes,
Je ne m'adresse point à la dévotion.
J'apprends de mon maître Épicure
Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés;
Que ce souffle, cette étincelle,
Ce feu vivifiant des corps organisés,
N'est point de nature immortelle.
Il naît avec le corps, s'accroît dans les enfants,
Souffre de la douleur cruelle;
Il s'égare, il s'éclipse, il baisse avec les ans;
<61>Sans doute il périra quand la nuit éternelle
Viendra pour nous voiler l'empire des vivants.
Je vois, quand l'âme est éclipsée,
Qu'il n'est plus hors des sens mémoire ni pensée,
Et que l'instant qui suit la mort
Se trouve en un parfait rapport
Avec le temps dont l'existence
A précédé notre naissance.
Ainsi par un ancien accord
Tout homme est obligé de rendre
Au sein divers des éléments
Ces principes moteurs, invisibles agents
Que la nature avait su prendre
Pour former la texture et le jeu de nos sens.
Tout disparaît enfin de ce songe bizarre;
Mégère, Tisiphone et le sombre Tartare,
La vérité détruit ces fantômes savants;
Lieux que la vengeance prépare,
Vous êtes vides d'habitants.
Ainsi donc, cher ami, d'avance je m'attends
Que ton esprit un peu profane
Ne prendra pas le ton des mystiques pédants
Dont la rigidité condamne
Tous sentiments hardis, des leurs trop différents.
Je ne m'étonne point, d'Argens,
Que ta sagesse aime la vie;
Enfant des arts et d'Uranie,
Bercé par la douceur des chants
Des Grâces et de Polymnie,
Sybarite tranquille, abreuvé d'ambroisie,
Tes destins sont égaux, tes désirs sont contents.
<62>Ainsi, sans crainte et sans envie,
Sans chagrins, noirceurs ni tourments,
Ta prudente philosophie
Trouve dans ces amusements
Que ton goût sagement varie,
Avec ta moitié tant chérie,
Sur le trône des agréments,
Couvert des ailes du génie,
Le paradis des fainéants.
Pour moi, que le torrent des grands événements
Entraîne en sa course orageuse,
Je suis l'impulsion fâcheuse
De ses rapides mouvements.
Vaincu, persécuté, fugitif dans le monde.
Trahi par des amis pervers,
J'éprouve en ma douleur profonde
Plus de maux dans cet univers
Que, dans la fiction dont la Fable est féconde,
N'en a souffert jamais Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines,
Comme ces malheureux, au fond de leurs cachots,
Las d'un destin barbare, et trompant leurs bourreaux,
D'un noble effort brisent leurs chaînes,
Sans m'embarrasser des moyens,
Je romps les funestes liens
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Trop longtemps attacha mon âme.
Adieu, d'Argens; dans ce tableau
De mon trépas tu vois la cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau
<63>Que j'aspire à l'apothéose.
Tout ce que l'amitié par ces vers te propose,
C'est que tant qu'ici-bas le céleste flambeau
Éclairera tes jours tandis que je repose,
Et lorsque le printemps paraissant de nouveau
De son sein abondant t'offre les fleurs écloses,
Chaque fois d'un bouquet de myrtes et de roses
Tu daignes parer mon tombeau.
A Erfurt, ce 23 de septembre 1757.
<64>ÉPITRE SUR LE HASARD. A MA SŒUR AMÉLIE.
Non, vous ne croyez point que l'humaine misère
Attire les regards du
Dieu qui nous éclaire;
Et c'est avec raison : de sa félicité
Rien ne peut altérer l'impassibilité.
Ce Dieu, sourd à nos vœux, ignore nos demandes,
Et lorsque ses autels fument de nos offrandes,
Insensible aux parfums dont on vient l'encenser,
Sans daigner nous punir, sans nous récompenser,
A d'aussi vils objets loin d'attacher sa vue,
Ne gouvernant qu'en grand cette masse étendue
Et ces globes nombreux qui flottent dans les airs,
Aux primitives lois il soumet l'univers.
Mais quelle, direz-vous, est la source féconde
Des destins différents que l'homme a dans le monde?
Si Dieu ne prévoit rien, s'il n'a rien résolu,
S'il n'étend point sur nous son pouvoir absolu,
De ce nombre infini de fortunes diverses,
De succès, de revers, de grandeurs, de traverses,
<65>Qui de nos tristes jours remplissent le courant,
L'homme serait-il seul le puissant artisan?
Nous a-t-on bien prouvé ce qu'avance Voltaire :
Où l'imprudent périt, le prévoyant prospère?65-a
Je ne veux pas, ma sœur, misanthrope fâcheux,
Outrant de notre état le destin malheureux,
Ravaler devant vous avec trop de rudesse
Les lueurs que souvent accorda la sagesse.
La nature, aux humains dispensant ses faveurs,
Fut avare en tout temps de dons supérieurs;
Cependant l'on a vu l'art et la politique
Préparer des succès au vainqueur du Granique,
César, joignant l'audace à ses prudents desseins,
Par son puissant génie asservir les Romains.
A côté des héros que leurs exploits signalent,
Mahomet ou Wasa peut-être les égalent.
De ces âges nombreux avant nous écoulés,
Parmi tant de grands faits sans choix accumulés,
Il est bien peu de noms dignes qu'on les rappelle :
La vertu rarement a le bonheur pour elle.
N'apercevez-vous pas la foule d'inconnus,
De fous, d'extravagants aux honneurs parvenus,
Sans grâce, sans talents, sans esprit, sans mérite,
Passer étourdiment à leur grandeur subite,
Les regards éblouis d'un éclat emprunté,
Dédaigneux, arrogants, ivres de vanité,
<66>Des peuples prosternés mépriser les hommages,
Tandis que le malheur persécute les sages?
Le monde est donc, ma sœur, l'empire du hasard;
Il élève, il détruit; bizarre à notre égard,
Il usurpe les droits de notre prévoyance.
Ne vous figurez point cette aveugle puissance,
Ce dieu du paganisme, émule du destin,
Qui dispose de tout sans choix et sans dessein.
Le hasard est l'effet de ces causes secondes
Dont les ressorts, couverts de ténèbres profondes,
Sous leur déguisement sachant nous échapper,
Par leur fausse apparence ont l'art de nous tromper.
Le philosophe sait que dans toutes les choses
Les effets sont produits du sein fécond des causes;
D'un pas sûr, mais tardif, par le raisonnement
Il remonte au principe après l'événement.
L'insolent politique, ambitieux et sombre,
Porte d'un bras hardi sa lumière en cette ombre;
Il perce l'avenir sans l'avoir aperçu,
Il règle, embrouille tout, et se trouve déçu.
L'aveugle, en tâtonnant, prend pour des certitudes
La trompeuse apparence et les vicissitudes,
Et dans ce labyrinthe ardent à pénétrer,
Sans fil pour le guider, il y court s'égarer,
Bronchant à chaque pas au bord des précipices.
Qui peut lui révéler les bizarres caprices
De tant de faibles rois pétris d'illusions,
Changeants dans leurs faveurs, jouets des passions?
Quels seront les devins, ou quels esprits sublimes
Pourront lui désigner l'espèce de victimes
Que l'ange destructeur, armé par le trépas,
<67>Moissonnera, l'hiver, au sein de tant d'États?
Qu'un roi soit emporté, que son fils le remplace,
Le monde politique en prend une autre face;
Par d'autres passions se laissant dominer,
Sur un plan différent ce roi va gouverner;
De nouvelles erreurs chassent les anciennes,
Et changent les motifs des faveurs ou des haines.
Mais que dis-je? au conseil un moindre choc suffit :
Qu'on exile un ministre, une femme en crédit,
Jamais les successeurs dans ces premières places
De leurs devanciers n'ont poursuivi les traces,
Et souvent dans les cours pour un moindre sujet
Tout prend une autre forme et change de projet.
Tant d'intérêts divers, tant d'intrigues horribles,
Des révolutions les secousses terribles,
C'est l'Océan en proie aux aquilons fougueux;
De leur contraire effort le choc impétueux
Fait soulever les flots, les enfle, les irrite,
Les pousse avec fureur, les rompt, les précipite,
Et la mer mugissante, en frappant à ses bords,
Y jette en reculant des débris et des morts.
Notre frêle vaisseau, sans mâts et sans boussole,
Flotte sans avirons au gré du vague Éole;
Il range des écueils, il désire un abri.
L'un trouve son salut où l'autre avait péri;
La prudence n'est donc qu'un art de conjecture.
L'exemple prouve bien cette vérité dure.
Était-ce son mérite, était-ce sa beauté
Qui, du rang le plus bas et de l'obscurité,
Quand ses attraits flétris touchaient à leur automne,
Éleva Catherine et la mit sur le trône?
<68>Si d'un œil amoureux le lubrique regard
Ne l'eût dans ses transports fait convoiter au Czar,
A son destin obscur à jamais condamnée,
Le pope dans Moscou ne l'eût pas couronnée.
Mais consultons sans choix les fastes de l'amour :
Entre mille beautés qui brillaient à sa cour,
Pour remplacer trois sœurs qui furent ses maîtresses,68-a
Louis n'adressa point ses vœux à des duchesses;
L'indigne rejeton d'un financier proscrit
Devint l'heureux objet dont son cœur se nourrit;
Toujours plus amoureux, et resserrant ses chaînes,
En ses mains de l'État Louis remit les rênes.
Ce d'Amboise en fontange68-b est l'Atlas des Français,
A son bureau se vend et la guerre et la paix;
Pompadour ne fait point filer le fils d'Alcmène,
C'est l'indolent Bourbon que l'habitude enchaîne,
Et ces charmes divins, que nous n'aurions connus
Qu'en quelque temple obscur, sous les lois de Vénus,
Décident à présent des destins de l'Europe.
Dites-moi quel devin habile en horoscope,
En consultant les cieux et son astre en naissant,
Pouvait lui présager ce destin florissant.
Élevée en exil depuis sa tendre enfance,
De son ambition l'orgueilleuse espérance
N'avait osé former des vœux aussi hardis;
D'Étiole en l'épousant la mit en paradis.
Nous, que l'expérience instruisit dans les brigues,
<69>Qui connaissons les cours et leurs sourdes intrigues,
L'artifice commun à tous les courtisans
Qui, pour mieux supplanter des rivaux tout-puissants,
Flattent des souverains les passions secrètes,
Les charment au moyen d'aimables marionnettes
Dont ils font avec art jouer tous les ressorts,
Et, maîtres de leurs cœurs, en règlent les transports,
Nous voyons l'intérêt, les ruses, les adresses,
Qui font naître ou baisser le crédit des maîtresses,
Et dans ce vil emploi qui dégrade les grands,
Ils semblent tour à tour esclaves ou tyrans.
Parmi ces demi-dieux, entre ces personnages
Que la faveur créa, l'Europe a vu des pages,
Des brigands de finance arbitres des humains,
Des reclus tonsurés devenus souverains,
Et des greffiers poudreux en France connétables.
Ces exemples récents, ma sœur, sont innombrables;
L'occasion sert mieux que ne font les projets.
Mais pour en revenir à de plus grands objets,
Abandonnons des cours l'habitant idolâtre;
La guerre me fournit un plus vaste théâtre.
C'est là que la fortune étale avec orgueil
Et son mépris bizarre, et son flatteur accueil.
Parmi tant de guerriers dont le nombre l'assiége,
Ses dons sont prodigués à ceux qu'elle protége;
Elle embellit leurs traits de brillantes couleurs,
Et noircit les talents de leurs compétiteurs.
Dans la noble carrière où le héros s'élance,
Son génie au hasard dispute l'influence;
Mais il épuise en vain ses soins et ses efforts,
Il dépend malgré lui des plus faibles ressorts.
<70>Ces hommes ramassés dont se forme une armée
Sont les vils instruments qui font sa renommée;
La crainte, le désordre ou l'ardeur du soldat
Fixent l'incertitude et le sort du combat.
Parmi tant de hasards qu'il court ou qu'il évite,
Ses solides projets attestent son mérite;
C'est d'eux qu'on doit juger, et non sans fondement
L'applaudir, le blâmer selon l'événement.
Dans ce sens, des héros considérons l'histoire.
Eugène, dont le nom présageait la victoire,
Parut trop confier ses succès aux hasards,
Alors qu'il insulta les fameux boulevards
Dont l'Ottoman superbe environna Belgrade;
Il brave les périls, son cœur le persuade
Qu'il peut forcer ses murs et renverser ses tours,
Avant que l'ennemi lui porte des secours.
Le vizir indigné vient l'assiéger lui-même,
Il envoie aux chrétiens la disette au teint blême;
Le désespoir, la mort, s'offrent à leurs regards.
Pressés par le vizir, accablés des remparts,
Le Danube à leur dos rend leur retraite vaine;
Tout conspirait enfin à la perte d'Eugène.
Il faut mourir ou vaincre; un noble désespoir
L'oblige à tout risquer, ainsi qu'à tout prévoir.
Il fond sur l'ennemi couvert par des tranchées;
Tout cède, des mourants les campagnes jonchées
Laissent un libre cours aux vainqueurs empressés;
Les Ottomans confus sont pris ou dispersés.
Longtemps le vieux vizir tint par sa résistance
Le sort des deux États en égale balance;
De ses nobles desseins les beaux commencements
<71>Furent mal secondés par les événements;
Le Germain, couronné des mains de la victoire,
En emporta lui seul l'avantage et la gloire.
Ah! si jamais, Eugène, un de tes hauts projets
Aux yeux d'un guerrier sage annonça des succès,
Ce fut près de Luzare, où tes soins et ta ruse
Ont préparé le piége au Français qui s'abuse.
Te dérobant, tu pars, et plus prompt que l'éclair,
Des digues du Sero ton camp est à couvert.
A ces bords dangereux, sans nulle défiance,
Vendôme conduisait les guerriers de la France :
Eugène attend l'instant que le soldat mutin
Sorte du camp français pour courir au butin;
Pendant tout ce désordre il veut par la surprise
Fixer en sa faveur la fortune indécise.
Quel fut l'effet d'un plan si bien imaginé?
Un Français curieux, par la digue borné,
Y monte sans dessein; il voit dans la campagne
Eugène et ses héros vengeurs de l'Allemagne;
Il vole en rapporter la nouvelle en son camp.
Bientôt on se rassemble, on combat sur-le-champ;
Eugène fut battu :71-a tel est le sort des armes.
Dans ce métier si dur, et pourtant plein de charmes,
Souvent un rien peut nuire, et dérober le fruit
Du plus savant dessein presque à sa fin conduit.
Eugène l'éprouva lorsqu'il surprit Crémone;71-b
Par un canal secret que ne connaît personne,
Il entre dans la ville, il borde le rempart;
On l'en croit déjà maître. Admirez le hasard :
<72>Un Irlandais actif qui veillait pour la France
Accourt auprès du Pô, prépare sa défense.
La garnison l'apprend, tout se joint à son corps,
On combat, on repousse, on redouble d'efforts;
Le Français enhardi, que le sort favorise,
Force enfin le héros d'abandonner sa prise.
Le hasard rit ainsi de l'orgueil des humains,
En se jouant dérange et confond leurs desseins;
Injuste dans ses choix, capricieux, volage,
Il sert le téméraire et se refuse au sage.
En vain de l'avenir l'esprit est occupé,
Quel homme à son destin jamais est échappé?
Il est bien des malheurs qu'un insensé s'attire :
Bornons-nous aux revers qu'on ne saurait prédire.
Marlborough, que l'Anglais a si bien désigné,
Qui, livrant des combats, les avait tous gagnés,
Qui n'assiégea jamais de place sans la prendre,
Libérateur du Rhin, conquérant de la Flandre,
Marlborough, le héros, l'âme du parlement,
S'est vu précipiter par madame Masham,72-a
Qui, d'Anne jusqu'alors suivante peu connue,
Anima contre lui la reine prévenue.
Cette intrigue de cour pour un frivole objet
De vingt rois alliés dérangea le projet.
Vous parlerai-je encor de la flotte invincible,
De ce grand armement, formidable et terrible,
Dont l'immense appareil, couvrant le sein des mers,
Aux Bretons d'un tyran allait porter des fers.
L'Angleterre frémit et parut confondue :
Un grain de vent s'élève, et la flotte est perdue.
<73>Mais où vit-on jamais plus de calamités,
L'enchaînement fatal de plus d'adversités,
Qu'en fournit des Stuarts la malheureuse histoire?
J'en rappelle à regret la sanglante mémoire :
Ces peuples descendus des Pictes indomptés,
Contre leurs souverains sourdement irrités,
A l'abri de leurs lois ont exilé leur reine;
Auprès d'Elisabeth Marie a fui leur haine :
Elle y cherche un asile, elle y trouve un cachot,
Et l'Anglais son vengeur la traîne à l'échafaud.
Mais après son trépas, à sa famille illustre
Le trône des Bretons rendit son premier lustre;
Ce théâtre sanglant, entouré de dangers,
Lui laissa du bonheur des moments passagers.
Aux transports turbulents d'un peuple fanatique
On voit Charle opposer sa faible politique :
Il trouve un ennemi cruel et factieux,
Profond, entreprenant, sage, artificieux,
Qu'aucun travail n'abat, qu'aucun danger n'étonne,
Qui d'un bras téméraire ose saper le trône,
Abuse le vulgaire, écrase le puissant,
Et couvre ses forfaits du nom du Dieu vivant.
Cromwell, de tous côtés ayant tendu ses piéges,
Dans le sang de son roi teint ses bras sacriléges,
Et Charles souffre enfin, pour comble d'attentats,
Un supplice inouï, digne des scélérats.
Ainsi finit ce prince, exemple mémorable
Que la grandeur mondaine, un rang si respectable,
Ne garantissent point contre un dur ascendant.
Bientôt Jacques second, plus faible et moins prudent,
Tremblant, déconcerté par sa fille et son gendre,
<74>De ce trône sanglant fut contraint de descendre;
Et ce jeune Édouard74-a que nous avons tous vu,
Au rang de ses aïeux à demi parvenu,
En héros vagabond courir à sa ruine,
Prouve par ses destins sa funeste origine.
Sans aller parcourir l'histoire du Levant,
Que ne dirai-je pas du sort du jeune Iwan,
D'un monarque déjà poursuivi dès l'enfance?
Une nuit renversa son trône et sa puissance;
Une femme tremblante, ivre de voluptés,
Rassemble des soldats à la hâte ameutés,
Enchaîne le monarque au sein de sa patrie,
Et le fait transporter captif en Sibérie.
Quels faits humiliants pour l'orgueil des humains!
Que de vils instruments ont d'étonnants destins!
J'ai souvent reconnu par mon expérience
Combien peu sert le fil de la vaine prudence.
Quand j'entrai dans le monde en ma jeune saison,
Je dus tout au hasard et rien à la raison;
Ardent, présomptueux, je m'en souviens encore,
Je brûlais d'imiter des héros que j'honore;
Du centre des plaisirs et des bras du repos,
Sur les traces de Mars je volais aux travaux.
Un vieux Sertorius74-b de l'école d'Eugène
Pour traverser mes vœux fut envoyé de Vienne;
Tout ce que peut fournir l'expérience et l'art
Fut employé par lui pour fixer le hasard.
Dans ma sécurité Neipperg74-b m'allait surprendre,
J'ignorais ce qu'un sage était près d'entreprendre,
<75>J'ignorais jusqu'aux lieux où s'assemblaient ses corps,
Son approche, et surtout ses desseins, ses efforts.
Un transfuge arrivé découvrit le mystère;
On se prépare, on marche, on joint son adversaire;
La victoire pour nous décida des combats.
La fortune en ces temps accompagnait mes pas;
Sous sa protection mon esprit devint sage.
Depuis, par son penchant inconstant et volage
Désertant nos drapeaux, prompte à m'abandonner,
Chez Daun et sur ses camps nous la vîmes planer.75-a
La perfide, en marquant sa barbare allégresse,
Persécute à présent ma prochaine vieillesse;
Les dangers, les écueils remplissent mes chemins,
Et la plume et l'épée échappent de mes mains.
Vous avez vu, ma sœur, dans des jours que j'abhorre,
De l'audace et du crime insensément éclore
Ce monstre politique, insolent, égaré,
De rapines, de sang, de meurtres altéré,
Qui réunit en lui tant d'intérêts contraires,
Qui rassemble en ses flancs d'éternels adversaires,
Caresse avec fureur ses dangereux serpents,
Prêt à se déchirer, tient sa rage en suspens
Pour assurer ma chute et presser ma ruine.
Apprenez à présent quelle est son origine,
Par combien de forfaits des peuples ignorés
L'enfer de tant de rois a fait des conjurés.
Quel mystère odieux faut-il que je découvre?
De Vienne à Pétersbourg, et de Stockholm au Louvre,
La fraude, l'imposture, et l'intrigue de cour,
Font servir à leur but et la haine, et l'amour.
<76>L'Autrichien répand l'or et la calomnie;
Ce tyran, pour dompter la libre Germanie,
Flatte, éblouit, corrompt des rois mal conseillés,
De ses vrais ennemis se fait des alliés.
Sa fière ambition, sa vengeance infernale,
Au fond de leur palais introduit la cabale;
D'un paisible automate on aigrit les esprits,
Là pleure une princesse, ici des favoris.
Il communique ainsi ses fureurs politiques
Aux dociles esprits des princes pacifiques
Qui, sans s'apercevoir de leur égarement,
Vienne, de ta grandeur deviennent l'instrument.
Je ressens les effets du crime qui les lie,
C'est moi qui suis puni de leur vague folie;
Persécuté, vaincu, mon sort m'a fait la loi,
Ou de vivre en esclave, ou de mourir en roi.
C'est en vain que l'on pense éviter son naufrage.
L'homme a-t-il le pouvoir de conjurer l'orage?
Et comment détromper des princes aveuglés,
Par des fourbes chéris sans cesse ensorcelés?
Pouvais-je enfin gagner des maîtresses perfides,
Ou réchauffer le cœur de nos amis timides?
Pouvait-on présager que jamais les humains
Verraient marcher ensemble et Français et Germains,
Et Russes et Suédois, tous étouffant leurs haines,
Réunis et d'accord pour me charger de chaînes;
Que l'Empire, entraîné par ce fougueux torrent,
Contre son protecteur s'armât pour son tyran?
Mais quittons ces faux dieux qui font gémir la terre,
Retournons aux hasards que j'éprouve à la guerre.
De nos fleuves germains tous les bords sont couverts
<77>De peuples rassemblés des bouts de l'univers;
A leur nombre accablant il faut que je m'oppose.
Si je couvre un pays, c'est l'autre que j'expose;
Je vole à l'ennemi le plus audacieux,
Je l'atteins; une voix m'appelle en d'autres lieux.
Luttant de tous côtés contre une hydre de princes,
Mon bras seul ne peut plus garantir nos provinces;
Tandis que mon État par eux est envahi,
Mes propres alliés m'ont lâchement trahi.
Ai-je pu raffermir la vertu dans leurs âmes?
Ai-je pu déchirer tant de pactes, de trames
Qui les rendront un jour, loin d'accomplir leurs vœux,
L'opprobre et le mépris de nos derniers neveux?
Lorsque de tant de maux mon âme est oppressée,
Un démon des soldats dérange la pensée;
Ce qui me paraît blanc à leurs yeux paraît noir,
Leurs chefs aussi troublés n'ont plus des yeux pour voir,
Un brouillard triste et sombre offusque leurs idées.
Je suis environné d'âmes intimidées,
J'attise les lueurs de leur faible raison,
J'oppose, mais en vain, l'antidote au poison.
Le nombre d'ennemis, le danger qui s'augmente,
Des revers tout récents, accroissent l'épouvante.
Cependant l'ennemi, remuant, inquiet,
Roule dans son esprit un dangereux projet;
Il faut, ou le combattre, ou succomber sur l'heure.
Il faut que d'un héros l'âme supérieure
Donne l'exemple en tout, du dernier au premier.
Ainsi, près de l'Euphrate un antique palmier
Élève les rameaux de sa superbe tête,
Brave, sans s'ébranler, l'assaut de la tempête,
<78>Tandis que l'aquilon au bord des vives eaux
Courbe les tendres joncs et brise les roseaux.
Mais ces roseaux, ma sœur, de nos combats décident;
Et que peut l'officier quand leurs cœurs s'intimident?
Ainsi, dans les palais ou dans les champs de Mars,
En ce monde maudit il n'est que des hasards.
Malgré tous les calculs qui règlent sa conduite,
L'orgueilleuse raison se trouve enfin réduite
A confesser ici que l'homme, en tout borné,
Suit le torrent du sort dont il est entraîné.
Mais à quoi, dira-t-on, peut servir la prudence,
Si ses secours sont vains, ses efforts sans puissance?
Autant nous vaudrait-il, dans nos jours mal ourdis,
En secouant son joug agir en étourdis.
La prudence n'est point, il est vrai, panacée
Qui chasse tous les maux dont l'âme est oppressée;
Son art ne s'étend pas à rendre l'homme heureux,
Mais à calmer nos maux, à modérer nos vœux.
Elle cède aux rigueurs du sort qui se soulève;
C'est un fil qui conduit, mais ce n'est pas un glaive
Propre à trancher les nœuds de la difficulté.
De tant d'écueils où l'homme aurait été jeté,
Des maux qu'on aperçoit son secours nous préserve;
Sa circonspection, qui veille et nous conserve
A travers les dangers d'un pas prémédité,
Nous guide, entre la crainte et la témérité,
Par une route étroite aux humains peu commune.
Souvent sa patience a lassé la fortune;
Elle attend tout du temps, mais sans le prévenir,
Et jamais son orgueil ne régla l'avenir.
<79>Laissons donc le destin dans ses demeures sombres
Nous voiler ses arrêts d'impénétrables ombres;
En souffrant les revers sans en être abattu,
Il faut s'envelopper, ma sœur, dans sa vertu.
Corrigée à Pretzschendorf, le 7 janvier 1760. (Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Neue Auflage. Berlin 1789, t. I, p. XIX. Dans sa lettre à Voltaire, du 12 mars 1709, Frédéric appelle cette pièce « une vieille Épître que j'ai faite il y a un an; » et Voltaire dit, dans sa réponse du 30 mars 1759 : « Il me paraît, par la date, que Votre Majesté s'amusa à faire ces vers quelques jours avant notre belle aventure à Rossbach. »)
<80>CONGÉ DE L'ARMÉE DES CERCLES ET DES TONNELIERS.
Adieu, grands écraseurs de rois,
Grands héros bouffis d'arrogance,
Délégués de ce roi de France
Qui croit m'asservir sous ses lois;
Adieu, Turpin,80-a Broglie,80-b Soubise,80-a
Et toi, Saxon,80-1 dont les exploits
Sont couronnés par la sottise,
Aussi fou, quoiqu'à barbe grise,
Que tu le parus autrefois
Près du Timoc qui t'éternise.
Je vous ai vu comme ..
<81>Dans des ronces en certain lieu
Eut l'honneur de ....
Ou comme au gré de sa luxure
Le bon Nicomède à l'écart
Aiguillonnait sa flamme impure
Des .......
Ah! quel spectacle a plus de charmes
Que le c .. dodu des héros,
Lorsque par le pouvoir des armes
On leur a fait tourner le dos!
Les voir ainsi dans les alarmes,
C'est s'assurer dans l'avenir
D'un nom que rien ne peut ternir.
Je vous l'avoue en confidence,
Qu'après ma longue décadence,
Ce beau laurier de ce taillis,
Qu'à votre aspect je recueillis,
Je le dois à votre derrière,
A votre manœuvre en arrière.
Ah! tant que le sort clandestin
Vous placera dans ma carrière,
Tournez-moi toujours la visière,
Pour le bonheur du genre humain.
C'est donc là, qui pourrait le croire?
Sur quoi nous fondons notre gloire;
Et voir un c .. mal aguerri
S'appelle, en langage fleuri
Dont on pomponne mainte histoire,
Être l'amant le plus chéri
De Bellone et de la Victoire,
Et du dieu Mars le favori.
<82>O fortune inconstante et folle!
Tu veux que dans tous les climats
D'un c . . le mouvement frivole
Décide du sort des États.
S'il se tourne sans qu'on l'ordonne
Dans l'acharnement des combats,
La victoire nous abandonne,
Et la sanguinaire Bellone,
En profitant de ces moments,
Du plus inébranlable trône
Bouleverse les fondements.
Si j'osais, Dieu me le pardonne,
Rimer en on tout comme en u.
Jamais poëte dans le monde
Depuis Homère n'aurait eu
Une matière plus féconde.
Mais la décence et la vertu,
Toujours aux Muses départie,
Dont mon style s'est revêtu,
Veut même que dans l'impromptu
Je respecte la modestie.
Laissons donc l'u tout comme l'on,
Et, sur des rimes moins cyniques,
De tous ces tonneliers82-2 comiques
Prenons congé sur l'Hélicon.
Partez tous, héros éphémères,
Héros musqués et si polis;
Dans vos quartiers ensevelis,
Allez vous bercer des chimères
<83>D'exploits si galants, si jolis.
Pompadouriques coryphées,
Érigez-vous de beaux trophées,
Mais que ce soit en d'autres lieux.
Ou si, persistant dans vos haines,
Toujours joints à mes envieux,
Vous revenez dans ces arènes,
J'attends de vos soins gracieux
Toujours de semblables étrennes.83-3
C'est ainsi, fameux capitaines,
Qu'en quittant ces bords périlleux,
Ces camps et ces fertiles plaines,
Je vous fais mes derniers adieux.
A Freybourg, le 6 novembre 1757.
<84>AUX ÉCRASEURS.84-a
Monsieur de Soubise avait écrit en France, lorsqu'il marchait à Rossbach, qu'il allait cueillir un bouquet pour la Dauphine : la pièce roule sur ce bouquet.
A quoi pensiez-vous donc, Soubise,
Et tous vos jeunes freluquets?
Héros, par quelle balourdise
Vouliez-vous cueillir des bouquets
En Saxe, quand le vent de bise
Souffle et balaye les guérets?
Il gèle, fourrez-vous d'hermine,
Dans la Saxe il n'est plus de fleurs;
Vous savez, fameux écraseurs,
Que Flore, selon sa routine,
Ne règne plus lorsque domine
Le vent du nord, dont les rigueurs
Des hivers sont les précurseurs.
Jugez combien peu se combine
Ce bouquet pour votre Dauphine
Avec tous nos fleuves glacés;
C'est beaucoup si vous amassez
De quoi la couronner d'épine.
<85>Cette offrande, quoique mesquine,
Ces chardons par vous enlacés,
Enchanteront cette héroïne,
Ébahiront la Pompadour;
Et le Bien-aimé tout de même,
Longtemps assoupi par l'amour,
Bénira son nouveau système
Et son moderne Luxembourg.
Le héros, répète sa cour,
Est digne du grand roi qui l'aime.
Partout vos insignes exploits,
Votre dessein se développe;
Louis, cet écraseur de rois,
Devient l'arbitre de l'Europe.
Ah! si j'avais l'art et la voix
Du simple et naïf La Fontaine,
Je chanterais comme je dois
Ce monarque allié de Vienne,
Dont vos Français suivent les lois.
Mais mes chants, faits pour des ruelles,
N'effleurent que des bagatelles;
Ce grand roi doit se contenter,
Je vous le confesse sans feindre,
Du fameux Oudry85-a pour le peindre,
Et d'Ésope pour le chanter.
A Breslau, ce 20 décembre 1757.
<86>ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH.
Enfin, chère sœur, je respire,
Et ne respire que pour vous;
Le sort est las de son courroux,
La fortune vient de me rire.
Ces fiers Autrichiens, de nos destins jaloux,
Dans les champs de Lissa dissous,
D'un triomphe idéal ont perdu le délire,
Et vont dans la Bohême oublier leurs dégoûts.
Recevez de mon cœur cette offrande futile,
La seule qu'à vos pieds je puis mettre aujourd'hui.
O mon support! ô mon asile!
Ma divinité, mon appui!
C'est vous dont l'amitié si ferme et si durable
Me tendit un bras secourable,
Lorsque nos combattants paraissaient terrassés,
Et d'un empire formidable
Les fondements bouleversés.
Mes parents, mes amis, timides et glacés,
M'abandonnaient déjà dans ce péril extrême;
<87>Le seul qui me resta, ma sœur, ce fut vous-même.
Fort de cet appui précieux,
Je ne redoutais plus le sort injurieux.
O céleste amitié! divine et pure flamme!
Suprême bien d'une belle âme,
Dont la main avare des dieux
Daigne si rarement favoriser la terre!
Faut-il la voir livrée en proie aux envieux,
Aux fureurs de la haine, aux flambeaux de la guerre?
Ah! faut-il voir d'ingrats un corps associé,
Monarques arrogants du bruit de leur tonnerre,
Fermer leur cœur d'airain aux cris de la pitié,
Et l'intérêt avide, étincelant de rage,
Convertir l'univers, à lui sacrifié,
En théâtre sanglant de meurtre et de carnage,
Où la destruction naît de l'inimitié?
Dans l'exécrable cours de ces mœurs infernales,
Parmi ces horribles scandales,
Votre cœur conserva, quoiqu'il fût épié,
Le feu sacré de l'amitié,
Ce feu cent fois plus pur que celui des vestales.
En vain les mortels corrompus
De l'infidélité vous ont tracé l'exemple;
Leurs perfides regards, honteux et confondus,
Sont forcés d'avouer que votre âme est le temple,
Le refuge sacré des antiques vertus;
C'est vous qui rendez véritable
Tout ce qu'a rapporté la Fable
D'Oreste, de Pylade et du tendre Nisus.
Si j'avais le pinceau d'Apelle,
Je peindrais votre cœur fidèle,
<88>Et la constance et la ferveur
Dont, ô mon adorable sœur!
Vous avez combattu ma fortune cruelle.
Voyez, parents ingrats, quelle est votre noirceur;
Comparez-vous à ce modèle,
Vous tous qui, pour votre malheur,
Ne sentîtes jamais si vous aviez un cœur;
Que cet exemple vous rappelle
Tout le sublime et la grandeur
De la tendresse fraternelle.
Ah! mon auguste sœur, pour chanter votre nom
Je laisse aux eaux de l'Hippocrène
Les soins de ranimer une vulgaire veine,
Et les Muses de l'Hélicon
Ne sont pas les dieux que j'invoque.
Plein d'une amitié réciproque,
Mon cœur me tient lieu d'Apollon;
Pour exprimer comme il vous aime,
Pour s'ouvrir ou se dévoiler,
Le sentiment suffit, il se peint de lui-même,
Et c'est à lui seul de parler.
Éclatez, doux transports de ma reconnaissance;
Portez au bout de l'univers
Le récit des complots de tant de rois pervers
Qui préparaient ma décadence,
Et le récit de la constance
D'une sœur qui pendant mes plus affreux revers
De tous mes ennemis a bravé la puissance,
Et voulut par persévérance
Partager avec moi le triomphe ou les fers.
Publiez ses vertus au delà des déserts
<89>Où le Guèbre à genoux adore
Les rayons naissants de l'aurore,
Les portant, au delà des mers
Où Neptune étend son empire,
Jusqu'aux lointains climats où le soleil expire;
Et que d'un pôle à l'autre on entende en tous lieux
Qu'un mérite aussi grand, si digne qu'on l'admire,
L'élève jusqu'au rang des dieux.
Ces sentiments, ma sœur, avec des traits de flamme
Sont gravés au fond de mon âme.
Vainqueurs de l'absence et du temps,
Ils seront fermes et constants
Jusqu'au terme fatal où vers la triste rive
Caron transportera mon âme fugitive
Dans le sombre séjour où l'univers s'enfouit,
Où nos projets, nos vœux, l'amitié la plus vive,
Nos peines, nos plaisirs, où tout s'évanouit.
A Striegau, le 28 décembre 1757.
<90>CONGÉ DE L'ARMÉE IMPÉRIALE ET DU MARÉCHAL DAUN, APRÈS LA BATAILLE DE LISSA.
Partez, l'occasion est bonne,
Grand général de l'Empereur;
Pour prouver que je vous pardonne,
Je vous fais mon ambassadeur
Chez les robins de Ratisbonne.
Pressez-vous donc, et portez-leur
Ma réponse en propre personne,
Et rendez à ce tribunal,
Attesté sur l'original,
Au président, à chaque membre,
Sans qu'aucun puisse être déçu,
Tout ce que vous avez reçu
A Lissa le cinq de décembre.
Quel beau jour pour le sieur Anis,
Fiscal du germanique empire,90-a
<91>Lui, qui sous l'ombre de Thémis
Se pavanait de me proscrire,
Lorsque vous aurez pu l'instruire
De ce qu'à vos soins j'ai commis!
Ensuite, de vos pas le maître,
Courez à Vienne, et faites naître
Grand nombre de nouveaux projets
Pour conquérir la Silésie
Et pour ruiner mes sujets.
Vous pouvez sur tous ces objets
Contenter votre fantaisie,
Étudier tout cet hiver,
Dirigé par le vieux Neipperg.
Mais quand la saison radoucie
Des frimas purifiera l'air,
Que des champs la superficie
Se couvrira d'un duvet vert,
Alors, comme un nouvel Achille,
Retournez dans mon domicile,
Tout aussi vain, tout aussi fier,
Avec tout cet amas agile
De canons dont on compte mille,
Avec vos princes du bel air
Et vos pandours armés de fer;
Ce canton en combats fertile
Vous restera toujours ouvert.
Étudiez bien votre thème,
N'oubliez pas, pour le retour,
Des chemins qui vont en Bohême
De vous ménager le plus court.
<92>A ce prix, après le carême
Revenez, à condition
Qu'en obtenant permission,
Nous prenions congé tout de même.
A Dürgoy, le 8 décembre 1757.
<93>AU SIEUR GELLERT.93-a
Le ciel, en dispensant ses dons,
Ne les prodigue point d'une main libérale;
Il nous refuse plus que nous ne recevons.
Pour tout peuple à peu près sa faveur est égale,
Les Français sont gentils, les Anglais sont profonds;
Mais s'il dénie à l'un ce qu'il accorde à l'autre,
Notre orgueil sait changer en roses nos chardons,
Au talent du voisin nous préférons le nôtre.
A Sparte régnait la valeur,
Mars se plut d'y former de fameux capitaines;
Tandis que la molle douceur
Des beaux-arts enchanteurs respirait dans Athènes.
De Sparte nos vaillants Germains
Ont hérité l'antique gloire :
Combien de grands exploits ont rempli leur histoire!
<94>Mais s'ils ont trouvé les chemins
Qui vont au temple de Mémoire,
Les fleurs se fanent en leurs mains,
Dont ils couronnent la Victoire.
C'est à toi, cygne des Saxons,
D'arracher ce secret à la nature avare,
D'adoucir, dans tes chants, d'une langue barbare
Les durs et détestables sons.
Ajoute, par les vers que ta muse prépare
Sur les pas du divin Maron,
Aux palmes des vainqueurs, dont le Germain se pare,
Les plus beaux lauriers d'Apollon.
(Leipzig, 16 octobre 1757.)
<95>ÉPITRE A PHYLLIS. FAITE POUR L'USAGE D'UN SUISSE.
Un certain dieu qu'on adore à Cythère
M'avait, Phyllis, engagé sous vos lois;
Je soupirais, je me flattais de plaire,
Et mon bonheur passait celui des rois,
Lorsqu'un démon au regard sanguinaire,
Démon cruel qui sème le trépas,
Au sein affreux des fureurs de la guerre
M'entraîna loin de vos divins appas.
Hélas! Phyllis, quelle est la différence
Du sort heureux et de la jouissance
Qu'un tendre amour m'offrait entre vos bras,
Au sort affreux qu'à présent votre absence
Me fait trouver ici dans la licence
D'un camp où Mars remplit tout de fracas!
Je vois ici la brillante Victoire
Mener gaîment dans l'horreur des combats
Cent jeunes fous, que Mars de ces climats
S'en va dans peu plonger dans la nuit noire.
Hélas! Phyllis, tout ce peuple d'ingrats
Au tendre amour a préféré la gloire.
<96>Que vois-je encor? De rapides repas,
Remplis d'ennui, sans qu'un mot d'allégresse
Ose égayer le front de la sagesse;
Pour s'escrimer on engloutit les plats :
Tels sont mes jours, mes ennuis, ma détresse.
Ah! qu'ils sont loin de la délicatesse
Et des plaisirs qui naissent sur les pas
De mon aimable et charmante maîtresse!
Quand même ici, parmi tous ces soldats,
On donnerait des banquets d'Épicure
Où, prodiguant les dons de la nature,
On servirait des piles d'ananas,
Sans ma Phyllis, dont je fais tant de cas,
Ce luxe exquis et tout ce qu'il procure,
Non, par l'Amour, ne me toucherait pas.
Pour achever cette noble peinture,
Sachez qu'ici l'on couche sur la dure;
Point de repos, l'on trotte nuit et jour.
Au lieu de voir ces beaux yeux d'où l'amour
Lance le trait dont je sens la blessure,
Je vois des yeux avides de capture,
Au regard dur, et dont le maintien fier
Paraît peu fait à supporter l'injure,
Mais bien plutôt, selon la conjoncture,
A défier et Thérèse, et l'enfer.
Quand, tout ému, mon cœur se représente
Le beau corail d'une lèvre charmante
Qui m'invitait à des baisers ardents,
Voilà-t-il pas, dans un gros d'insolents,
De vieux soudards, retroussant leur moustache,
Dont le petun tient lieu d'odeur, d'encens!
<97>Tout aussitôt de ces lieux je m'arrache,
Et, dépité, plein d'horreur pour les camps,
De mon amour la blessure rouverte
Me renouvelle à chaque instant la perte
De vos appas et de vos agréments.
Ainsi Vénus punit un cœur volage
Qui sans raison imprudemment s'engage
Chez la Fortune, au camp, dans les hasards,
Fuit de Cythère, et porte son hommage,
Malgré l'Amour, à l'homicide Mars.
Ainsi, souvent, sans qu'il se le propose,
Suivant l'instinct d'une inconstante ardeur,
Le papillon s'envole de la rose,
Et voltigeant sans fin de fleur en fleur,
Sur un muguet l'insensé se repose,
Et par dépit en suce la liqueur.
Je crois, Phyllis, à la métempsycose,
Et votre amant trop léger et mutin,
En s'éloignant de vos attraits sans cause,
Du papillon a subi le destin.
Si toutefois un repentir sincère Pouvait,
Phyllis, fléchir votre colère,
Si j'espérais qu'un être tout divin
Ne souffrît pas qu'on l'implorât en vain,
Je jurerais que, fidèle et plus tendre,
Et dégoûté de Bellone et de Mars,
A tout jamais je renonce à prétendre
Aux lauriers d'Eugène ou d'Alexandre,
Pour mériter un seul de vos regards.
Faite en Moravie. (Mai 1758.)
<98>AU MARQUIS D'ARGENS, QUE LA PEUR DES ENNEMIS AVAIT DÉTERMINÉ A QUITTER BERLIN.
Restez, marquis, dans cet asile
Où mes pénates et mes dieux
Protégent le séjour tranquille
Que j'héritai de mes aïeux,
Sans crainte que dans d'autres lieux
Le Russe insolent vous exile.
Envoyez pour vous à Paris
De Mons98-a affronter la chicane,
Y recueillir tous les débris
De ces biens qu'un père en soutane
Vous ôta98-b pour plaire à Fleury,
Dont votre jeunesse profane,
<99>Livrée au tendre amour, aux ris,
Jadis ne connut pas le prix.
Puisse toute la pharmacie
Vous fournir de puissants secours
Pour allonger de votre vie
L'agréable et fortuné cours!
Mais, cher marquis, sans vous déplaire,
Je crois, en dépit du docteur,
Que ce n'est point l'apothicaire
Qui peut nous vendre le bonheur.
Un esprit libre de frayeur,
Que la philosophie éclaire,
Peut, nonobstant son mésentère,
Et foie, et rate, avec tumeur,
Un squirre, un cancer, un cautère,
Triompher des maux qu'il resserre,
Par le fonds de sa belle humeur.
Quoi! dans ces lieux remplis d'alarmes
Le guerrier boit, s'amuse et rit;
Ni la mort, ni le bruit des armes
Ne saurait émousser les charmes
Du plaisir qui se reproduit;
Et vous pourriez vous en défendre,
Vous, qui, libre de tous les soins,
N'avez point de remparts à prendre,
Vous, qui, sans travaux, sans besoins,
Chaque nuit pouvez vous étendre
Sur Babet, et sans témoins!
Ah! tandis que moi, misérable,
En Don Quichotte véritable
Je cours les grands événements,
<100>En donnant chaque jour au diable
Les triumvirs impertinents,
De votre sort plus favorable
Puissiez-vous jouir fort longtemps!
En 1758, vers le temps de la bataille de Zorndorf, au siége d'Olmütz, à Klein-Latein. (Cette pièce fut composée à Smirschitz en Moravie, au mois de mai 1758, et corrigée à Klein-Latein, près d'Olmütz, le 7 juin de la même année.)
<101>ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH SUR SA MALADIE.
Chère sœur, de tout temps l'homme, peu raisonnable,
Languit stupidement sous le joug de ses sens;
Le tonnerre gronda, la crainte formidable
Érigea les autels, alluma son encens.
Le grand, le merveilleux lui parut adorable,
Sa peur lui fit des dieux de tous les éléments;
L'on consacra des bois au culte des Furies,
Sous le nom d'Amphitrite on adora les mers,
L'éther devint Saturne, et tant d'idolâtries
Durent leur origine aux terreurs des enfers.
Ceux que l'ambition embrasa de sa rage,
Heureux triomphateurs, tyrans de leurs égaux,
<102>Brillants par leurs exploits, brillants par leur courage,
Jouirent des honneurs destinés aux héros.
Dès lors l'apothéose eut des routes aisées,
Le ciel, tout étonné de ces cultes nouveaux,
Fut peuplé de mortels, de plantes, d'animaux;
Et si quelques vertus furent divinisées,
Les vices à leur tour trouvèrent leurs dévots.
Mais parmi tant de dieux que s'était forgés l'homme,
Auxquels sa folle erreur avait sacrifié,
L'encens ne fuma point dans Athènes ni Rome
Pour le premier de tous, le dieu de l'amitié,
Seul être, s'il en fut, qui méritât des temples;
Tant le vulgaire faible et fait pour s'égarer
Confond ce qu'il doit craindre ou qu'il doit adorer.
Sans doute l'univers manquait de grands exemples :
Le fidèle Euryale et le tendre Nisus,
Et Thésée et Pirithoüs,
Leurs héroïques faits, leurs fastes respectables,
N'étaient que d'anciennes fables.
Pour donner du lustre aux vertus,
Il faut des héros véritables
Et des exemples plus connus.
Vous, ma divine sœur, que j'honore et révère,
Dont mon orgueil séduit se vante d'être frère,
Si Delphes, si Colchos, en des temps fortunés,
Avaient pu rencontrer dans leurs murs étonnés
Un cœur comme le vôtre, une vertu si rare,
Les temples, les autels de festons couronnés,
Le peuple, le pontife, à vos pieds prosternés,
La victime tombant sous un glaive barbare,
<103>Tout vous eût assuré l'hommage des mortels :
Leur amour, leur reconnaissance,
Du prix de l'amitié connaissant l'excellence,
Vous auraient sous son nom consacré des autels.
Qui sentit mieux que moi sa bénigne influence?
Dans mes jours fortunés et dans ma décadence
Vous goûtiez mon bonheur, vous pleuriez mes revers.
Ah! pourrais-je oublier cette amitié constante.
Sensible, courageuse, et toujours agissante,
Qui a su compenser les maux que j'ai soufferts?
Lorsque ma fortune expirante
Offrait ma dépouille sanglante
Aux tigres de carnage et de sang affamés;
Lorsque mon propre sang, rebelle à la nature,
Dans ces jours désastreux et de malheurs semés,
Joignit les triumvirs pour aigrir ma blessure;
Lorsque j'étais enfin proscrit, infortuné,
De tout secours abandonné :
O vous, mon seul refuge! ô mon port, mon asile!
Votre amitié calmait ma douleur indocile,
J'oubliais dans vos bras mes oppresseurs altiers,
Mon cœur dans votre sein épanchait ses complaintes;
Votre tendre pitié, partageant mes revers,
Dissipait par un mot mes mortelles atteintes,
Et, fort de vos vertus, je bravais l'univers.
A combien de dangers votre âme généreuse
S'exposa pour me secourir,
Moi, qui préférais de périr
A l'image trop douloureuse
Des maux que je craignais de vous faire souffrir!
<104>Jamais on ne vit de modèle
D'une tendresse aussi fidèle
Que celle que vous m'accordez;
Si la vertu rend immortelle,
Ses lauriers vous sont destinés.
Qu'un cœur pétri de boue, âme vile et commune,
Fermée au sentiment, insensible à l'honneur,
Place le souverain bonheur
A posséder ces biens, jouets de la fortune,
Recherchés, poursuivis avec trop de chaleur,
Et dont la jouissance est toujours importune;
Pour qui possède votre cœur,
Espoir sur lequel je me fonde,
Le doit préférer, chère sœur,
A tous les trésors de ce monde.
Si ces ambitieux, ces superbes esprits
Qui trament ma ruine et poursuivent ma vie,
Pouvaient de ce grand cœur connaître tout le prix,
Mon trône cesserait d'attirer leur envie,
Ils ne combattraient plus, ils ne seraient jaloux
Que du bonheur que j'ai d'être chéri de vous.
Mais quel trouble soudain me coupe la parole?
Tandis qu'une image frivole
Me rappelle mes jours sereins,
Quand, pour adoucir mes chagrins,
Votre souvenir me console,
Des cris lugubres et perçants
Me font frémir d'effroi, me glacent tous les sens.
Mes yeux chargés de pleurs se couvrent de ténèbres;
Les Grâces, les Vertus, sous des voiles funèbres,
<105>Font retentir ces lieux de longs gémissements;
L'œil éploré, baissé, négligeant tous leurs charmes,
Elles vont publier, se baignant dans leurs larmes,
Et vos dangers, et mes tourments.
La mort, l'affreuse mort menace votre vie;
Les dieux, jaloux de leurs bienfaits,
A mon bonheur portent envie,
Et le trépas, d'un bras impie,
S'apprête à déchirer, ô comble de forfaits!
Les vertueux liens de deux amis parfaits.
Non, jamais la nature avare
N'avait de ses fécondes mains
Vu sortir un présent plus parfait ni plus rare
Que celui qu'elle fit vous donnant aux humains.
Peut-être le séjour où l'audace et le crime
Ne cessent de se déborder
Est indigne de posséder
Un cœur si généreux, une âme si sublime.
Hélas! quand je voyais l'univers infecté
De perfides complots, de trahisons atroces,
Malgré de sages lois des mœurs toujours féroces,
Je m'étais cent fois révolté
Contre tant de scélératesse;
Et souvent de l'austérité
Poussant à l'excès la rudesse,
Ma haine confondait sans cesse
Le crime avec l'humanité;
Mais par un retour de sagesse,
Mon esprit rappelait, pour sortir de l'ivresse,
De vos rares vertus la divine splendeur,
<106>Et pardonnait en leur faveur
A tous les vices de l'espèce.
Dieux protecteurs des malheureux,
Dieux sensibles et pitoyables,
Qui recevez les pleurs des humains misérables,
Toi, qui de l'amitié formas les premiers nœuds,
Mes dieux, soyez-moi favorables,
Entendez mes cris douloureux,
Et ne permettez pas qu'en vain je vous implore;
Dérobez au trépas une sœur que j'adore,
Agréez mon encens, mes larmes, mes soupirs.
Si jusque dans les cieux ma voix se fait entendre,
Exaucez les vœux d'un cœur tendre,
Et daignez accorder à mes ardents désirs
Le seul bien qu'à jamais de vous j'ose prétendre.
Conservez les précieux jours
De votre plus parfait ouvrage;
Que la santé brillante accompagne leur cours,
Et qu'un bonheur égal soit toujours leur partage.
Si l'inflexible sort qui nous donne la loi
Demande un sanglant sacrifice,
Daignez éclairer sa justice,
Que son choix rigoureux ne tombe que sur moi.
J'attends sans murmurer, victime obéissante,
Que l'inexorable trépas,
De ma sœur détournant ses pas,
Veuille émousser sur moi sa faux étincelante.
Mais si tant de faveurs que j'ose demander
Sur un faible mortel ne peuvent se répandre,
O mes dieux! daignez m'accorder
<107>Que nous puissions tous deux au même jour descendre
Dans ces champs ombragés de myrtes, de cyprès,
Séjour d'une éternelle paix,
Et qu'un même tombeau renferme notre cendre.
(Faite à Rodewitz, le 12 octobre 1758. La margrave de Baireuth
mourut le 14. Voyez t. IV, p. 238 et 252.)
A MYLORD MARISCHAL SUR LA MORT DE SON FRÈRE.108-a
Vous pleurez, cher mylord, votre douleur amère
Redemande un héros, un ami tendre, un frère;
La gloire qui l'ombrage aux portes du trépas,
Quoique illustrant son nom, ne vous console pas.
Cette noble union que le sort a détruite
Fut moins l'effet du sang que l'effet du mérite.
J'ai vu de ses beaux jours éteindre le flambeau,
Et j'ai de ses lauriers couronné son tombeau.
Dans ce combat affreux, s'il eût encor pu vivre,
Son bras aurait forcé la victoire à le suivre;
Mais de l'airain tonnant les foudres en courroux,
Prêt à triompher d'eux, l'abattent sous leurs coups.
Fatale ambition, que d'illustres victimes,
Que d'amis, de héros moissonnés par tes crimes!
<109>Nos hameaux, nos cités, tous nos États sont pleins
De parents éplorés, de veuves, d'orphelins,
Qui réclament en vain par leurs cris, par leurs larmes,
Nos vengeurs moissonnés par le tranchant des armes.
Ah! la gloire s'achète au prix de trop d'horreurs;
Mes lauriers teints de sang sont baignés de mes pleurs.
Dans ces calamités, dans ces douleurs publiques,
Je me vois accablé de malheurs domestiques :
En moins de deux hivers, tel est mon triste sort,
Sur tout ce que j'aimais j'ai vu fondre la mort;
Elle enleva ma mère, et son fils, et sa fille.109-a
O jours de désespoir! quel coup pour ma famille!
Une mère, l'espoir, l'honneur de notre sang,
Un frère jeune encor, l'héritier de mon rang,
Une sœur, vrai héros, vaste et puissant génie,
A laquelle à jamais mon âme était unie!
Pour ne point succomber sous de pareils tourments,
Il faut un cœur d'airain, privé de sentiments,
Aux cris de la nature obstinément rebelle,
Qui ne connut jamais d'amitié mutuelle.
Dans l'abîme des maux où le sort m'a plongé,
Le cœur rongé d'ennuis et l'œil de pleurs chargé,
D'une réflexion mille fois repoussée
La ténébreuse horreur occupe ma pensée.
On nous dit que ce Dieu qu'au ciel nous adorons
Est doux, juste et clément, et, mylord, nous souffrons :
Comment concilier ses entrailles de père
Avec l'homme accablé du poids de sa misère?
Jeune, faible, imprudent, éperdu, sans repos,
Dès ma première aurore en butte à tous les maux,
<110>Les vices, la douleur et le péril m'assiége.
J'ignore mon destin : d'où viens-je? où suis-je? où vais-je?
J'éprouve, en parcourant ce cercle étroit des ans,
De souffrance et de maux les douloureux tourments;
Quand je touche à la fin de ma triste carrière,
La fille Atropos vient clore ma paupière,
Et la vertu divine et le crime infernal
Dans ce monde maudit ont un destin égal.
Rien ne fléchit ce Dieu, ni le prix des offrandes,
Ni l'odeur des parfums; il est sourd aux demandes
Des mortels écrasés par ses cruels décrets.
Les voilà révélés, ces importants secrets :
Mylord, qu'importe donc la triste connaissance
De ce bras qui m'accable et cause ma souffrance,
Si la mort de mes maux peut seule me sauver?
Il est, il est des maux qu'un mortel doit braver;
La stoïque raison dont le flambeau m'éclaire
M'apprend à me roidir contre un malheur vulgaire,
A calmer le chagrin, à dissiper l'effroi
D'un désastre qui peut n'influer que sur moi.
On a vu des mortels dont l'âme peu commune
Foule aux pieds la grandeur, méprise la fortune,
D'un infâme intérêt déchire les liens,
Tranquille, inébranlable en perdant les faux biens,
Et dans sa décadence, aux trahisons en butte,
Oppose un front serein aux apprêts de sa chute.
Ne croyez pas, mylord, que j'emprunte le ton
De l'homme chimérique inventé par Platon :
Loin de vous étaler l'emphase scolastique,
C'est moi qui parle, instruit par ma dure pratique.
J'ai vu mes ennemis saccager mes États,
<111>J'ai vu mes vœux trahis par le sort des combats,
Près de mes oppresseurs se sont rangés mes proches,
Sans m'emporter contre eux en de justes reproches;
J'ai vu souvent la mort prête à fondre sur moi,
Sans qu'un trouble secret m'ait fait pâlir d'effroi.
Dans nos calamités la commune épouvante
N'a pu rendre un moment ma constance flottante;
Le pouvoir absolu, le faste, la splendeur,
Étaient des objets vils pour mon superbe cœur.
Prêt à perdre cent fois la vie et mes provinces,
Le sort, qui contre moi réunit tant de princes,
N'a pu me rendre encore un objet de pitié;
Mais s'il touche aux saints nœuds que forme l'amitié,
Par cet endroit cruel, cher mylord, il m'accable.
Achille, au talon près, était invulnérable.
A tout autre malheur on trouve des secours,
Le temps après l'orage amène de beaux jours;
Mais qui peut réparer des pertes éternelles?
Quand la mort a blessé de ses flèches cruelles
Ces parents, ces amis, objets de nos souhaits,
On s'en voit séparé, cher mylord, pour jamais.
Réclamez-les aux cieux, invoquez l'enfer même,
L'Achéron ne rend plus ceux qu'on pleure et qu'on aime;
L'irrévocable loi de la fatalité A ce terme arrêta notre témérité.
Pour toujours, chère sœur, je vous ai donc perdue!
Le bras d'un Dieu cruel, sur ma tête étendu,
Par des coups redoublés à me perdre occupé,
Au plus sensible endroit à la fin m'a frappé.
Avec mille regrets, ô mânes que j'adore!
Je rappelle les jours de ma première aurore,
<112>Où, sitôt que mon cœur a paru s'animer,
Mes premiers sentiments furent de vous aimer.
De l'amour des vertus l'heureuse sympathie
Forma notre union par l'estime nourrie,
Et bientôt la raison développée en nous
Consacra pour jamais des sentiments si doux.
De notre attachement telle était l'origine,
Dès notre berceau même il a poussé racine;
Nous croissions ainsi sous l'auguste pouvoir
De parents dont les mœurs dictaient notre devoir;
Nous n'avions entre nous ni secret ni mystère,
Et la sœur ne faisait qu'une âme avec le frère.
Dès lors, combien de fois, sensible à mes douleurs,
Ses généreuses mains ont essuyé mes pleurs!
Comme dans les jardins on voit de jeunes plantes
S'entre-prêter l'appui de leurs tiges naissantes,
Pour éluder les coups des vents impétueux,
Nous nous prêtions ainsi des secours vertueux.
Depuis, dans les dangers d'un plus terrible orage,
Son héroïque exemple affermit mon courage.
Combien de fois enfin, facile à m'égarer,
Du piége où je tombais elle sut me tirer!
Le vice à son aspect n'osait jamais paraître,
De mes sens mutinés elle m'a rendu maître,
C'était par la vertu qu'on plaisait à ses yeux.
Une aussi sage amie est un bienfait des cieux;
Les avis, les secours s'y rencontrent en foule,
Tandis qu'au premier choc se dissipe et s'écoule
L'hypocrite ramas d'amis sans probité,
Parasites rampants de la prospérité.
Quand au bruit d'un revers leur troupe m'abandonne,
<113>Je sens le prix d'un cœur qui chérit ma personne,
Qui dans l'adversité redouble de ferveur,
Console, agit, s'empresse, affronte mon malheur.
Rare félicité, trop courte et peu goûtée,
Que le destin barbare a trop peu respectée!
O jour rempli d'horreurs! ô souvenir affreux!
Sur mon front pâlissant se dressent mes cheveux.
Je crois le voir encor, l'exécrable ministre,
Organe et messager de ce trépas sinistre;
Quand en perçant mon cœur il pensa m'immoler.
La force me manqua, je ne pus lui parler;
Stupide, inanimé, sans voix et sans pensée,
Tout d'un coup éclata ma douleur oppressée.
La mort n'égale point tout ce que j'ai souffert,
C'est un pire tourment que celui de l'enfer;
Je détestais le jour, je fuyais la lumière,
Et j'aurais de ma main abrégé ma carrière,
Quand, pour comble de maux, la voix de mon devoir
Me força d'arrêter le cours du désespoir.
Vains songes de l'orgueil! ô majesté suprême!
Un roi moins que le peuple est maître de lui-même.
L'État presque abattu, colosse chancelant,
Ne conservait d'appui que mon bras languissant;
Il fallait s'opposer à l'Europe en furie,
Il fallut m'immoler au bien de la patrie,
Voler dans les combats, vivre pour la venger.
Je respirais la mort, j'appelais le danger;
Mais quel cruel emploi pour une âme égarée,
Dans un chagrin mortel au désespoir livrée,
De porter, dans l'horreur qui dévorait mes jours,
Aux places en danger de rapides secours,
<114>D'opposer aux essaims que vomissait la terre,
De peuples ramassés, dévoués à la guerre,
En cent endroits lointains les mêmes défenseurs,
De prévoir, calculer, conjurer les malheurs!
Je sens que ce fardeau m'accable et m'importune.
Heureux qui, dégagé du joug de la fortune,
Inconnu, mais tranquille en son obscurité,
S'afflige sans témoins et pleure en liberté!
Quand pourrai-je briser mes entraves dorées?
Quand pourrai-je quitter ces funestes contrées,
Et hâter ce moment, à mes chagrins si doux.
Qui me réunira, divine sœur, à vous?
Nos ombres, dès ce jour des dieux favorisées,
Parmi le peuple heureux des plaines Élysées,
Sans craindre le destin, qui ne peut les troubler,
De tant de maux soufferts pourraient se consoler :
Et nos deux cœurs, brûlant de flammes éternelles.
Aux respectables lois de l'amitié fidèles,
Cultiveraient en paix cette tendre union.
Quoi! ma raison s'égare; ah! quelle illusion
Me dépeint de ces lieux l'image mensongère?
D'un songe séduisant la vapeur passagère
Sur nos sens engourdis règne dans le sommeil;
L'austère vérité le dissipe au réveil.
Oui, la raison détruit par sa clarté réelle
Le fantôme chéri d'une vie immortelle;
Tout ce qu'on se promet du ciseau d'Atropos,
C'est un oubli profond, un durable repos.
L'irrévocable loi met nos cendres éteintes
Hors du pouvoir des dieux, à l'abri des atteintes;
Là nous ne craindrons plus ces troubles orageux,
<115>D'un aveugle destin enfants impétueux.
De cent rois conjurés les armes triomphantes
Contre des corps détruits deviennent impuissantes;
Le chagrin dévorant qui nous ronge le cœur,
Et l'abreuve à longs traits d'une amère douleur,
En de froids ossements ne trouve plus sa proie.
Du ciel en vain sur eux le courroux se déploie.
On ne viole point l'asile de la mort,
Elle est des malheureux le refuge et le port.
C'est donc un bien réel que de cesser de vivre :
Ce moment fortuné de nos maux nous délivre;
Dès que nous avons bu des sources du Léthé,
Tout ce qui fut est tel que s'il n'eût point été.
Tant d'illustres Romains, dans des revers extrêmes,
Ont su par le trépas s'en délivrer eux-mêmes;
Que d'exemples fameux, soutenus de grands noms,
Les Caton, les Curius,115-a les Brutus, les Othon!
On les imite à Londre, et l'Anglais libre et ferme
Aux rigueurs du destin prescrit lui-même un terme.
Qu'un misérable esclave encor flétri des fers
Redoute plus la mort que des affronts soufferts,
Il peut vivre en infâme et mourir comme un lâche;
Sa basse ignominie à nos regards se cache,
Par la honte avili, par l'opprobre écrasé,
Son exemple odieux est partout méprisé.
L'école des héros fournit d'autres maximes,
La gloire en recueillit les sentences sublimes;
Son crayon nous traça les chemins de l'honneur,
<116>Nous apprit à dompter la faiblesse et la peur,
Et nous dit que souffrir que le sort nous outrage,
C'est moins humilité que défaut de courage.
Les dieux, par un accord conforme à nos souhaits,
Promirent à nos jours d'attacher leurs bienfaits.
Si ce bien corrompu un bien ne peut plus être,
On doit y renoncer, tout homme en est le maître;
Rompant le fil fatal de ses jours désastreux,
On leur rend tout le bien que l'on a reçu d'eux.
Voilà, dans les horreurs du destin qui m'accable,
Les sentiments secrets d'un cœur inébranlable
Qui, sans importuner le ciel par son encens,
Sans mendier de lui ni faveurs ni présents,
De son joug dégoûté, désabusé du monde,
Vit par l'unique espoir sur lequel il se fonde,
Que s'il sauve l'État, quitte de son emploi,
Il pourra disposer en liberté de soi.
De Breslau, en décembre 1758.
<117>ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.
Non, marquis, ton espoir s'abuse,
Si tu crois qu'auprès d'Apollon
Jamais une folâtre Muse
Me ramène au sacré vallon.
Détrompé de l'erreur d'un nom
Et de l'oripeau de la gloire,
Je laisse au temple de Mémoire
Courir qui voudra s'y placer,
Sans que dans la glissante route
Aucun postulant me redoute,
Ou que j'y puisse embarrasser.
Mon corps s'use, mon esprit tombe,
Des soins, des chagrins dévorants
Creusent sous mes pas chancelants
Imperceptiblement ma tombe.
Chargé de fardeaux accablants
Et glacé par le froid des ans,
Irai-je d'une voix tremblante
<118>Chevroter des hymnes divins,
Et de Calliope expirante
Ranimer les feux presque éteints?
Au sein de l'horreur, des alarmes,
Dans le tumulte et les hasards,
Crois-tu que sous nos étendards,
Parmi le carnage et les armes,
Et l'énorme fracas des camps,
Les Grâces prodiguent leurs charmes,
Et daignent m'inspirer leurs chants?
Je vois ces nymphes fugitives,
Timides, errantes, craintives,
Chercher des asiles plus doux;
Leurs pas se détournent de nous
Pour se fixer sur cette rive
Où la paix habite avec vous.
Vois ici, de meurtres avides,
L'œil enflammé, de rang en rang,
Les implacables Euménides
Se baigner dans des flots de sang.
Comment à cette race impie
Le ciel unirait-il jamais
Ces tendres filles du génie,
Des beaux-arts et de l'harmonie,
De l'opulence et de la paix?
Qui voudrait joindre à la fanfare
La flûte ou la douce guitare
Ferait un mélange odieux.
Il faut qu'en ce monde bizarre
Chaque chose soit en son lieu;
<119>C'est pourquoi la nature sage
Aux êtres, par un juste choix,
De dons divers fit le partage;
L'instinct, qui leur prescrit des lois,
Astreint chacun à son usage.
Une agréable et tendre voix
Échut à ces chantres des bois
Qui nous charment par leur ramage;
L'aigle, le vautour dévorant,
Armés d'un cœur plein de courage,
De serres et d'un bec tranchant,
Des airs apercevant leur proie,
Poussent des cris aigus de joie,
Et la déchirent en volant.
Le sort de notre faible espèce
Est, n'en déplaise à ta sagesse,
Comme celui des animaux;
Chacun reçut dès sa jeunesse
Certains talents, certains défauts.
L'homme, que la raison éclaire
Sait se limiter dans sa sphère,
Ou, s'il en sort mal à propos,
Il devient le jouet des sots.
Hercule, dont la main fatale
Acheva tant de grands travaux,
Lorsqu'il filait aux pieds d'Omphale,
Mettait en pièces ses fuseaux.119-a
Moi, qu'un aveugle destin guide
<120>Sur les pas du fameux Alcide,
Moi donc, qui m'oppose aujourd'hui
A des brigands aussi perfides,
A des monstres plus homicides
Que ceux qu'il écrasa sous lui,
Prétends-tu que ma main déçue,
Faite à manier sa massue,
Déchire du premier début
Les cordes de l'aimable luth
De Tibulle et de la Chapelle,
Ou la lyre à mes doigts rebelle
Sur laquelle Homère chanta,
Et rendit la fable immortelle,
Que son beau génie inventa?120-a
Ah! laisse ma muse grossière,
Avec son harnois martial,
Couvert de sang et de poussière,
S'escrimer comme un Annibal,
Comme Amadis ou Diomède,
Don Quichotte, Ajax ou Tancrède,
Et de la guerre qui m'excède
Abréger le cours infernal.
Bientôt la gazette fidèle
T'apprendra la grande nouvelle
Que nos preux chevaliers errants,
Marchant en pompe solennelle,
Ont attaqué, remplis de zèle,
Des moulins qu'agite le vent,
Dont ils emporteront une aile.
<121>La très-sainte religion,
Ainsi qu'un sublime héroïsme,
Ont inspiré le fanatisme;
Bien des héros grands de renom,
Poussant la gloire à l'optimisme,
Sont Don Quichottes dans le fond.
Mais sans acharner ma critique
Sur cette démence héroïque,
Je sens, ô marquis mon appui!
Combien ma verve germanique
Sur ta cervelle académique
Répand un sombre et froid ennui.
Crois-m'en, il est dur pour moi-même
D'ennuyer un ami que j'aime,
Par des vers tracés au hasard;
Mais je veux, si je ne t'amuse,
T'instruire comme à leur égard
Il faut que ta sagesse en use.
Au crépuscule, quand la nuit
Tapparaît sur son char d'ébène,
Quand ton esprit, las de la gêne
Où le travail l'avait réduit,
Quitte Euripide et Démosthène
Pour chercher le duvet du lit,
Prends alors ce soporifique;
Je te vois au premier distique,
En commençant de t'assoupir,
Soupirer, bâiller et dormir.
Puissent ces vers peu supportables,
A ton repos plus favorables,
<122>De ton asile ténébreux
Bannir ces fantômes hideux,
Enfants de rêves effroyables,
Et t'amener selon mes vœux
Toujours des songes agréables!
A Landeshut, le 29 d'avril 1759.
<123>LETTRE A VOLTAIRE.
Non, si ma muse vous pardonne
Vos sarcasmes injurieux,
Jamais elle n'unit Pétrone
Aux écrivains ingénieux
Qui m'accompagnent en tous lieux,
Et partagent avec Bellone
Des moments courts et précieux
Qu'un loisir fugitif me donne.
Je déteste l'impur bourbier
Où ce bel esprit trop cynique
A trempé sa plume impudique;
Je n'eus point le front de souiller
Les Grâces dans ce vil fumier.
La mémoire est un réceptacle;
Il faut qu'un jugement exquis
Ne remplisse ce tabernacle
Que d'œuvres qui se sont acquis
Autant de crédit qu'eut l'oracle
Qu'à Delphe adoraient les gentils.
C'est pourquoi, lorsque sans obstacle
J'ai l'esprit libre de soucis,
Je vous lis et je vous relis;
<124>J'allaite ma muse française
Aux tetons tendres et polis
Que Racine m'offre à mon aise;
Quelquefois, ne vous en déplaise,
Je m'entretiens avec Rousseau;
Horace, Lucrèce et Boileau
Font en tout temps ma compagnie.
Sur eux j'exerce mon pinceau,
Et dans ma fantasque manie
J'aurais enfin produit du beau,
S'il ne manquait à mon cerveau
Le feu de leur divin génie.
Vous en usez envers la religion comme envers moi et envers tout le monde : vous la caressez d'une main et l'égratignez de l'autre.
Vous avez, je le présume,
Pour chaque genre une plume :
L'une, confite en douceur,
Charme par son ton flatteur
L'amour-propre qu'elle allume;
L'autre est un glaive vengeur
Que Tisiphone et sa sœur
Ont plongé dans le bitume
De l'infernale noirceur;
Il blesse, et son amertume
Perce les os et le cœur.
Si Maupertuis meurt de rhume,
Si dans Bâle on vous l'inhume,
L'Akakia124-a qui le consume
De sa mort est seul l'auteur.
<125>Pour moi, nourrisson d'Horace,
Je ne veux point du bonheur
Qu'offre l'éclat d'une place
Sur le sommet du Parnasse,
Chez le peuple rimailleur.
Cette dangereuse race,
Si folle et pleine d'aigreur,
Se déchire et se tracasse
Sans raison et par humeur.
De ce tripot enchanteur
Vous êtes le coryphée;
Accordez-moi donc, Orphée,
Cette légère faveur :
Je vous demande pour grâce,
Si jamais mon nom s'enchâsse
Par hasard en vos écrits,
Qu'en faveur de saint Denis,
La bonne plume l'y trace.
Faite à Landeshut, 18 mai; corrigée à Wilsdruf, 1759.
<126>AUTRE LETTRE A VOLTAIRE, QUI CONJURAIT LE ROI A FAIRE LA PAIX.
Votre muse se rit de moi
Quand pour la paix elle m'implore.
Je désire de bonne foi
Dès ce jour qu'on la voie éclore;
Mais je n'impose point la loi
Au Très-Chrétien, ce puissant roi,
A la Hongroise qu'il adore,
A cette Russe que j'abhorre,
A ce tripot d'ambitieux
Dont les remèdes merveilleux
Que Tronchin sait, et que j'ignore,
Ne guériront jamais les cerveaux vicieux
Qu'en leur donnant de l'ellébore.
Mais vous, pour la paix tant enclin,
Vous, qu'on dit avoir l'honneur d'être
Le vice-chambellan de Louis du moulin,126-a
A la paix, s'il se peut, disposez votre maître.
Faite à Reich-Hennersdorf, le 2 juillet; corrigée à Wilsdruf, 1759.
<127>LETTRE A VOLTAIRE.
Grand merci de la tragédie de Socrate; elle devrait confondre l'absurde fanatisme de vos évêques et de vos moines. Ces gens, ne pouvant exercer leur despotisme ambitieux sur des sujets de politique, s'acharnent sur les ouvrages que les apôtres du bon sens publient.
Les fronts tondus, mitrés et couverts d'écarlate
Liront en frémissant le drame de Socrate;
Je vois se soulever ces docteurs, ces cagots.
Des rayons du bon sens implacables rivaux.
Quand, pour vous dilater la rate
En leur donnant un coup de patte,
Du peuple athénien vous empruntez le dos,
Ils le sentiront trop, ces malheureux bigots.
Voyez-vous leur cabale, accrue
Des Mélites de vos barreaux,
Déplorer qu'en ces temps nouveaux
La bonne mode s'est perdue
D'employer à leur gré le fer et la ciguë?
Leur vengeance, restreinte à de moindres travaux,
Ne peut entasser des fagots
A l'honneur de la troupe élue;
On les élève, et l'on y frit
Un ennemi de Dieu pour le bien de son âme.
De joie en ce moment la Sorbonne se pâme,
<128>Et, pour vous mieux servir, de fagots renchérit;
Le feu prend, il s'élève un tourbillon de flamme
Qu'allume la main de l'infâme
Pour consumer ce bel esprit
Qui la persiffle et nous éclaire;
Mais au lieu de rôtir Voltaire,
Elle ne peut brûler que son malin écrit.
Je vous en fais mes condoléances. Cependant, tout bien examiné, il vaut infiniment mieux qu'on brûle l'ouvrage que l'auteur. Je ne sais sur quel fondement vous m'accusez de vous mordre : c'en serait bien le temps, environné comme je le suis d'ennemis, pressé partout! L'un me pique, l'autre m'éclabousse; gare qu'un troisième ne me renverse. Il est pardonnable, en cas pareil, d'avoir de l'humeur et l'esprit aigri. Je suis à présent
Comme un sanglier écumant
Qui, sans s'ébranler, se défend
Contre les durs assauts d'une meute aguerrie
Qui sur lui s'élance en furie;
Il attaque, il blesse, il pourfend,
Il donne à propos de sa dent
Des coups à la race ennemie.
Plus il en met hors de combat,
Et plus cette engeance aboyante
Par un nombreux concours s'augmente.
Il soutient ce cruel débat;
Mais la fureur l'emporte, et, fougueux dans son ire,
Il ne voit ni connaît la grandeur du danger,
Et s'enfonce sans y songer
L'homicide épieu sur lequel il expire.
Laissez-moi donc ronger mon frein tant que durera cette pénible guerre. Votre imagination poétique me promène flatteusement jus<129>qu'à Vienne. Vous m'introduisez au conseil de chasteté; sachez que je n'ai pas besoin de ce conseil, et que l'expérience m'a suffisamment appris ce qu'on doit craindre quand on se frotte à de méchantes femmes.
Hélas! pensez-vous qu'à mon âge
L'on cherche, d'amour agité,
Le corps en feu, l'esprit volage,
De Vénus le doux badinage,
Les plaisirs et la volupté?
Ce temps heureux, c'est bien dommage,
Loin de moi s'est précipité,
Et les eaux du fleuve Léthé
En ont même effacé l'image.
La tendre fleur du pucelage,
Ni l'empire de la beauté,
Sur un vieillard courbé, voûté
N'ont plus de prise et d'avantage.
Le conseil de la chasteté
Devient par force mon partage;
Continence est nécessité;
A cinquante ans on est trop sage.
Je n'ai point eu, cette campagne, de vision béatifique. Malheureusement les Tartares, Russes et Cosaques n'ont pas voulu me montrer le derrière; en revanche, ils ont brûlé, ravagé et pillé des contrées, et dévasté beaucoup de pays.
La Fortune inconstante et fière
Ne traite pas ses courtisans
Chaque jour d'égale manière;
Et nous n'avons pas tous les ans
La faveur de voir le derrière
De cette vaste fourmilière,
<130>Moitié héros, moitié brigands,
Qui viennent désoler nos champs.
Le hasard très-souvent décide une bataille :
Si je lui dois plus d'un beau jour,
A l'ennemi, par représaille,
Il m'a fait montrer à mon tour130-a
Tout le revers de la médaille.
Cependant cet homme bénit
Par l'antechrist siégeant à Rome,
Ce Fabius,130-b ce plaisant homme,
Lui, qui naguère se munit
D'une toque, brillant symbole
De gloire et de vanité folle,
Commence à décamper de nuit.
Je ne vous dis pas qu'il nous fuit :
Mais si le ciel nous fait la grâce
Qu'il nous montre au plus tôt l'opposé de sa face,
Alors un certain duc,130-c s'illustrant à jamais,
Armé de son trident comme on nous peint Neptune,
Apaisera d'un mot la tempête importune.
C'est lui qui sauvera votre empire français
Sans capitaine, sans finance,
Sans Canada, sans prévoyance,
Jusqu'en ses fondements sapé par les Anglais.
Il leur dira, plein de décence :
« Par saint George et par sa croyance,
Bonnes gens d'Albion, accordez-nous la paix. »
Quand cette nouvelle échappée
<131>Sortira des antres secrets
Des politiques cabinets,
Je quitte et le casque et l'épée,
Et m'envolant soudain d'ici,
J'irai, confortant ma vieillesse
Par l'étude de la sagesse,
M'ensevelir à Sans-Souci.
En attendant, jouissez en paix de votre solitude. Ne troublez plus les cendres de grands hommes. Que la mort mette fin à votre injuste haine, et que Maupertuis trouve au moins un asile dans le tombeau.131-a Songez que les rois, après s'être longtemps battus, font la paix. Je crois que vous descendriez aux enfers comme Orphée, non pas pour en ramener l'immortelle Emilie,131-b mais pour persécuter dans ce séjour, supposé qu'il existe, un homme que votre rancune a poursuivi violemment dans ce monde-ci. Immolez cette haine, qui vous flétrit et fait tort à votre réputation. Que le plus beau génie de la France soit le plus généreux des hommes; c'est la vertu, c'est le devoir, qui vous parlent par ma bouche; ne soyez pas insensible à cette voix. Pratiquez les beaux sentiments que vous exprimez en vers avec tant d'élégance et de force. Croyez-moi, un exemple de magnanimité persuade plus que tous les beaux préceptes qu'étale la tragédie. Que le dieu des philosophes vous inspire des sentiments plus doux et plus modérés, et que le dieu de la santé vous conserve pour l'ornement des belles-lettres et du Parnasse!
Faite au mois de septembre; corrigée à Wilsdruf, 1759.
<132>AU MARQUIS D'ARGENS.
Marquis, quel changement! moi, chétif, moi, profane,
Qui fréquente peu le saint lieu;
Moi, sans toque et brevet dont la faveur émane
Du sacré serviteur des serviteurs de Dieu,
Qui m'anathématise et me damne;
Moi, dont l'attachement au culte naturel
Ne reconnut jamais que la pure doctrine
Empreinte dans nos cœurs par une main divine,
Ne servit ni Baal, ni le Dieu d'Israël;
Moi, que l'adversité nourrit à son école,
Qu'à Vienne un frauduleux écrit
A dépeint errant et proscrit;
Moi, que plus d'un ministre, en son cerveau frivole,
Plus d'un cafard tondu, décoré d'une étole,
Sur le vague récit d'un téméraire bruit
Avait cru de longtemps détruit :
Par un coup imprévu l'inconstante Fortune,
Qui me sacrifia pour plaire à mes rivaux,
Contre eux a tourné sa rancune,
Et me relève sur les flots;
Et cet homme bénit, ce dévot personnage,
Qui dévore son Dieu cinquante fois par an,
Qui, pour triompher de Satan,
<133>De Vienne à Kloster-Zell trotte en pèlerinage,
Héros qui par brevet eut le titre de sage,
Sans avoir été terrassé
Recule chaque nuit de village en village,
Comme un barbet meurtri qui fuit le voisinage
Du cuisinier qui l'a fessé.
O fantasque Fortune! enfin en est-ce assez?
Comme de notre sort ta cruauté se joue!
Celui-ci sous un dais est par ta main placé,
Et celui-là du trône est jeté dans la boue.
Mais le souvenir du passé
Sur l'avenir enfin m'éclaire;
Toi-même, tu m'appris le cas
Que d'une coquette on doit faire;
Nonobstant tes divins appas,
Ni ta tendresse mensongère
Ni ton brillant retour ne me séduiront pas.
Mais, dis-moi, par quelle sottise
Vas-tu te frotter à l'Église?
Contre un saint qu'elle canonise
Tu prends l'intérêt d'un damné;
Dis-moi, quel pouvoir t'autorise.
A poursuivre un prédestiné?
Que diront dans les cieux la .. et Bellone
De la farce que tu leur donne,
Et que dira Sa Sainteté?
Ne pense pas qu'on te pardonne
Ce tour de ta déloyauté;
Crains qu'outré de ta manie,
A Rome on ne t'excommunie.
En ce cas, l'univers, en tressaillant d'effroi,
<134>Frappé de cette dure et terrible sentence,
Tandis que tout mortel au fond du cœur t'encense,
Par crainte de l'enfer s'enfuira loin de toi;
Et ton temple désert et vide
Nous fera la même pitié
Que le sacré temple où réside
La déesse de l'amitié.
Depuis, en ruminant sur cette ample matière,
Marquis, j'ai trouvé la raison
Pourquoi cet homme orné de toque et de toison
D'une écrevisse a pris la démarche en arrière.
Le vieux Satan, esprit malin,
A nous nuire toujours enclin,
Naguère l'induisit d'une étrange manière :
Par des travaux nombreux il occupa son temps,
Si bien que, deux jours du printemps,
Le guerrier fatigué ne dit point son bréviaire :
Et quoique son grand nom à Vienne soit prôné,
Par saint Népomucène il se vit condamné
A faire un bout de pénitence,
Et la Fortune exécuta
D'un tour de main cette sentence;
Voilà comment il recula.134-4
Après quoi de toute œuvre pie
Tout bon chrétien présomptueux,
Scrutant son zèle fastueux,
Des ruses de Satan et de soi se méfie.
(Wilsdruf, 19 novembre 1759.)
<135>ÉPITRE A VOLTAIRE, QUI VOULAIT NÉGOCIER LA PAIX.
Cest donc vous qui croyez m'exhorter à la paix?
Elle a fait de tout temps le but de mes souhaits;
J'espère vainement d'en célébrer la fête.
Neptune, et non pas moi, peut calmer la tempête;
C'est aux antiques dieux, de l'Olympe habitants,
A réprimer les mers, à renfermer les vents.
Pour moi, nouveau sevré dans la troupe céleste,
Je dois borner mes soins à quelque avis modeste;
Mais je connais des dieux doux, sages, bienfaisants.
Qui, toujours modérés, toujours conciliants,
Déplorant dans leur cœur les souffrances publiques,
Occupent leurs vertus de projets pacifiques.
Pour laitière Junon, Virgile vous l'a dit,
De nos cruels débats son orgueil s'applaudit;
Souvent, dans l'univers répandant les alarmes,
Des dieux trop aveuglés pour elle ont pris les armes.
C'est elle que l'on vit, sur les bords phrygiens,
Persécuter Hector, Priam et les Troyens,
Et sur des fugitifs sa colère acharnée
Poursuivit par les mers Anchise avec Énée.
<136>L'Europe, assez longtemps trop docile à ses lois,
Ouvre un œil fasciné pour la première fois,
Et d'un regard hardi confond son imposture.
On s'élève, on s'indigne, on éclate, on murmure :
« Faut-il, dit-on, flexible à ses impressions,
Fomenter nos malheurs et nos dissensions,
En vils gladiateurs, pour assouvir sa rage,
Nous baigner dans des flots de sang et de carnage,
Et toujours des combats contempler l'appareil? »
La raison assoupie est, au jour du réveil,
Par de vains préjugés dans le trouble engagée;
Dans peu de l'imposture elle sera vengée.
Le tourbillon fougueux qui poussait tous ces corps
A par sa violence épuisé ses efforts;
Il s'apaise en grondant, essoufflé, hors d'haleine,
Et ne fatigue plus les sables de l'arène.
Le stupide habitant de ces vastes forêts,
Auquel le dieu du jour a refusé ses traits,
Dans le fond ténébreux d'un repaire sauvage
Déteste par instinct la guerre qu'il partage;
Jusqu'aux lieux entourés par d'éternels glaçons
La voix de l'équité parle au cœur des Lapons.
Que dis-je? ... vos Français, qui, sous différents titres,
Des droits des nations s'érigeaient en arbitres,
Votre dieu de la Seine et vos rois plébéiens,
Depuis que la fortune échappe à leurs liens,
Répriment en secret cette fougue effrénée
Qui prétendait des rois dicter la destinée;
L'abattement succède à ces bruyants transports.
Voyez votre patrie en proie à ses remords;
Elle sort à la fin d'un rêve fantastique,
<137>Et, libre des ardeurs d'un accès frénétique,
Recouvrant ses esprits, le jour et la santé,
La France ouvre les yeux et revoit la clarté.
D'un rayon de bon sens l'éclatante lumière
Abat les préjugés qui couvraient sa paupière;
Ces fantômes qu'un songe engendre avec l'erreur,
Dont un sang bouillonnant nourrissait la vapeur,
Se dissipent soudain, et la vérité nue
Par cent objets fâcheux vient occuper sa vue.
A ses regards surpris quel odieux coup d'œil!
Elle voit le faux dieu137-5 créé par son orgueil,
Ce monstre qu'engendra sa haine dévorante
Au sacrilége sein de la discorde ardente,
Dont les membres divers sont autant de tyrans
Prêts à se déchirer pour leurs vains différends,
Qui, prompts à la servir, prompts à tomber sur elle,
Sont l'appui dangereux de sa triste querelle.
Elle-même s'étonne en trouvant en tous lieux
Les effets qu'ont produits ses transports odieux,
Terribles monuments de cruauté, de rage,
D'un orgueil insensé trop déplorable ouvrage,
De la Vistule au Rhin cent pays désolés,
Leurs murs encor fumants, leurs peuples immolés,
Toute l'horreur qui suit une infernale guerre :
C'est elle enfin qui ravagea la terre.
Hélas! on ne sent point dans son égarement
Jusqu'où peut entraîner un fougueux sentiment;
Elle-même en rougit, elle a peine à le croire;
Voltaire effacera ce trait de son histoire,
<138>Et son roi, dégoûté d'inutiles forfaits,
Las de tant d'embarras, respirera la paix.
Cette paix lui devient utile et nécessaire :
Ses peuples opprimés périssent de misère,
Ses trésors par l'Autriche ont été épuisés.
Ses héros par l'Anglais vaincus ou dispersés,
Ses vaisseaux, souverains d'Éole et de Neptune,
Échoués ou battus, maudissent leur fortune.
Un vaste État, fondé dans un climat lointain,
Qui portait pour tribut du bord américain
Ces poissons recherchés du zèle apostolique,
D'abstinence et de jeûne aliment catholique,
Ce Canada, conquis par ses fiers ennemis,
Aux hérétiques mains des Bretons est soumis.
La France sans trésors, sans vaisseaux, sans système,
Sans Québec, est réduite à manquer au carême;
La paix, la seule paix peut enfin la tirer
Du malheur que le temps doit encore empirer.
Dans son accablement, son orgueil plus flexible
Aux maux du genre humain entrouvre un cœur sensible,
Et paraît s'empresser d'en terminer le cours;
La modération éclate en ses discours,
De son esprit altier les funestes maximes
Font place aux sentiments des âmes magnanimes.
Le peuple, qu'éblouit ce généreux effort,
Pense qu'il va jouir des biens de l'âge d'or,
Qu'étouffant la discorde ainsi que la vengeance,
Son bonheur et la paix lui viendront de la France.
Mais ce peuple imbécile est dupé par les grands,
Oppresseurs des États, du monde sous-tyrans,
<139>Qui, sans cesse absorbés dans des projets sinistres,
Des attentats fameux sont les cruels ministres.
Que de leurs sons flatteurs la douce impression
Ne vous détrompe point de leur ambition.
Leur dehors est couvert du fard de la justice,
Leur cœur impénétrable est rempli d'artifice;
Vainement sous un masque ils pensent se cacher,
D'une main assurée il le faut arracher,
Il faut, en découvrant leurs passions iniques,
Exposer au grand jour ces démons politiques.
Ces farouches mortels, si durs et si hautains,
Tendres pour l'intérêt, pour nous pleins de dédains,
Si souvent arrosés des pleurs des misérables,
N'ont jamais amolli leurs cœurs impitoyables.
Trop hauts dans le succès, trop bas dans le malheur,
Le destin règle seul leur haine et leur faveur;
S'ils sont compatissants, c'est qu'ils sont sans ressource,
Et l'amour de la paix n'est qu'au fond de leur bourse.
Non, le Sphinx qui dans Thèbe exerçait sa fureur,
Ces monstres qui d'Hercule éprouvaient la valeur.
Les maux contagieux, les famines, les pestes,
Sont moins à redouter, sont cent fois moins funestes,
Que tous ces scélérats dont les complots pervers
Jusqu'en ses fondements ébranlent l'univers.
Craignez l'infection et le poison que verse
Dans un cœur simple et pur leur dangereux commerce.
D'abord on les observe, on craint d'être trompé,
Tôt ou tard dans leur piége on est enveloppé;
Il faut jouter contre eux, l'artifice a ses charmes,
Et l'on se sert enfin de leurs perfides armes.
<140>Ah! passons dans le sein du repos et des arts
La fin d'un jour obscur, troublé par les hasards;
Et bornant nos désirs au charme d'être juste,
Fuyons Tigellius,140-a et Néron, et Locuste.
A Freyberg, ce 13 décembre 1759.
<141>AU MARQUIS D'ARGENS, SUR CE QU'IL AVAIT ÉCRIT QU'UN HOMME S'ÉRIGEAIT EN PROPHÈTE A BERLIN, ET QU'IL AVAIT DÉJA DES SECTATEURS.141-a
On rechercha toujours des sciences secrètes,
Et, dans les siècles ténébreux,
Le peuple stupide et peureux
Supposa que ses dieux avaient des interprètes,
Et s'empressait en foule aux oracles fameux,
Tant on aimait le merveilleux.
En nos jours éclairés, dans les lieux où vous êtes,
Le vulgaire ne vaut pas mieux :
Des astrologues, des prophètes,
Empiriques, devins, imposteurs, charlatans,
Fabricateurs d'événements,
Vous lisent dans le cours des astres, des comètes,141-b
Du livre des destins les décrets éternels,
Et vous débitent leurs sornettes
Aux esprits superficiels
Des douairières en cornettes,
<142>Des imbéciles à lunettes,
Des idiots anachorètes,
Fanatiques matériels
Dont les talents essentiels
Sont de croire à toute imposture,
Rêve, fantôme, oracle, augure,
Surtout aux plus surnaturels.
Tous ceux qui comme vous connaissent la nature,
Les disciples de Lock, de Bayle et d'Épicure,
Des visions qu'enfante un cerveau né malsain
Regardent en pitié la rêverie obscure.
Pour votre insensé de Berlin,
C'est dans l'Apocalypse, où Newton ne vit goutte.
Qu'il a trouvé notre destin;
Du vieux démon l'esprit malin
Jamais ne l'inspira sans doute,
Et s'il fallait l'apprécier,
Je parierais, quoi qu'il en coûte,
Que certes il n'est pas sorcier.
Abandonnons dans son délire
Le peuple à ses préventions;
Qu'il aime le clinquant par où l'erreur l'attire
En mille superstitions.
Du brillant merveilleux le chimérique empire
Le réduit en sujétion;
Il ne sait point ce qu'il admire,
Le préjugé fait sa raison.
Il craint les maux qu'il envisage;
Si par trop de faiblesse il se livre à l'erreur,
S'il croit légèrement au fortuné présage
Que lui débite un imposteur,
<143>C'est qu'il sent ne pouvoir résister au malheur.
Non, non, sage marquis, quand même notre course
Nous offrirait encor d'autres calamités,
Contre les traits cruels des destins irrités
Cherchons dans la vertu notre unique ressource;
Opposons la raison à nos sens révoltés
Contre une âpre et longue souffrance;
Une inébranlable constance
Triomphera du sort et des adversités.
Un homme courageux dont le mâle génie
S'élance hardiment par un sublime effort
Des fanges de la terre au palais d'Uranie,
Des hautes régions de la philosophie
Jette un coup d'œil égal sur la vie et la mort;
Son âme, inaltérable aux secousses du sort,
Contemple le néant du monde,
La vanité, l'orgueil, l'erreur dont il abonde,
Et voit que tout commence et que tout doit finir.
Ainsi, lorsque l'orage gronde,
Le sage dans son cœur garde une paix profonde,
Et, sans s'inquiéter d'un funeste avenir,
Il l'attend sans le prévenir.
Il s'arme contre l'infortune,
Quel qu'en soit le décret cruel,
Puisque, sans se soustraire à cette loi commune,
Mortel, il doit subir le destin d'un mortel.143-a
A Pretzschendorf, le 5 janvier 1760.
<144>SUR LA LECTURE DU SALOMON144-a DE VOLTAIRE.
Eh bien, j'ai vu dans Salomon
Que l'enchantement de ce monde,
La gloire, l'intérêt, l'amour, l'ambition,
Le charme séducteur où mon bonheur se fonde,
Qu'enfin tout est illusion.
Si l'homme est malheureux, c'est par réflexion;
Dans son égarement, par pitié, qu'on le laisse.
Quand Salomon sur moi s'affaisse,
Quoique sans doute il ait raison,
Il me remplit de sa tristesse;
Il exagère encor le destin qui m'oppresse;
Cet impitoyable docteur,
Même en la réveillant, irrite ma douleur.
Non, son hypocondre sagesse
Ne vaut point l'agréable ivresse
Où me plonge une douce erreur;
Et si la vérité n'est faite pour personne,
<145>S'il faut être trompé, qu'ainsi le ciel l'ordonne,
J'aime mieux, puisqu'il faut choisir,
(Que Salomon me le pardonne)
Ne l'être que par le plaisir.
(Janvier 1760.)
<146>A VOLTAIRE.
De combien de lauriers vous vous êtes couvert!
Au théâtre, au Lycée, au temple de l'histoire,
Amant des filles de Mémoire,
Leurs immenses trésors vous sont toujours ouverts;
Vous y puisez la double gloire
D'exceller par la prose ainsi que par les vers.
Doué de la grâce efficace
Du dieu du goût et du Parnasse,
Il vous a de plus départi
L'art heureux d'instruire et de plaire,
Que tous les peuples ont senti
Dans ces écrits divins dont vous êtes le père.
Un laurier manque encor sur le front de Voltaire :
Malgré tant d'ouvrages bien faits,
Avec l'Europe je croirais,
Si par une habile manœuvre
Vos soins nous ramenaient la paix,
Que ce serait votre chef-d'œuvre.
(24 février 1760.)
<147>ÉPITRE A D'ALEMBERT, SUR CE QU'ON AVAIT DÉFENDU L'ENCYCLOPÉDIE ET BRULE SES OUVRAGES EN FRANCE.
Un sénat de Midas en étole, en soutane,
A proscrit, nous dit-on, vos immortels écrits;
Son imbécillité condamne
Les sages et les beaux esprits :
La superstition, l'erreur et l'ignorance,
Les juges du bon sens seraient-ils à Paris?
Avec quelle fureur, avec quelle impudence
Ces prêtres de Baal, que l'enfer a vomis,
Ont exercé leur violence
Sur l'art de raisonner, à leurs arrêts soumis!
Telle parut jadis dans ce jour de ravage
De leurs cruels aïeux la sanguinaire rage,
Quand Paris s'égorgeait la Saint-Barthélémy.
Barbares Visigoths, qu'osez-vous entreprendre?
Opprobre de nos jours, votre férocité
Vous empêche donc de comprendre
Que, malgré les complots de votre iniquité,
La raison et la vérité
Sont comme le phénix, qui renaît de sa cendre!
<148>Nonobstant les brouillards qu'exhalaient les erreurs
De vos conciles et synodes,
Galilée eut raison, et vos inquisiteurs
N'ont pu par les bûchers, ni les cris des docteurs,
Anéantir les antipodes.
Mais qui vous rend persécuteurs?
Pourquoi votre rage insensée,
Par les convulsions de sa fureur pressée,
S'offense-t-elle enfin que de savants auteurs,
Organes du bon sens, nous peignent leur pensée?
O comble de forfaits! ô siècle! ô temps! ô mœurs!
Je laisse en paix l'amas de vos songes trompeurs,
De votre système apocryphe;
Le crime vous décèle, indignes imposteurs :
Le vicaire de Dieu, votre premier pontife,
Protége des conspirateurs,
Des monstres portugais dont les complots perfides
Armaient contre leur roi des sujets parricides;
L'événement l'atteste, et l'Europe en frémit,
Le sage qui l'apprend en silence gémit.
Quoi! Rome en ce siècle servile
Devient le refuge et l'asile
Du crime, qui s'y raffermit!
Un ordre qui d'Ignace a reçu sa doctrine
Complote dans son sein le meurtre et la ruine
Des États et des citoyens!
Osez-vous, féroces chrétiens
Qui jusqu'au sanctuaire, au milieu de vos temples,148-6
D'attentats inhumains fournissez des exemples,
Calomnier encor la vertu des païens?
<149>Si vous les accusez de crimes,
Furent-ils comme vous barbares et cruels?
Songez au nombre de victimes
Dont l'inquisition a rougi les autels.
Votre Dieu des âmes sublimes
Exige des vertus, non le sang des mortels;
Platon dirait, voyant vos fêtes triomphales,
Ces innocents menés aux bûchers solennels.
Que vous sacrifiez ces victimes fatales
A des déités infernales.
Ah! jusqu'à quand les nations
Souffriront-elles ces scandales
Et l'abus des religions?
Voilà, voilà pourquoi ces monstres à tonsure,
Ces charlatans de l'imposture,
Défenseurs criminels des intérêts du ciel,
Sont pleins d'acharnement, de fureur et d'envie,
Et contre la raison, et la philosophie;
Voilà pourquoi des flots d'amertume et de fiel
Sont répandus sur votre vie.
Ces fourbes, en tremblant dans leur obscurité,
Craignaient que la raison, d'une vive lumière
N'éclairant de trop près leur coupable carrière,
Nous décelât la vérité.
Laissez ramper dans la poussière
Ces fléaux de l'humanité;
Qu'ils insultent le sage en disant le bréviaire,
Qu'ils confondent l'orgueil avec l'humilité;
De leur croassement la clameur passagère,
O sage d'Alembert! pour votre esprit austère
N'est qu'un son frivole, un vain bruit,
<150>Qui sur l'aile des vents se dissipe et s'enfuit.
Amant de vérités solides, éternelles,
Sans vous embarrasser en d'absurdes querelles,
Du haut du firmament à vos calculs soumis
Méprisez tous vos ennemis.
Continuez en paix, loin de leurs cris rebelles,
Vos découvertes immortelles;
Tandis que leur audace ameute des pervers,
Et qu'à son tribunal l'idiot vous assigne,
Par un sort plus noble et plus digne,
Vous éclairerez l'univers.
(Février 1760. Voyez la lettre de d'Alembert au Roi, du 11 mars 1760.)
<151>AU MARQUIS D'ARGENS. SUR DES LOUANGES QU'IL DONNAIT AU ROI.
Non, jamais courtisan au langage flatteur
N'a d'un encens plus fin su nourrir son idole
Que vous, qui prodiguez à votre serviteur
Un parfum qui pour lui ne vaut pas une obole.
Je ne suis plus, marquis, frais de l'école,
Ni dans ce bel âge enchanteur
Où notre âme ingénue, encor novice et folle,
Avale avidement un poison séducteur.
La louange est une vapeur
Qui devant le bon sens se dissipe et s'envole;
La vérité sévère, à l'œil plein de rigueur,
Se montre à mes regards, et poursuit de l'erreur
Un fantôme aimable et frivole
Que l'amour-propre allaite et forme dans mon cœur.
Elle m'offre un miroir où, lorsque je m'y mire,
Je puis de mes défauts composer la satire;
J'y vois avec étonnement
Ce bonnet redouté que sur ma tête grise
<152>Avec ses deux mains, lourdement,
A fait enfoncer la Sottise;
Quel que soit mon penchant enclin à m'admirer,
Marquis, dans cet état je ne puis m'y livrer.
Ah! qu'il est différent, au sein de la victoire,
Tout couvert de lauriers moissonnés par la gloire,
D'avoir dompté, soumis des peuples belliqueux,
Ou d'être maltraité, chassé, battu par eux!
Ce n'est pas le chemin du temple de Mémoire,
Mais bien de l'hôpital ou d'un destin affreux.
A mes faibles talents je sais rendre justice,
Et dans ces jours de sang, dans ces temps orageux,
Sans cesse au bord du précipice,
Mes malheurs me servent d'indice
De mon peu de capacité,
Et me font étouffer ma folle vanité.
Non, mon âme n'est pas assez fière, assez haute,
Pour ne point avouer que souvent par ma faute
J'essuyai de cruels revers.
Sous mes pas incertains mes ennemis pervers
Ont à loisir creusé des gouffres, des abîmes;
J'eus l'art d'en éviter que je vis entr'ouverts,
Mais l'honneur, dont je suis les altières maximes,
M'a peut-être entraîné dans des piéges couverts.
Trop peu fait pour goûter un remède timide,
J'ai su lui préférer un conseil généreux;
En le prenant toujours pour guide,
Il me semblait moins odieux,
S'il fallait être malheureux
Sous le bras qui me persécute,
Qu'une audace intrépide eût signalé ma chute
<153>Que de brûler à petit feu.
Rien de parfait en notre espèce;
Certain démon qui nous oppresse,
Par un assemblage fatal,
En nous a réuni le bien avec le mal,
Le vice à la vertu, l'orgueil à la faiblesse,
Et la folie à la sagesse.
De ce bizarre composé
Je suis pétri, je le confesse;
Mais je n'ai point la petitesse
De m'en sentir désabusé.
Contentons-nous de ce mélange
Auquel notre destin, marquis, nous a réduits;
L'homme tient de la brute et tant soit peu de l'ange,
De la clarté du jour et de l'ombre des nuits.
Par charité pour mes ennuis,
Épargnez-moi toute louange,
Et prenez-moi tel que je suis.
De Freyberg, ce 20 de mars 1760.
<154>A VOLTAIRE, TOUJOURS SUR LA PAIX.
Peuple charmant, aimables fous
Qui parlez de la paix sans songer à la faire,
A la fin donc résolvez-vous :
Avec la Prusse et l'Angleterre
Voulez-vous la paix ou la guerre?
Si Neptune sur mer vous a porté des coups,
L'esprit plein de vengeance et le cœur en courroux,
Vous formez le projet de subjuguer la terre,
Votre bras s'arme du tonnerre.
Hélas! tout, je le vois, est à craindre pour nous :
Votre milice est invincible,
De vos héros fameux le dieu Mars est jaloux,
La fougue française est terrible,
Et je crois déjà voir, car la chose est plausible,
Vos ennemis vaincus tremblant à vos genoux.
Mais je crains beaucoup plus votre rare prudence,
Qui, par un fortuné destin,
<155>A du souffle d'Éole, utile à la finance,
Abondamment enflé les outres de Bertin.155-a
Vous parlez à votre aise de cette cruelle guerre. Sans doute les contributions que votre seigneurie de Ferney donne à la France nourrissent la constance des ministres à la prolonger. Refusez vos subsides au Très-Chrétien, et la paix s'ensuivra. Quant aux propositions de paix dont vous parlez, je les trouve si extravagantes, que je les assigne aux habitants des Petites-Maisons, qui seront dignes d'y répondre. Que dirai-je de vos ministres?
Certes, ces gens sont fous, ou ces gens sont des dieux.155-b Ils peuvent s'attendre de ma part que je me défendrai en désespéré; le hasard décidera du reste.155-c
De cette affreuse tragédie
Vous jugez en repos parmi les spectateurs,
Et sifflez en secret la pièce et les acteurs;
Mais de vos beaux esprits la cervelle étourdie
En a joué la parodie.
Vous imitez les rois, car vos fameux auteurs
De se persécuter ont tous la maladie;
Nos funestes débats font répandre des pleurs.
Quand vos poétiques fureurs
Au public né moqueur donnent la comédie.
Si Minerve de nos exploits
Et des vôtres un jour faisait un juste choix,
Elle préférerait, et j'ose le prédire,
<156>Aux fous qui font pleurer les peuples et les rois
Les insensés qui les font rire.
Je vous ferai payer jusqu'au dernier sou, pour que Louis du moulin156-a ait de quoi me faire la guerre. Ajoutez dixième au vingtième, mettez des capitations nouvelles, créez des charges pour avoir de l'argent, faites, en un mot, ce que vous voudrez. Nonobstant tous vos efforts, vous n'aurez la paix signée de mes mains qu'à des conditions honorables à ma nation. Vos gens bouffis de vanité et de sottise peuvent compter sur ces paroles sacramentales :
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.156-b
Adieu, vivez heureux; et tandis que vous faites tous vos efforts pour détruire la Prusse, pensez que personne ne l'a jamais moins mérité que moi, ni de vous, ni de vos Français.
De Freyberg, ce 20 de mars 1760.
<157>AU MARQUIS D'ARGENS, SUR L'ÉDITION QU'IL ENVOYA AU ROI DES POÉSIES DE SANS-SOUCI.
Grand merci, marquis, de mon drame,
Que, malgré Néaulme et sa femme,
Vous vous pressez de publier;
Et si la calomnie infâme
Se complaît à me décrier,
Si chez le Russe on me diffame,
Voss pourra me justifier.157-a
Croyez que moi tout le premier,
En père courroucé je blâme
Ces vers, qui me font sommeiller;
Le curieux qui les réclame
Pestera dans le fond de l'âme
Du prix qu'il en faudra payer.
J'entends des censeurs aboyer,
Et d'une mordante épigramme
<158>Cruellement m'humilier.
Ah! ma disgracieuse veine,
Voilà comme ils payent la peine
Que tu pris de les ennuyer.
Un rimeur qui semble avoir l'asthme,
Et ployant toujours sous le faix,
Sans vigueur, sans enthousiasme,
Glacé dans ses plus forts accès,
Expire aux cris de l'ironie,
Et le public, qui le dénie,
Enterre son nom pour jamais.
A son convoi, sous des cyprès,
Des brocards la cacophonie
Vient se joindre à la compagnie
Des trop tardifs et vains regrets.
Alors ses malheureux ouvrages,
Étalés au coin des marchés,
Ont à souffrir tous les outrages
A ceux de Pradon158-a reprochés.
Élevez donc un cénotaphe
A mes écrits infortunés,
Véridique historiographe.
Tracez-y ces mots mieux tournés
Qu'ils ne sont dans cette épitaphe :
« Ci-gisent, d'Argens le parafe,
Ces vers, morts le jour qu'ils sont nés. »
(Freyberg, 30 mars 1760.)
<159>AU MARQUIS D'ARGENS, APRÈS QUE LES AUTRICHIENS EURENT PRIS SCHWEIDNITZ.
Les biens et les maux confondus
Dont le ciel a semé le cours de nos années,
Par leur flux et par leur reflux
Bouleversent sans fin nos frêles destinées.
L'avenir est caché, les dieux seuls l'ont connu,
L'homme à le pénétrer s'abuse et perd ses peines;
Ses calculs sont fautifs, ses efforts superflus,
Il se trouve écrasé par des coups imprévus.
Ah! marquis, les choses humaines
Sont toutes frivoles et vaines.
Lorsqu'un malheur subit vient de nous arriver,
Nous commençons par l'aggraver,
Il est désespérant, insupportable, extrême;
Bientôt, ne pensant plus de même,
Nous finissons par le braver.
Pourquoi nourrir en nous autant d'inquiétudes?
L'empire des vicissitudes
Est le lieu que nous habitons.
<160>Au sein des maux que nous souffrons,
Dans les épreuves les plus rudes,
Ainsi que le sage pensons.
Aujourd'hui, des revers le poids nous importune;
Demain, l'inconstante fortune
Nous favorisera, marquis, et nous rirons.
Ne murmurons donc plus, et cessons de nous plaindre
D'un mal qui ne saurait durer;
Le sage ne doit pas trop craindre,
Et moins encor trop espérer.
A Nossen, ce 3 d'octobre 1761. (Dans la Correspondance du Roi avec le marquis d'Argens, cette poésie forme le commencement de la lettre de Frédéric, du 13 août 1762. Loudon prit Schweidnitz le 1er octobre 1761; Tauentzien le reprit le 9 octobre 1762.)
<161>A LA PRINCESSE AMÉLIE, SUR UNE NÉGOCIATION DE PAIX QUI ÉCHOUA.
Volez, mes vers, à Magdebourg,
Allez chez ma sœur pour lui dire
Que de sa troisième hégire161-7
Nous atteignons le dernier jour.
Ce fier triumvirat161-a qui voulait me proscrire
Paraît agonisant, et sa fureur expire;
Du Très-Chrétien battu les guerriers affaiblis,
Revenus d'un profond délire,
Ne feront plus flotter les lis
Parmi les aigles de l'Empire.
Mais après leur défection,
L'orgueil, l'acharnement, l'extrême ambition
<162>Dont brûle l'implacable reine,
Le formidable apprêt, joint au puissant effort
De la souveraine du Nord,
Feront encor rougir l'arène
D'un sang dont leur rage inhumaine
Voudrait désaltérer l'insatiable Mort.
Ainsi nos vœux fervents ont adouci le sort;
Jouet des aquilons et des fureurs de l'onde,
Dans peu notre nef vagabonde
Sur les flots apaisés pourra voguer au port.
Mais qu'il en coûtera de travaux, cette année,
Avant d'avoir atteint cette heureuse journée
Où la paix, amenant la joie et les plaisirs,
Arrêtera le cours des pleurs et des soupirs!
Courez, volez, heures trop lentes,
Surpassez, s'il se peut, mes rapides désirs;
Conduisez sur nos bords ces déités charmantes,
Les Muses, Minerve et Thémis.
Que Mars au front d'airain, de ses flèches sanglantes,
N'atteigne que nos ennemis,
Et que nos demeures riantes
Dans leurs retraites innocentes
Nous rassemblent enfin avec tous nos amis.
Alors, loin de ces champs que Bellone désole,
Au bout de mon pénible rôle,
Détestant ce théâtre où souvent j'ai monté,
Et souvent mal représenté
D'un tragique héros le fastueux symbole,
Je pourrai vivre en liberté,
Sacrifiant avec gaîté
<163>Au bonheur d'un peuple frivole
L'ambition cruelle et folle
Et l'ennuyeuse gravité.
De Meissen, 1760. (En novembre, après la bataille de Torgau.)
<164>LETTRE A VOLTAIRE.
Quelle rage vous anime encore contre Maupertuis? Vous l'accusez de m'avoir trahi. Sachez qu'il m'a fait remettre ses vers bien cachetés après sa mort, et qu'il était incapable de me manquer par une pareille indiscrétion.
Laissez en paix la froide cendre
Et les mânes de Maupertuis;
La Vérité va le défendre,
Elle s'arme déjà pour lui.
Son âme était noble et fidèle;
Qu'elle vous serve de modèle.
Maupertuis sut vous pardonner
Ce noir écrit, ce vil libelle
Que votre fureur criminelle
Prit soin chez moi de griffonner.164-a
Voyez quelle est votre manie :
Quoi! ce beau, quoi! ce grand génie,
Que j'admirais avec transport,
Se souille par la calomnie,
Même il s'acharne sur un mort!
Ainsi, jetant des cris de joie,
Planant en l'air, de vils corbeaux
<165>S'assemblent autour des tombeaux,
Et des cadavres font leur proie.
Non, dans ces coupables excès
Je ne reconnais plus les traits
De l'auteur de la Henriade;
Ces vertus dont il fait parade,
Toutes je les lui supposais.
Hélas! si votre âme est sensible,
Rougissez-en pour votre honneur,
Et gémissez de la noirceur
De votre cœur incorrigible.
Vous en revenez encore à la paix. Mais quelles conditions! Certainement les gens qui la proposent n'ont pas envie de la faire. Quelle dialectique que la leur! Céder le pays de Clèves, parce qu'il est habité par des bêtes! Que diraient ces ministres, si on demandait la Champagne, parce que le proverbe dit : Nonante-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes? Ah! laissons tous ces projets ridicules. A moins que le ministère français ne soit possédé de dix légions de démons autrichiens, il faut qu'il fasse la paix. Vous m'avez mis en colère; votre repentir obtiendra votre pardon. En attendant, je vous abandonne à vos remords et aux Furies vengeresses qui poursuivent les calomniateurs, jusqu'à ce que cette religion naturelle que vous dites innée renouvelle les traces qu'elle avait autrefois imprimées dans votre âme. Vale.
A Freyberg, ce 3 d'avril 1760.
<166>ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS, en lui envoyant les Lettres de Phihihu166-a que le Roi avait composées; elles contiennent une satire du pape, qui avait envoyé au maréchal Daun une toque et une épée bénites.166-b
Marquis, je vais sur vos brisées;
Tantôt Suisse,166-8 tantôt Chinois,166-a
Je reste incognito sous ces formes usées,
Et débite mes billevesées
Contre ces potentats sournois,
Gens durs et de mauvais aloi.
Je révèle au public, me cachant sous un masque,
La honte d'un pontife et les crimes des rois,
Que ma plume, en jouant, par un travers fantasque,
Avec ménagement persifle quelquefois.
Je fais flèche de tous les bois;
Puisque mon fer s'émousse, il faut bien que ma plume
Me venge des affronts dont l'ennui me consume,
<167>Et verse selon son pouvoir
Les flots de la plaisanterie
Et d'une modeste ironie
Sur le saint-père, unique espoir
De l'auguste et fière héroïne
Qui respire le sang et trame ma ruine;
Sur la cour ennemie et le cœur traître et noir
D'une princesse à haute mine
Que dans le fond du Nord, où sa grandeur domine,
Jadis Algarotti fut voir;167-a
Sur ce prêtre insensé qui contre moi fulmine
L'anathème matin et soir,
Ayant au ... la cristalline,
En main le sceptre et l'encensoir.
Je l'avouerai, ma conscience
Voudrait qu'avec plus d'indulgence
Je pardonnasse en bon chrétien
De tant d'affronts reçus l'irréparable offense.
Non, je n'en vois pas le moyen;
On nous dit, et chacun le pense,
Que le plaisir de la vengeance
Est un plaisir des dieux, et pour le goûter bien,
Je suis en ce moment païen.
Comment! par respect pour le trône,
Nous faut-il laisser outrager,
Et, flatteurs rampants, ménager
Ces avortons de Tisiphone,
Ces rois qui n'épargnent personne,
Lorsque, la force en main, ils peuvent se venger?
Si j'avais du brillant génie
<168>Reçu le rare don du ciel,
J'aurais plus finement su draper la manie
De ce tas d'écoliers qui de Machiavel
Ont fait leçon de perfidie,
Qui, prêts à se canoniser,
Avec un air de modestie,
Ne parlent que de m'écraser.168-a
Mais après les Lettres persanes,
Et les écrits d'un certain juif,168-b
Le lecteur fort rébarbatif
Rira de mes œuvres profanes,
Et, d'un regard un peu trop vif,
Aux ongles connaissant la bête :
J'ai trouvé, dira-t-il, dans l'écrit que l'on fête,
Au lieu d'un maître un apprent.
Ah! pauvre chantre d'Arcadie,
Ainsi tu te peinas en vain
Pour imiter la mélodie
Du rossignol ou du serin;
Tes airs en font la parodie.
(Mars 1760.)
<169>La princesse Amélie avait écrit au Roi qu'elle craignait bien que la paix ne se fît pas sitôt, et le Roi lui répondit par ces vers.
Lorsqu'un fils d'Apollon que son démon lutine
Dans le fort du travail embrouille étourdiment
Un sujet compliqué qu'au théâtre il destine,
Son esprit, fatigué dans cet épuisement,
Emprunte pour son dénoûment
Le secours d'un dieu de machine.
(Printemps 1760.)
<170>ÉPITRE.170-a
Enfin, le triste hiver précipite ses pas,
Il fuit, enveloppé de ses sombres frimas;
Le soleil vient dorer le sommet des montagnes,
Ses rayons renaissants ont fondu les glaçons,
Les torrents argentins tombent dans les vallons,
Et leurs flots serpentants humectent les campagnes.
Les autans rigoureux, les fougueux aquilons,
Dans les antres du Nord ont cherché leur asile;
Le printemps vient, tout rit; le souffle des zéphyrs
Rend le sein de la terre abondant et fertile,
Il ramène aux mortels la saison des plaisirs.
La nature aux abois, sans force et décrépite,
Que l'hiver a pendant six mois
Ensevelie sous ses lois,
Triomphe du tombeau et d'un sommeil stupide,
Comme l'insecte chrysalide
<171>Ressort de son cocon plus brillant qu'autrefois.
La jeune, la charmante Flore,
Profitant de ces jours sereins,
Incessamment va faire éclore
Ses fleurs, l'ornement des jardins.
Les doux parfums de l'air, la chaleur, tout conspire
A ranimer l'essor de nos sens morfondus,
A nous réunir aux élus,
Sous le voluptueux empire
Qu'étend sur tout ce qui respire
Le prestige enchanteur des charmes de Vénus.
Déjà son feu divin inspire
L'amour qu'en gazouillant expriment les oiseaux;
Elle échauffe l'instinct des habitants des eaux;
Par elle le berger pour sa Phyllis soupire,
Tandis qu'un même amour enflamme ses troupeaux;
Reine de la nature, elle amollit et touche
Le cœur sanguinaire et farouche
Des tigres, des lions, des cruels léopards;
Les accents de sa belle bouche
Ont su fléchir jusqu'au dieu Mars.
Mais lorsque toute la nature
S'abandonne à l'instinct d'une volupté pure,
Que l'amour de ses feux paraît tout ranimer,
Que l'air retentit du murmure
Des amants qui sous la verdure
Chantent le doux plaisir d'aimer,
Un austère devoir m'ordonne de m'exclure
Des charmes enchanteurs que je viens de nommer.
L'honneur parle, la gloire altière
<172>Va m'entraîner dans la carrière
Où l'implacable Mars au regard inhumain,
Parmi des tourbillons de flamme et de poussière,
Fait dans des flots de sang rouler son char d'airain.
L'esprit est occupé par des exploits rapides,
Il n'est plus là d'Amour, de Cinyre ou d'Iris;
On ne voit que des Euménides,
Parmi le meurtre et les débris,
Exciter, animer par l'éclat de leurs cris,
Dans l'effort du combat, ces guerriers homicides,
Du vif désir de vaincre et de la gloire épris;
Et l'on n'aperçoit d'autre image
Que rapt, violence et carnage.
Tandis que l'univers ne paraît aspirer
Qu'au noble emploi de réparer
L'immense et mémorable perte
Que l'espèce humaine a soufferte,
Quand la nature enfin va partout s'occuper
Du doux plaisir de reproduire,
Une fatale loi nous condamne à détruire
Tous ceux que Mars a tardé d'extirper.
Eh quoi! la nature féconde
Dans sa profusion n'a pu nous départir
Qu'un moyen pour entrer au monde!
Il en est cent pour en sortir.
Ne devrions-nous pas diminuer le nombre
De ces chemins semés de douleurs et de maux?
Mais l'homme, atrabilaire et sombre,
En invente avec soin chaque jour de nouveaux.
Ah! quelle fureur nous enivre,
<173>Pour t'immoler, ô Mars, nos plus tendres désirs!
Qu'il en coûte, ô gloire, à te suivre!
Nous avons deux moments à vivre,
Qu'il en soit un pour les plaisirs.
De Freyberg, avril 1760.
<174>CONTE. LES AMOURS D'UNE HOLLANDAISE ET D'UN SUISSE, PAR CORRESPONDANCE.
Dans ces beaux jours où renaît la nature,
Où l'air pesant de ses frimas s'épure,
On voit éclore et fleurs et papillons.
Il naît aussi des Amours par millions;
Les uns sont gais, libertins et volages,
Les autres sont rêveurs et sérieux;
Ceux-ci hautains et tant soit peu sauvages,
Ceux-là plus vifs, ardents, impétueux,
Tracassiers, changeants, capricieux.
Mais en faisant ces divers personnages,
Dans leurs esprits ils ont mêmes travers.
Défiez-vous de leurs doux gazouillages,
De leurs transports, de leurs serments légers
Que les zéphyrs emportent dans les airs;
Retenez bien, si vous m'en voulez croire,
Ce conte-ci, recueilli de mon temps
Dans les replis secrets de ma mémoire.
Or, cet Amour dont je vous fais l'histoire,
Vers le début de ce présent printemps,
<175>Reçut le jour de grotesques parents;
Il naquit donc chez une Hollandaise
Folle d'orgueil, et qui se pâmait d'aise
Lorsque l'espoir de titres éclatants
Enflait son cœur tout pétri de fadaise.
Couchée un jour mollement sur sa chaise,
Soit vanité, soit par amusement,
Elle voulut se donner un amant,
Quoique son cœur, selon la voix publique,
Fût réputé dans les pays flamands
Pour des plus froids, pour flegmatique.
Donc il avint que l'Amour qu'elle fit,
Très-ressemblant à sa mère, naquit
Plein d'intérêt, le cœur paralytique,
Digne par là, si l'on y réfléchit,
De devenir un jour grand politique.
Ce gros Amour néanmoins prétendit
De devenir le concurrent pudique
De Cupidon, nommé le Cythérique.
Voici comment notre balourd s'y prit :
Il jeta l'œil sur un honnête Suisse :
Il se flatta, sans trop se fatiguer,
Qu'il pourrait bien au gré de son caprice
Prendre d'assaut ce cœur encor novice.
Il le fallait de fort loin subjuguer;
Il ne pouvait présenter à sa vue
De deux tetons les gentils boutonneaux,
Toujours flottants, tantôt bas, tantôt hauts,
Sur le satin d'une gorge charnue.
Il recourt donc alors très-à propos
A ce bel art qui, peignant nos idées,
<176>Les fait passer par des mains affidées
Aux doux amants, ou bergers, ou héros.
La lettre vient, on la lit; que d'alarmes!
Elle disait en style gracieux :
« J'ai des trésors, ce sont là de vrais charmes;
Çà, que l'on m'aime, et qu'on rende les armes. »
Huit fois par mois ces aimables poulets
Venaient d'Utrecht à Freyberg par exprès,
Pour rendre un Suisse amoureux et fidèle.
Le pauvre Suisse, assez mal en sequins,
Pour ce métal se sentant quelque zèle,
Aurait voulu soupirer pour la belle;
Mais comme on sait qu'ici-bas les destins
De toute chose ont disposé la course,
Notre bon Suisse, imbu de projets vains,
Ne se sentit épris que de la bourse,
Pour elle enfin s'allumait son brasier.
L'Amour d'Utrecht, balourd et non sorcier,
Ne savait point le code de Cythère;
Il ignorait que le grand art de plaire
A Cupidon valut plus d'un laurier.
Qu'arriva-t-il de l'affaire entamée?
Le voici net, et le monde saura,
Ainsi par moi que par la renommée,
Que notre Suisse assez froid demeura;
Le feu languit, la cendre s'affaissa,
Tout s'éteignit, et parmi la fumée,
L'Amour d'Utrecht dans les airs s'envola.
A tout Amour de pareil caractère,
Intéressé, froid et sans passion,
Du petit dieu très-difforme avorton,
<177>Vénus dicta, pour l'honneur de Cythère,
Cette sentence équitable et sévère :
« Quiconque aura lésé de Cupidon
La majesté, pour sa punition
En qualité de fourbe et de faussaire,
N'atteindra pas à l'image légère
Du vrai bonheur dont jouit à foison
Quiconque sert et l'Amour, et sa mère.
Si cependant par ruse le félon
Entrelaçait les nœuds du mariage,
Le jour d'hymen sera pour le fripon
Le premier jour d'éternel cocuage. »
A Freyberg, avril 1760.
<178>A VOLTAIRE, QUI AVAIT FAIT UN COMPLIMENT FLATTEUR AU ROI SUR DES VERS QU'IL LUI AVAIT ENVOYÉS.
De l'art de César et du vôtre
J'étais trop amoureux dans ma jeune saison;
Mais je vois, au flambeau qu'allume ma raison,
Que j'ai mal réussi dans l'un comme dans l'autre.
Depuis ce grand Romain qu'on osa massacrer,
Dans les noms que l'histoire eut soin de consacrer,
Il n'en est presque aucun, en exceptant Turenne,
Condé, Gustave-Adolphe, Eugène,
Que l'on ose lui comparer.
Sur le Parnasse, après Virgile,
Je trouve, sur dix-sept cents ans,
Que le génie humain stérile
Fut dépourvu de grands talents.
Si le Tasse, depuis, réussit à nous plaire
Par les beaux détails de ses chants,
Sa fable mal ourdie altère
Tout l'éclat de ses traits brillants.
Enfin le seul digne adversaire
Qu'au cygne de Mantoue on ait droit d'opposer,
<179>On va le deviner, je me le persuade,
C'est l'auteur que la Henriade
Mérita d'immortaliser.
Pour moi, je me renferme en mes justes limites,
Et, loin de me flatter d'atteindre en mon chemin
Au talent du poëte et du héros romain,
Je borne mes faibles mérites
Aux soins de secourir la veuve et l'orphelin.
(1er mai 1760.)
<180>LETTRE AU MARQUIS D'ARGENS.
De notre camp de porcelaine,
Au fidèle et bon citadin
Des murs antiques de Berlin
Salut et santé souveraine,
Paix et tranquillité prochaine.
Or dites-nous, mon cher marquis,
Que faites-vous, et la marquise,
Séquestrés dans votre taudis?
Tous deux vivants ensevelis,
Redoutez-vous toujours la bise
Et le perfide vent coulis
Qui perce rideaux, et méprise
L'épais tissu de vos habits?
Passez-vous les jours et les nuits,
Selon vos us et votre guise,
Sans sortir tous deux de vos lits?
Ou bien commentez-vous ensemble
Quelque vieux philosophe grec,
Ouvrage charmant, quoique sec,
<181>Devant lequel l'imprimeur tremble,
Et s'agenouille par respect?
Mais non, mon esprit imagine,
Ou, pour mieux dire, je devine
Le train de vos jours usité :
Je crois vous voir en votre chambre,
Où n'entra jamais odeur d'ambre,
Dans la flanelle empaqueté,
De pelisses emmaillotté,
Les pieds sur votre chaufferette,
Le bonnet de nuit sur les yeux,
Disserter avec le prophète
Sur le destin que nous apprête
L'obscure volonté des cieux.
Moi, dont l'âme matérielle
N'a pas le don de s'exalter,
Je puis, sans vouloir empiéter
Sur votre diseur de nouvelle,
Vous en révéler aujourd'hui
D'aussi vraisemblables que lui.
Je les tire de ce grimoire
Que me donna ce vieux Dessau
A l'œil fier, à moustache noire,
Magicien dès le berceau.
Voici ce que dit ce bon livre
Sur l'histoire de l'avenir;
Gardez-vous bien de le honnir,
Ou bien malheur pourrait s'ensuivre;
De croyance il faut vous munir :
« Dès que l'ardente canicule
Aura porté dans les cerveaux
<182>Ce feu pénétrant qui les brûle,
Alors les princes, les héros,
Empressés sur les pas d'Hercule,
Aux combats iront à grands flots.
Notez que d'iceux les plus sots,
De Prusse, d'Autriche et Russie,
Acharnés sur la Silésie,
Aux autres tourneront le dos. »
Si cependant je vous dois dire
Ce qui se passe dans mon cœur,
Tandis qu'en ce moment flatteur
Avec vous je m'efforce à rire,
Tout en badinant je soupire,
Et sens le poids de mon malheur.
Plein de chagrin et de fureur,
Je donne à tous les mille diables
Les cercles et leur empereur,
Les oursomanes exécrables,
Vos Français, quoique plus aimables,
Avec leur Louis du moulin,
Ses ministres et sa catin,
Madame et monsieur le Dauphin,
Et la guerre et la politique.
Je confesse sincèrement
Que ce petit emportement
N'est point dans le goût du Portique,
Et n'a point eu pour élément
L'impassibilité stoïque.
Mais j'aurais voulu voir Zénon,
Socrate et le divin Platon,
Contre trois femmes enragées,
<183>De hauteur, d'orgueil rengorgées,
Se débattre dans ce canton,
Et dans ces plaines ravagées
Essuyer sur leur triste front
Chaque jour un nouvel affront.
Leur sang-froid et leur patience,
Dans cette épreuve d'insolence,
N'aurait pas longtemps tenu bon;
Et quand c'aurait été Caton,
Dans son cœur rempli de souffrance
Il aurait senti, j'en réponds,
Les aiguillons de la vengeance.
Et que peut la froide raison
Contre le cri de la nature?
On s'aigrit à force d'injure,
Et, selon mon opinion,
On verra toute créature
Penser de même que Timon.
Voilà, marquis, comme raisonne
L'esprit, ce sophiste éloquent;
Puis-je cacher par ce clinquant
La passion qui m'empoisonne?
Quoi qu'il en soit, en ce moment
Je puis espérer fermement
Que tout bon chrétien me pardonne,
Et que Dieu, si doux, si clément,
En fera par clémence autant.
Vous surtout, dont j'ambitionne,
Soit dans mon camp, soit sur le trône,
Les suffrages et l'agrément,
Vous m'absoudrez tout doucement
<184>De ce péché, que la Sorbonne,
Même l'archange Gabriel,
S'il argumentait en personne,
Trouverait un péché véniel.
A Meissen, en mai 1760. (Ces vers forment le commencement de la lettre du Roi
au marquis d'Argens, datée de Meissen, 7 mai 1760.)
ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS, COMME LES RUSSES ET AUTRICHIENS BLOQUAIENT LE CAMP DU ROI.
Le philosophe des marquis,
Le Provençal le plus fidèle,
Ne m'a, de deux grands mois, transmis
Ni mot, ni billet, ni nouvelle.
Ce n'est pas lui que je querelle,
Mais ce vil ramas de brigands,
Ces barbares qui tous les ans
Viennent, au milieu de l'automne,
Des riches faveurs de Pomone
Dépouiller nos fertiles champs.
Comme un vaste et sombre nuage
Renferme en ses flancs ténébreux
La grêle, la flamme et l'orage,
Est devancé par le ravage
Des aquilons impétueux :
Ainsi cet essaim de barbares,
<186>De nos troupeaux, de nos trésors
Pilleurs et ravisseurs avares,
En inondant ces tristes bords,
Ont été précédés des corps
De leurs Cosaques et Tartares,
Artisans de destruction,
D'horreur, de dévastation;
Ils ont enlevé pour prélude
Vos lettres et mon postillon.
Bientôt leur vaste multitude,
Jointe à l'Autrichien Loudon,
Nous entoure avec promptitude;
Tous leurs guerriers font un cordon.
Voilà notre camp qu'on assiége;
L'Autrichien veut batailler,
Tout orgueilleux de son cortége;
Le Russe craint de ferrailler.
Mais le dieu de l'intelligence,
Qui n'entre point dans les conseils
De ces gens, à Thrason186-9 pareils,
Nous fit trouver dans la constance
Notre rempart, notre assurance,
Et non dans de grands appareils.
La méfiante vigilance,
Tous les matins, au trait vermeil
Que dardait la naissante Aurore,
De nos yeux tout prêts à se clore
Chassait les pavots du sommeil;
Et Mars, qui, selon sa coutume,
Se rit d'un catarrhe ou d'un rhume
<187>Gagné dans ses champs périlleux,
Au lieu de la douillette plume,
Nous fournit des lits plus pompeux
Que n'ont les courtisans oiseux
Qui, dans la mollesse, à Versailles,
En étourdis, de nos batailles
Se font les juges sourcilleux.
Une colline en batterie,
Monument de notre industrie,
Fut notre somptueux palais,
Et des javelles que sans frais
Amassait une main guerrière
Nous offraient leur douce litière;
La terre portait notre faix,
Et des cieux l'immense carrière
De notre lit formait le dais.
Là, quinze jours, et plus encore,
Nous vîmes la naissante Aurore,
A sa toilette le matin,
De vermillon hausser son teint,
Se parer de ses émeraudes,
De ses rubis, montés aux modes
Qui de Paris vont à Berlin.
De même, vers le crépuscule,
Tant que dura la canicule,
On nous vit, sans nous relâcher,
Assister au petit coucher
De Phébus, qui chez Amphitrite
Toutes les nuits fait sa visite.
Enfin, par un heureux hasard,
Ou bien quel qu'en soit le principe,
<188>Des bataillons l'épais brouillard
En moins d'un clin d'œil se dissipe.
Où sont ces hommes qu'ont vomis
Les bords glacés du Tanaïs,
Les marais empestés du Phase,
Ou les cavernes du Caucase?
Je n'aperçois plus d'ennemis.
Non, non, ils n'ont point de scrupule,
Ils vont fuyant vers la Vistule,
Pour cacher la honte et l'affront
Dont on a fait rougir leur front.
Qu'ils retournent dans leur repaire,
Chez les farouches animaux,
Et qu'ils déchargent leur colère
Sur cette engeance sanguinaire,
De tigres, d'ours, de lionceaux.
Pour Loudon, ce vaillant Achille,
Qui traite à présent d'imbécile
Ce Daun qu'il méprise et honnit,
Quoique du saint-père bénit,
Loudon et sa troupe dorée,
Et ses guerriers et ses archers,
Se sont une belle soirée
Blottis derrière un rocher
Où nous n'irons pas les chercher.
Tels sont les gestes véridiques,
Les faits, les exploits héroïques
Qu'ont vus les champs silésiens
Des Russes et des Prussiens.
Mais tandis que ma muse accorte
Très-succinctement vous rapporte
<189>Les prouesses de nos soldats,
Subitement devant ma porte
Arrive, avec un grand fracas,
Cette bavarde189-10 à l'aile prompte
Qui sans respirer vous raconte
Ce qu'elle sait ou ne sait pas,
Et qui répand à chaque pas
La gloire tout comme la honte
Des belles et des potentats.
Cette rapide renommée,
Dont l'homme le plus éventé
Et le sage, par vanité,
Convoitent tous deux la fumée,
Nous apprend par des bruits confus
Que Daun et Broglie sont battus.189-11
C'est ainsi que le ciel se joue
De ce que l'homme croit prévoir;
Ce plan où se fondait l'espoir
Que la grande alliance avoue,
Et que Loudon sans s'arrêter
Contre nous dut exécuter,
Ce plan dans un moment échoue.
Ceci me rappelle, marquis,
La montagne de La Fontaine,
Qui, hurlant et jetant des cris,
Du travail d'enfanter en peine,
N'accoucha que d'une souris.
GAZETTE MILITAIRE.
Dans ce moment, de grand matin,
Nous apprenons par le Sarmate
Qu'un de nos héros, nommé Plate,
Vient de donner un coup de patte
Au Moscovite Buturlin.
Il a pris un gros magasin
Et deux mille hommes à Koblin;190-a
Mais, ce qui passe la croyance,
Et fâche la russe Excellence,
Ce sont cinq mille chariots,
Tous bien chargés, par prévoyance,
Du butin que fit ce héros.
Oh! que la guerre est impolie!
De plus, voici ce qu on apprend :
Qu'une cité très-bien munie,
Capitale de Posnanie,
Par un bonheur tout aussi grand,
Signale le bras triomphant
Du vainqueur du peuple oursoman.
Neuf bataillons portent nos chaînes,
Et ce Buturlin si rétif,
Cet ardent dévasteur de plaines,
Chez le Sarmate fugitif,
Se cache pour pleurer ses peines.
<191>Ainsi, bonnes gens de Berlin,
Ne craignez plus pour cette automne
Les maux que vous ferait Bellone
Sous la forme de Buturlin.
Pour éviter votre ruine,
Nous avons eu l'art de traiter
D'une alliance à la sourdine
Avec madame la Famine;
Lorsque sur elle on peut compter,
Jusqu'aux ours, tout peut se dompter.
Ah! puissent-ils dans la mer Noire,
Tous ces fâcheux, tout d'un plein saut,
La tête en bas, le cul en haut,
S'abîmer, eux et leur mémoire!
Du camp de Bunzelwitz, 1761.
<192>ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.
Orgueilleuse raison, ce trait doit te confondre;
Que de maux inouïs sur nous viennent de fondre!
L'œil n'a pu les prévoir, ni l'art les prévenir,
Un voile impénétrable a caché l'avenir;
Nos regards curieux sans fin sur lui s'exercent,
Leurs efforts sont perdus, jamais ils ne le percent.
La campagne, marquis, approchait de sa fin,
On osait se flatter d'un plus heureux destin;
Déjà disparaissait l'immense multitude
De ce peuple cruel, né dans la servitude,192-a
Qui, tel qu'aux Apennins les orageux torrents,
Ravageait nos cités et dévastait nos champs.
Ils avaient fui, l'espoir commençait à renaître
Qu'ayant moins d'ennemis, on les vaincrait peut-être.
Ce calme inespéré ne dura qu'un moment,
La foudre avec l'éclair partit au même instant;
L'Autrichien caché, tapi dans ses montagnes,
Prémédite son coup, descend dans les campagnes.
<193>Ces travaux dont Vauban, le digne fils de Mars,
Par des fossés profonds défendait les remparts
Dont Schweidnitz assurait sa redoutable enceinte,
N'ont pu contre un assaut la préserver d'atteinte;
Sous un bras téméraire autant qu'audacieux
Elle tombe une nuit, presque à nos propres yeux.
Dès lors les embarras de tout côté nous pressent,
Depuis ce coup fatal tous les troubles renaissent;
De l'Oder jusqu'au Rhin, de Cosel à Colberg,
On voit l'airain tonnant, et la flamme, et le fer,
Déployer leur horreur sur toutes mes provinces,
N'épargner ni les grands, ni les peuples, ni princes;
Tout l'État est en butte à ce commun danger.
Je ne puis me défendre, et je dois me venger?
Les projets des Césars, des Condés, des Eugènes,
Dans cette extrémité sont des sciences vaines;
Il faudrait que le ciel, favorable à nos vœux,
Daignât manifester son bras miraculeux.
Nos moyens sont à bout, l'adresse et la vaillance
Succombent sous le nombre et sous la violence
De l'univers entier conjuré contre nous.
« Le sage doit prévoir; il le peut, direz-vous :
Des faits bien combinés lui tiennent lieu d'augures,
Il se prépare ainsi d'heureuses conjonctures. »
La prudence, marquis, est un fil incertain,
Il guide, égare, et cède au pouvoir du destin;
L'apparence souvent dément ce qu'elle indique,
Ce qui paraît probable au fond est chimérique.
Tel est ce labyrinthe où l'homme, sans flambeau,
Se perd en tâtonnant, l'œil chargé d'un bandeau.
Le perfide métier que celui qui m'occupe!
<194>En calculant mes pas, je n'en suis pas moins dupe
Des caprices du sort et des événements;
Je perds en vains projets de précieux moments.
Ma constance, aux abois du fardeau qui m'excède,
D'un soin opiniâtre y veut porter remède;
Mais quel esprit perçant pourra me conseiller
Par quel art ce chaos pourra se débrouiller?
Ah! quelque fermeté qu'ait l'âme la plus forte,
Un torrent de malheurs sur elle enfin l'emporte;
Quand on n'a plus d'espoir, le courage tarit,
Et l'esprit révolté contre ses fers s'aigrit.
Le fatal ascendant du sort qui m'enveloppe
Infecte mes esprits d'un poison misanthrope :
J'ai pris ma vie en haine, et le jour en horreur;194-a
Et lorsque la raison adoucit cette aigreur,
Qu'un intervalle heureux permet que je respire,
D'un désastre nouveau l'on s'empresse à m'instruire :194-b
Pour nourrir ma douleur, hélas! que d'aliments!
J'épanche en votre sein mes secrets sentiments.
Jamais l'ambition ni l'intérêt infâme
N'ont pu tenter mes sens ni subjuguer mon âme :
Un sentiment plus grand, plus noble et généreux.
Au sortir du berceau m'embrasa de ses feux.
Mon cœur vous est connu; vous savez qu'il dédaigne
Les symboles pompeux d'un despote qui règne,
Que, souvent entouré d'un appareil si vain,
Vous m'avez toujours vu moins roi que citoyen.
<195>Mais ma philosophie et mon indifférence
Ne vont point à souffrir l'injuste violence
De ce complot de rois qui, sans se rebuter,
D'un trône chancelant veut me précipiter.
Qui foule aux pieds l'orgueil déteste la faiblesse,
Endurer un affront, cher marquis, c'est bassesse;
De ce trône envié, tout prêt à succomber,
Je descendrais sans peine, et n'en veux pas tomber.
Peut-être qu'autrefois, enchanté par l'histoire,
J'ai sacrifié trop à l'amour de la gloire;
L'exemple séduisant de tant d'hommes fameux
Me remplit du désir de m'élever comme eux.
Mais bientôt, redressé par la philosophie,
J'appris par ses conseils à réformer ma vie,
A rejeter l'erreur, chérir la vérité;
Et mon esprit alors, par ce charme emporté,
Connut que, pour atteindre à la gloire mondaine,
Il avait poursuivi sans fruit une ombre vaine,
Qu'il n'est qu'illusions, que tout s'évanouit.
Revenu de l'objet qui longtemps m'éblouit,
Je me disais : Je vois la fin de ma carrière,
Bientôt le froid trépas va clore ma paupière;
Faut-il par tant de soins, de chagrins et d'ennuis,
De jours si douloureux, de plus cruelles nuits,
Arriver à ce gîte où nous devons nous rendre,
Où le temps détruira nos noms et notre cendre?
Ah! s'il faut tout quitter au moment du trépas,
A des soins superflus pourquoi perdre nos pas?
Terminons les travaux d'une vie importune;
Est-ce à nous, vils mortels, à dompter la fortune?
Non, non, il faut choisir, pour aller à sa fin,
<196>Une voie aplanie et le plus doux chemin;
Laissons aux conquérants entourés de ruines
Ces sentiers hérissés de ronces et d'épines.
Vaines illusions! songe vague et flatteur!
Cessons de nous tromper pour vaincre la douleur.
Esclave scrupuleux du devoir qui me lie,
Un joug superbe et dur m'attache à ma patrie;
Je vois en gémissant ses honneurs abolis,
Tant d'États inondés d'avides ennemis,
Du danger renaissant l'intarissable source,
L'ennemi triomphant, le peuple sans ressource,
Et partout le ravage et la destruction.
Patrie! ô nom chéri! dans ton affliction,
Mon cœur, mon triste cœur te voue et sacrifie
Les restes languissants de ma funeste vie.
Loin de me consumer en soins infructueux,
Je m'élance aussitôt dans ces champs périlleux;
La vertu me ranime, un nouveau jour m'éclaire.
Courons venger l'État, soulager sa misère,
Oublions tous nos soins pour ne penser qu'à lui,
Que l'effort de nos bras lui procure un appui;
Il faut dans le torrent nager malgré sa pente,
Périr pour la patrie, ou remplir son attente.
Si quelque ambitieux, avide du danger,
De ce pesant fardeau voulait me soulager,
Qu'avec plaisir, marquis, dégagé de contrainte,
Sans besoin d'étaler l'indifférence feinte,
J'abdiquerais d'abord ma triste dignité!
Dans le sein du repos et de l'obscurité,
Loin des yeux importuns d'une foule indiscrète,
J'irais m'ensevelir au fond d'une retraite.
<197>Si jamais votre ami, hors de ce tourbillon,
D'un vain désir de gloire éprouvait l'aiguillon;
Si ce monde pervers, ingrat, cruel et traître,
L'abusait de nouveau, lui qui l'a su connaître ......
Ah! vous verrez plutôt et le ciel et les flots,
Confondus, à l'instant rétablir le chaos.
Non, non, sans désirer dans cet heureux asile
Ces honneurs, ces grandeurs, cette gloire stérile,
Au sein de la vertu, moins craint, moins envié,
J'élèverais un temple au dieu de l'amitié,
Et saurais conserver l'unique bien du monde,
L'innocence du cœur dans une paix profonde.
Là, soit que le destin dût prolonger mes jours,
Ou qu'il eût résolu d'en abréger le cours,
D'un œil indifférent, que la raison éclaire,
Je verrais dans la mort la fin de ma misère,
Certain que de ce corps par les maux accablé,
Le souffle qui l'anime à peine est exhalé,
Que cet instant rapide, en détruisant mon être,
Rend l'homme tel qu'il fut avant qu'on le vît naître.197-a
Ainsi, ceux que ce jour a vu mettre au tombeau,
Et tous ceux dont la mort éteindra le flambeau,
Seront également, par une loi durable,
Absorbés à jamais par l'âge irrévocable.
A Strehlen, le 8 novembre 1761.
<198>ÉPITRE SUR LA MÉCHANCETÉ DES HOMMES.
Je pensais autrefois, encor jeune et novice,
Étranger dans le monde, étranger dans le vice,
Que l'homme est le meilleur de tous les animaux.
Il est bon, me disais-je, il a peu de défauts,
Il n'est point furieux, cruel, ingrat ou traître.
Je le prenais enfin pour ce qu'il devait être,
Et dans le fond du cœur j'étais bien convaincu
Qu'on rencontrait partout l'honneur et la vertu.
Cette charmante erreur, qu'enfantait l'ignorance,
Se dissipa trop tôt; dans peu, l'expérience,
Dans le tumulte affreux où je me vis jeté,
Fit briller à mes yeux la triste vérité.
Je cherchais des vertus, et je trouvais des crimes :
Que de tours odieux! que d'infâmes maximes!
Menteurs, fourbes, fripons, fous, perfides, ingrats,
La foule d'envieux environna mes pas,
Et mon âme, étonnée, interdite, éperdue,
S'en fiait avec peine au rapport de ma vue.
Je confessais enfin, frappé de tant de maux,
<199>Que, malgré sa raison, de tous les animaux
L'homme est le plus cruel, de tous le plus féroce.
Non, l'animal n'a point ce caractère atroce :
La faim le rend avide, et non dissimulé,
Son courroux, s'il s'enflamme, est bientôt exhalé;
Mais l'homme étant vengé conserve encor sa haine.
Cependant cette race, envers elle inhumaine,
Perverse et si portée à la méchanceté,
Au milieu des horreurs et de l'iniquité,
Produisit quelquefois de ces âmes divines
Qui sans doute des cieux tirent leurs origines,
Esprits consolateurs des maux que nous souffrons,
Qui paraissent des dieux au milieu des démons.
Mais d'un présent si beau, si précieux, si rare,
La main de la nature en tout temps fut avare.
Le mal assurément domine ici partout,
Il est dans l'univers de l'un à l'autre bout,
On le trouve en autrui, trop souvent en soi-même.
Eh quoi! l'Être parfait, ce Dieu grand et suprême,
Fait-il également de sa divine main
Cet ange que j'honore et ce monstre inhumain?
Je m'arrête, interdit, au bord de cet abîme,
Où se perd en sondant l'esprit le plus sublime :
Mes yeux respectueux de ces profonds secrets
Détournent aussitôt leurs regards indiscrets.
Il nous suffit ici, malheureux que nous sommes,
Tous les jours exposés aux trahisons des hommes,
D'apprendre, en contemplant ce spectacle touchant,
Combien le cœur humain est perfide et méchant.
Il le paraît surtout quand, libre de contrainte.
Du frein sacré des lois il étouffe la crainte,
<200>Ou quand impunément il ose les braver
Du rang où la fortune a daigné l'élever;
De ces lieux éminents, à l'abri du tonnerre,
Enivré d'amour-propre, il écrase la terre.
C'est de là que des rois les folles passions
Percent malgré leur voile aux yeux des nations.
Ennemi déclaré de leur culte idolâtre,
Je parus malgré moi sur le même théâtre;
Le hasard, qui nous place ici-bas à son choix,
Voulut qu'un philosophe eût le sceptre des rois.
Mais le trône aussitôt me fit des adversaires;
Je les crus des héros, et c'étaient des corsaires.
Que ce récit apprenne aux peuples ignorants
Pour quels indignes dieux a fumé leur encens.
Le bonheur autrefois compagnon de ma vie
Excita contre moi la fureur et l'envie
Des rois ambitieux dont les sanglants complots
De mes voisins jaloux ont soulevé les flots;
De leurs bras réunis l'effort me persécute,
Leur haine a préparé leur triomphe et ma chute.
Dans la brûlante soif qu'ils ont de dominer,
Il n'est rien de sacré qu'ils n'osent profaner,
Ni rien que n'ait atteint leur foudre vengeresse;
L'orgueil qui les possède, augmentant leur ivresse,
Leur dépeint leurs forfaits sous les traits éclatants
Des dieux qui de l'Olympe écrasent les Titans.
Mais mon cœur, en ce trouble, atteint d'un coup plus rude,
Éprouve de mon sang la noire ingratitude;
Des princes élevés et nourris dans mon sein200-a
<201>Ont tâché d'y plonger le poignard assassin.
Un lustre entier, témoin de ce sanglant ravage,
A vu renouveler le crime et mon outrage,
Et, malgré tant d'assauts, mon bras faible et tremblant
Soutenir sans secours ce trône chancelant.
Le seul peuple en Europe auquel la foi nous lie,
Triomphateur des mers, nous plaint et nous oublie.
Nœuds sacrés, mais nœuds vains entre les nations,
De l'amitié des rois douces illusions,
Nés de la politique et de la conjoncture,
Vous gardez le limon de cette source impure,
Vous éblouissez l'œil qui ne sait pas prévoir,
Et trompez qui sur vous croit fonder son espoir.
Ces nobles sentiments et cette grandeur d'âme
Que la vertu nourrit et que l'honneur enflamme
A l'esprit des traités n'ont pu s'associer.
L'intérêt y domine, et marche le premier;
Ses perfides conseils, son funeste artifice,
Au cœur des souverains altèrent la justice;
Sous le nom de Minerve il fait connaître au Roi
Comment en conscience il peut manquer de foi,
En mettant sa parole, au cas qu'il la révoque,
Sous le frivole abri d'une phrase équivoque.
Dans cette affreuse école instruit à s'avilir,
On apprend à tromper, on finit par trahir;
Les traités chez les grands sont le sceau des parjures.
Voilà d'autres amis, témoins de nos injures,
Indécis, incertains, pleins de crainte et glacés,
Faibles consolateurs de nos malheurs passés.
Ils ont dressé d'avance un pompeux cénotaphe,
Décoré de nos noms, chargé d'une épitaphe,
<202>Satisfaits de laisser au monde consterné
Un léger souvenir d'un peuple exterminé.
En souffrirons-nous moins? Pour guérir nos atteintes
Il faut de vrais secours, non de vaines complaintes,
Une mâle assistance, un vigoureux soutien,
Un ami qui partage et le mal, et le bien.
Quittez le nom d'amis, vous que la crainte arrête,
Qui, tranquilles, du port contemplez la tempête,
Qui, sans tendre la main à ceux qui vont périr,
Par les flots courroucés les laissez engloutir.
Vos cœurs, à la pitié toujours inaccessibles,
Aux malheurs étrangers demeurent insensibles.
Le nom de l'amitié, pour moi saint et sacré,
Ne décorera point qui l'a déshonoré;
Je le refuse à vous, placés au rang suprême,
Dont l'amour concentré n'a d'objet que lui-même;
Je le refuse à toi, barbare souverain
Dont le cœur est de fer, les entrailles d'airain.
Mais qu'on m'apprenne, ou bien qu'un de ces rois m'explique
Sur quel principe absurde agit sa politique,
Et comment de sang-froid il a pu regarder
Ce torrent orageux, courant tout inonder,
Dévaster les Etats, en effacer la trace,
Qui, s'approchant de lui, d'assez près le menace
D'un sort non moins funeste et plus injurieux.
Ce n'était pas ainsi que pensaient nos aïeux,
Lorsque de Charles-Quint le sanglant héritage
A Philippe ou Joseph retombait en partage;
A peine la discorde armait ces héritiers,
A peine couvraient-ils les champs de leurs guerriers,
Que l'Europe agitée, attentive aux alarmes,
<203>Par un effort soudain parut d'abord en armes,
Mesura ses secours, et par un juste choix
Rétablit l'équilibre et protégea les rois.
Si de la liberté sa main prit la défense,
Si sa prudence alors redressa la balance
Qu'un monarque puissant fait pencher à son gré,
Le mal était moins proche et moins désespéré
Que le danger présent dont l'aspect la menace.
Rien ne peut égaler la criminelle audace
De ce complot de rois, monarques conjurés
Contre la liberté des Germains atterrés.
Le Français, à poids d'or achetant des complices,
Du Nord et du Couchant les deux impératrices,
Cruels perturbateurs de ce triste univers,
Le partagent entre eux et préparent ses fers.
De ce corps monstrueux l'esprit est despotique;
Uni par l'artifice et par la politique,
C'est un feu dévorant qui veut tout consumer.
Si, libre en ses efforts, on lui laisse opprimer
Un prince magnanime, ardent à se défendre,
Alors, sans résistance osant tout entreprendre,
Gouvernant l'univers au gré de ses projets,
Il réduira les rois au rang de ses sujets;
Voilà dans l'avenir ce que tout œil peut lire.
Qui peut vous empêcher, princes, de vous instruire?
Peuples trop amoureux de votre oisiveté,203-12
Assoupis dans les bras de la sécurité,
De votre inaction goûtez longtemps les charmes,
Laissez verser le sang et répandre des larmes
A ceux dont les efforts ont au moins combattu;
<204>Et puisqu'enfin l'Europe est stérile en vertu,
Puisque dans mes revers en vain je vous implore,
Puisque votre tendresse en regrets s'évapore,
En dédaignant l'effet de vos secours douteux,
Je fonde désormais mon espoir et mes vœux
Sur l'Orient, rempli d'enfants de la victoire,
Réservoir de héros, d'esprits nés pour la gloire.
J'y découvre de loin un peuple plein d'honneur,
Ami de l'oppressé, fléau de l'oppresseur;
Votre infidélité, ce détestable crime,
N'a jamais pénétré dans les murs de Solime.204-13
Voyez vers l'Hellespont ces puissants armements;
Ces guerriers vont voler et remplir leurs serments.
Qu'importe à ma raison et le rite et le culte
D'un ami généreux qui venge mon insulte?
Qu'on l'apprenne, en dépit de tous mes envieux :
Qui daigne m'assister est chrétien à mes yeux,
Et cent fois plus chrétien qu'un ennemi barbare,
De trésors et d'États usurpateur avare.
De la religion et l'esprit et la loi
Consiste dans les mœurs, et non pas dans la foi;
Celui qui veut ma perte est le seul infidèle.
Ah! laissons tonner Rome et frémir le faux zèle;
Qu'importe qu'un docteur imbécile, indiscret,
Maudisse absurdement Platon ou Mahomet?
Jadis le fanatisme, en allumant la guerre,
Pour de vains arguments a saccagé la terre;
De nos jours ce prétexte, aux regards pénétrants,
N'est plus qu'un masque usé des fureurs des tyrans.
<205>Vous, rapides vainqueurs, vous, braves janissaires,
Accourez, combattez, frappez nos adversaires,
Aux champs de la victoire allez vous signaler.
Vos pâles ennemis commencent à trembler;
Puissent-ils à vos pieds expier leurs parjures!
Puisse notre triomphe effacer nos injures!
Puisse un noble dessein, d'un bon succès suivi,
Rendre aux lois du croissant le Danube asservi!
Accourez immoler d'une main enhardie
Les crimes de l'Europe aux vertus de l'Asie.
De ces climats lointains va sortir le vengeur,
De la Prusse aux abois heureux libérateur;
Le trône des sultans, aux ennemis terrible,
A produit un héros dont le cœur est sensible.205-a
Digne de ses aïeux et du sang ottoman,
Je vois revivre en lui l'esprit de Soliman;
Il va, noble héritier de ce puissant génie,
D'un innombrable camp couvrir la Pannonie,
Et du Nord consterné presser en même temps
Des bords du Tanaïs les cruels habitants.
Mais vers ces grands travaux qu'il est près d'entreprendre,
Ces combats que pour nous son courage va rendre,
N'est-ce que l'amitié qui dirige ses pas?
Comment peut-on s'aimer, ne se connaissant pas?
Scrutateurs indiscrets d'une vertu bornée,
Respectons d'un héros la course fortunée,
Dont les secours réels, donnés comme promis,
Traverseront les vœux de tous nos ennemis.
Si d'un œil pénétrant il a prévu les suites
<206>Qu'aura l'ambition sans frein et sans limites
De deux puissants voisins, accrus par nos débris,
Si pour tant de hasards il se propose un prix,
En cueillerons-nous moins, forts de son assistance,
Les fruits de ses secours et ceux de sa vaillance?
Ah! soyons, dans ces temps si souillés d'attentats,
Reconnaissants outrés plutôt qu'amis ingrats.
Voilà le sort des grands qui gouvernent le monde :
Des chagrins, des revers, une douleur profonde,
Des piéges, des dangers, des ennemis cruels,
Des soins pour des ingrats, des soucis éternels;
Et si, se consumant en des travaux utiles,
Le destin les traverse, on les croit malhabiles;
Aux malheurs, aux hasards plus que d'autres soumis.
Ils ont des envieux, et point de vrais amis.
Si je m'en étais cru, j'aurais cent fois moi-même
Arraché de mon front ce fatal diadème;
Le trône est un objet qui ne m'a point tenté,
L'éclat qui l'environne est faste et vanité.
L'honneur et le devoir forcent à le défendre :
S'il est de la grandeur de savoir en descendre,
C'est un opprobre affreux de s'en laisser chasser;
Et puisque le destin a daigné m'y placer,
Je ne veux, quels que soient les malheurs que je brave,
Ni régner en tyran, ni mourir en esclave.
Le bonheur au pouvoir ne fut point attaché,
Le vulgaire le croit sous la pourpre caché;
Mais le vulgaire enfin, juge sans connaissance,
Prend pour réalité ce qui n'est qu'apparence.
Pour moi, qui dans le monde ai de tout éprouvé,
Dans ces divers états mon cœur vide a trouvé
<207>Qu'au milieu de ces maux le seul bien véritable,
Aux grandeurs, à la gloire, aux plaisirs préférable,
Seul bien étroitement à la vertu lié,
C'est de pouvoir en paix jouir de l'amitié.
Ah! je l'ai possédée une fois en ma vie,
Dans le sein d'une sœur que la mort m'a ravie;
Amitié, don du ciel, seul et souverain bien,
Tu n'es plus qu'un vain nom, son tombeau fut le tien.
A Strehlen, le 11 novembre 1761.
<208>LE STOÏCIEN.
O mortels mécontents! ô raisonneurs coupables!
De vous-mêmes, des dieux ennemis implacables,
Des moindres accidents consternés, accablés,
Toujours séditieux, incertains et troublés,
Sous vos palais dorés ou sous vos toits de chaume
Du bonheur fugitif embrassant le fantôme,
De son image en vain vous occupant toujours,
En soins infructueux vous consumez vos jours :
Écartez ces brouillards et laissez-vous instruire.
La nature ici-bas vous plaça sous l'empire
Des songes, des erreurs et des illusions;
Votre bonheur dépend de vos opinions.
Vos désirs insensés, guidés par l'ignorance,
Ont pris pour le vrai bien sa trompeuse apparence;
Etrangers en vos cœurs, vous ne sûtes jamais
Ce qui vous faisait craindre, ou former des souhaits.
Le fol enchantement, l'ivresse de la vie
Retient vos yeux distraits sur sa superficie;
<209>Ah! pouvez-vous, mortels, toujours vous ignorer?
Dans l'abîme de l'homme il faut vous éclairer.
Vous êtes composés d'esprit et de matière;
L'un pense et vous conduit, l'autre n'est que poussière.
Cette âme, souveraine et maîtresse du corps,
Fait à sa volonté mouvoir tous ses ressorts;
Des présents que du ciel a reçus l'homme injuste,
Sans en excepter un, l'âme est le plus auguste,
Elle doit occuper chez vous le premier rang.
Sacrifiez-lui donc cette chair et ce sang;
Cela ne suffit point, tâchez de la connaître,
Voyez à quelle fin le ciel lui donna l'être :
L'homme est-il pour lui seul dans l'univers jeté,
Ou tient-il aux liens de la société?
Nos désastres égaux, nos communes misères,
Hélas! prouvent assez que nous sommes des frères,
Et que, par nos secours adoucissant nos maux,
Il faut nous entr'aider à porter nos fardeaux.
D'un si noble désir entretenez la flamme,
Placez dans la vertu le bonheur de votre âme,
C'est le souverain bien; vous pouvez le trouver,
Mais en le possédant, il le faut conserver.
Lorsqu'un esprit docile aux lois de la nature
A la vertu qu'il aime obéit sans murmure,
Il trouve, chaque fois qu'il rentre dans son cœur,
Au temple des vertus l'asile du bonheur.
L'âme, en faisant le bien, peut donc se rendre heureuse,
La moins intéressée est la plus vertueuse;
Elle immole au public, sans peine et sans regret,
Ses travaux, et sa vie, et son propre intérêt,
<210>Et, sur tous ses défauts rigide et vigilante,
Dompte des passions la révolte naissante.
Le sage est doux, humain, sensible et généreux,
Il connaît des mortels l'égarement affreux;
Pour eux juge indulgent, il est pour lui sévère.
L'absinthe à votre goût est âpre et trop amère?
Vos cris sont vains, son suc n'en est point radouci :
Tolérez les méchants, puisqu'ils sont faits ainsi.
Qu'importe si la main d'un ingrat, d'un perfide,
Ose attenter sur vous; le prendrez-vous pour guide?
Son crime et sa noirceur vous le font détester,
Mais votre emportement est près de l'imiter.
Songez qu'en votre cœur le ciel mit la clémence
Pour surmonter la haine et pardonner l'offense;
Cette aimable vertu, sans fruit pour vos amis,
Ne peut briller en vous qu'envers vos ennemis,
Qu'envers des scélérats, des traîtres, des parjures.
Certain passant, dit-on, éclatant en injures,
Étendu sur le bord du plus clair des ruisseaux,
De fange et de limon voulut souiller les eaux;
Mais son paisible cours, en poursuivant sa pente,
Augmenta la clarté de son eau transparente.
Varus au désespoir paraît s'abandonner;
D'où provient sa douleur? Il faut l'examiner :
La gloire le possède, il s'emporte, il s'enflamme
De ce qu'un inconnu dans ses discours le blâme.
Ami, sois en repos, écoute la raison;
Sois docile à sa voix et souple à sa leçon.
Quel est l'objet fâcheux dont l'aspect te dérange?
Quels sont ces vains propos de blâme ou de louange?
<211>J'entends de quelques sons l'ébranlement léger,
Des mots articulés, et dissipés dans l'air.
Quelle immortalité te peut donner la gloire?
Tu veux de nos neveux étourdir la mémoire,
Et voir tout l'avenir de tes hauts faits frappé,
De ton nom, de toi seul à jamais occupé?
Approche, et ton erreur va d'abord disparaître.
Pendant l'éternité qui précéda ton être,
Dis-moi, fus-tu sensible à ce qu'on dit de toi?
Ménippe211-a ou l'Arétin211-a t'ont-ils rempli d'effroi?
Si de tous leurs discours tu n'eus aucune idée,
De quelle rage enfin ton âme possédée
Peut-elle s'agiter de ce qu'après ta mort
Le monde, en te jugeant, aura raison ou tort?
Lorsque la froide mort étend sur nous ses ailes,
Du feu qui nous anime éteint les étincelles,
Nous couche dans la tombe à jamais étendus,
Dès ce moment, pour nous tout l'univers n'est plus;
Dans cette sombre nuit que le vulgaire abhorre,
Aucun ne sentira le ver qui le dévore.
Les plus grands ennemis, les plus ambitieux,
Qui pensaient se placer sur le trône des dieux,
Qui de tout l'univers se disputaient l'empire,
Acharnés à se perdre, ardents à se détruire,
Ces fiers compétiteurs, et Pompée, et César,
Lépide, Antoine, Auguste, enfin Charle et le Czar,
De toutes leurs fureurs, leurs combats et leurs haines
Ont à peine laissé quelques images vaines;
Leurs chagrins sont perdus, ainsi que leurs travaux,
<212>Et leur ambition se borne à leurs tombeaux.
Leur exemple suffit, leur sort devrait nous dire
Que le héros, la gloire, et qu'enfin tout expire.
O gloire, ambition, richesses, dignité,
Images du bonheur! tout n'est que vanité;
Entraîné par le cours d'un mouvement rapide,
C'est un éclair qui passe, il n'a rien de solide.
Ainsi qu'en dissolvant des êtres composés,
Pour un but différent tous corps organisés,
La nature s'en sert, et par eux renouvelle
De ses productions l'abondance éternelle,
Et de la pourriture et du sein des tombeaux
Produit, et rend la vie à des êtres nouveaux :
Ainsi le temps qui fuit, ce torrent qui s'écoule,
Sans fin, d'événements pousse et produit la foule;
Son cours impétueux, fécond en changements,
S'en sert même à fixer les saisons et les ans.
Il enfante, il détruit, il élève, il abaisse,
A varier le monde il s'occupe sans cesse;
Amenant le présent, effaçant le passé,
Il est toujours mobile et n'est jamais lassé.
Et je murmurerais, et je serais rebelle
A la loi générale, immuable, éternelle!
Et je m'emporterais contre l'événement,
Qui, sourd à tous mes cris, n'a point de sentiment!
Tes efforts sont perdus, âme dure et rétive,
Ce qui doit arriver également arrive;
Et tel étant l'arrêt de la fatalité,
Apprends à te soumettre à la nécessité.
Notre course ici-bas est courte et passagère,
<213>Nous traversons en hâte une terre étrangère
Où rien ne nous est propre, où tout a dû rester;
Nous pouvons en jouir, mais il la faut quitter.
Déjà nos successeurs demandent notre place,
Nos pères l'occupaient, et le temps nous en chasse :
Ah! ne pouvons-nous pas, modérés et discrets,
Posséder sans orgueil et perdre sans regrets
Les biens qu'on nous prêta dans cet instant de vie?
Ces méprisables biens, objets de tant d'envie,
De nos vœux insensés l'espoir et le fléau,
Ont la légèreté qu'a le vol d'un oiseau;
Tandis qu'on le contemple, il échappe à la vue,
Et prend en fendant l'air une route inconnue.
Les désastres fameux peints dans l'antiquité
Se répètent aux yeux de la postérité;
Si le nom des acteurs, si la scène diffère,
L'action est la même, et frappe le vulgaire.
Lorsque la faction qui déchirait les grands
Mit Rome tour à tour aux fers de deux tyrans,
L'un, Caïus Marius, par la guerre civile
Forcé jusqu'en Afrique à chercher un asile,
Par un préteur cruel rebuté de ces lieux,
Sans trouver un abri contre ses envieux,
Ressentant de Sylla la haine vengeresse,
Courbé par les revers, mais rempli de noblesse,
Répondit au préteur : « Apaise enfin tes cris;
Viens repaître tes yeux, vois Marius assis
Sur les débris fumants de Carthage détruite. »
Les grands et les États ont des bornes prescrites,
Ils ont un temps pour croître et pour se maintenir;
<214>Mais tout ce qui commence était fait pour finir.
J'ai connu Charles sept, j'ai vu le vieil Auguste,
J'ai vu le fameux czar, grand prince, mais injuste :
Ils se consumaient tous en projets superflus;
Je n'ai fait que passer, ils n'étaient déjà plus.214-a
Où sont les compagnons de mon adolescence?
Où sont ces chers parents, auteurs de ma naissance?
Ce frère qui n'est plus, et vous, ô tendre sœur!
Vous, qui ne respirez que dans ce triste cœur?
Que dis-je? où sont enfin ces familles entières,
Ces générations anciennes et dernières?
Ah! tout fut moissonné par la faux du trépas.
Examinez le sort des plus puissants États,
Les Perses et les Grecs, et Rome après Carthage.
Leur éclat un instant précéda leur naufrage;
Colosses redoutés, par l'âge ils ont péri,
Ne laissant qu'un vain nom couvert de leurs débris.
Et vous, toujours rebelle aux lois de la nature,
A l'indocilité vous joignez le murmure!
Indifférent au bien et trop sensible au mal,
Vous voulez vous soustraire au destin général!
Goûtez, goûtez plutôt, supprimant votre plainte,
Un bonheur limité qu'étouffe votre crainte;
Il vous fut accordé, mais court, mais passager,
Et jamais pur; le mal a dû s'y mélanger.
Mais vous me répondez : « Je vis, je suis sensible,
<215>Mon corps à la douleur n'est point inaccessible,
Je sais qu'il faut souffrir le mal et le trépas;
Votre nécessité ne me console pas. »
Quoi! vous ne voyez point qu'ici-bas la souffrance
N'épargne ni vertu, ni pouvoir, ni naissance,
Atteint un criminel ainsi qu'un innocent?
Chacun s'y voit sujet, et nul n'en est exempt;
Tout ce que la vertu partage avec le crime
N'est un mal qu'à l'égard d'un cœur pusillanime.
A quoi sert la constance et l'intrépidité,
Si ce n'est pour braver les coups d'adversité?
Dès que le mal est long, il devient supportable;
S'il est court, il finit, il est plus tolérable.
Votre corps, en effet, en peut être abattu,
Mais il ne peut blesser l'honneur ni la vertu.
Si le temps vous guérit, si, tandis qu'il s'envole,
En essuyant vos pleurs enfin il vous console,
Il conviendrait au sage éclairé par Zénon
Qu'il dût cet heureux calme aux fruits de sa raison.
Vos tourments, vos soucis sont souvent des chimères,
Préjugés appuyés des erreurs populaires,
Que de l'esprit d'un sage il faut déraciner.
Quel charme à l'univers a pu vous enchaîner?
La terre à mes regards est un amas de boue
Dont la vicissitude insolemment se joue,
Le monde, à peine un point du tout illimité,
Et nos jours, un clin d'œil envers l'éternité.
L'instant présent s'enfuit, il vient de disparaître,
Le passé n'est plus rien, et l'avenir doit naître;
Et dans ce tourbillon notre esprit inconstant,
<216>A peine sûr de vivre un court et prompt instant,
D'un désir altéré d'heureuses destinées
Enchaîne dans ses vœux un nombreux cours d'années.
Quel mélange étonnant de gaîté, de soupirs,
De transports, de regrets, de dégoûts, de désirs!
Ce contraste éternel au désordre vous livre;
Détestant votre sort, vous désirez de vivre.
Décidez-vous enfin; fatigué de vos jours,
Qui peut vous empêcher d'en abréger le cours?
Sortez de cette terre en maux inépuisable.
Et ne respirez plus sa vapeur exécrable.
Qu'est l'homme en ce séjour frivole et décevant?
C'est une âme qui traîne un cadavre vivant;
Par ses distractions toujours hors d'elle-même,
Et qui sans réfléchir végète sans système.
D'un regard intrépide envisagez la mort,
C'est notre seul asile et notre dernier port;
Chaque jour nous la montre, et pourrait nous apprendre
Que tout homme lui doit le tribut de sa cendre.
Lorsque le doux sommeil, nous couvrant de pavots,
Rend le corps insensible aux biens ainsi qu'aux maux,
Privée entre ses bras des sens de la pensée,
L'âme éprouve la mort tant qu'elle est éclipsée,
Et le corps se dissipe et s'accroît tous les jours.
D'atomes étrangers le nombre et le concours
Répare en aliments la force qui s'altère,
Mais ce n'est plus ce corps qu'allaita notre mère;
L'invisible progrès de tant de changements
Forme un être nouveau par le secours des ans.
S'il subsiste et s'il vit par sa métamorphose,
<217>Du trépas dans son sein rien n'affaiblit la cause;
La Mort nous attend tous près de son étendard,
L'un y vole à la hâte, et l'autre y va plus tard,
Ainsi que les ruisseaux et les grandes rivières,
Par des canaux divers se creusant leurs carrières,
D'un cours égal au fleuve, au rapide torrent,
Vont se précipiter au sein de l'Océan;
De leurs flots confondus le tribut le ranime,
Dans son immensité leur nom et tout s'abîme.
Esprit séditieux, spectateur plein d'orgueil,
Entouré de débris, assis sur un écueil,
Si, tandis que tu vis, tout ce que tu contemples
De la destruction t'offrit les grands exemples,
Apprends à te soumettre, à respecter ton sort :
La vie était pour toi l'école de la mort.
Si ce souffle inconnu qui t'anime et qui pense
Souffre du changement et sent la décadence,
Si, lorsque tu péris, un même coup l'éteint,
Après cet attentat qu'est-ce donc que l'on craint?
La mort à la douleur te rend inaccessible;
Tes organes détruits, ton corps est insensible.
Mais si ce même esprit, par un bienfait des dieux,
Triomphant du trépas te survit dans les cieux,
Cesse de t'alarmer, ton cœur n'a rien à craindre,
Bénis plutôt le ciel, et rougis de te plaindre.
Dieu, l'être seul parfait, est débonnaire et doux,
Son immense bonté s'oppose à son courroux;
Nous, faibles vermisseaux, qui rampons sur la terre,
N'attirons point sur nous les éclats du tonnerre;
L'homme, ici-bas, tremblant, de dangers effrayé,
<218>Est à ses yeux divins un objet de pitié,
Et devient par sa mort un objet de clémence.
En ce Dieu bienfaisant place ta confiance,
Et, sûr de son secours au jour de ton trépas,
Va, plein d'un doux espoir, te jeter dans ses bras.218-a
A Strehlen, ce 15 de novembre 1761.
<219>ÉPITRE A CATT.
O Catt! nos jours, nos ans s'écoulent,
Qui peut, hélas! les arrêter?
Le temps, les destins qui nous roulent
Ne cessent de nous emporter.
Nous avons deux temps dans la vie :
L'un est l'empire de l'erreur,
Où nous possédons le bonheur;
L'autre est pour la philosophie,
Il est triste, morne et rêveur.
Encor dans la fleur de votre âge,
Le premier est votre partage.
Le charme des illusions
Et l'ivresse des passions
Remplissent votre cœur volage;
La vive imagination
Du plus frivole badinage
Vous fait une occupation.
Tout vous rit, et tout vous engage
A rendre un éternel hommage
Au plaisir sans réflexion;
Votre âme, toujours dissipée,
Tourbillonnant dans les plaisirs,
<220>Par l'abondance des désirs
Se trouve sans cesse occupée.
Ici l'Amour en badinant
Décoche une flèche dorée
Dont vous sentez incontinent
Dans le cœur la pointe acérée.
Vous soupirez, vous vous troublez,
Soudain vos feux sont redoublés,
Vos sentiments, toute votre âme,
Sont à l'objet qui vous enflamme,
Vous domptez ce cœur rigoureux,
Un moment vous êtes heureux;
Mais l'inconstance vous réclame,
La jouissance éteint vos feux.
Vous quittez donc votre maîtresse,
Et, revenu de votre ivresse,
L'Amour a dirigé vos pas
Vers les filets que tend Sylvie;
Vous y tombez, et votre vie
Se termine par le trépas,
Si vous ne contentez l'envie
De posséder autant d'appas.
Bientôt une autre lui succède;
Vient son tour, et celle-là cède
Votre cœur au nouvel objet
Dont l'Amour vous rend le sujet.
Ainsi courant de belle en belle,
Un heureux instinct vous appelle
A goûter des plaisirs nouveaux.
Des soucis la troupe cruelle,
La prévoyance et sa séquelle,
<221>Ne troublent point votre repos;
Votre cœur ouvert se déploie,
Au sein de la société, Aux
épanchements de la joie.
Dans votre heureuse liberté,
Tout semble créé pour vous plaire;
La vérité sans contredit,
Souvent dure et toujours sévère,
Ne vaut pas, lorsqu'on l'applaudit,
Une jouissance en chimère;
Être heureux, c'est la grande affaire,
Et dans ce séjour imposteur
Où tout est fiction et songe,
Qu'importe qu'en nous le bonheur
Naisse dans le sein de l'erreur?
Chérissons-en jusqu'au mensonge.
On l'a tant dit, nous sommes tous,
Les uns plus, les autres moins fous;
Ce fait me semblant très-probable,
Choisissez la folie aimable :
De tous les agréments pour nous
Elle est la source intarissable.
Pour jouir longtemps de ce bien,
Gardez-vous d'approfondir rien;
Tout est prestige en cette vie.
Des objets de votre folie,
En fidèle épicurien,
Effleurez la superficie.
Vos plaisirs sont comme une fleur,
Cueillez-la d'une main légère;
A sa nuance, à sa couleur,
<222>Au doux parfum de son odeur
S'attache un prix imaginaire.
Ah! nos sens ont tout à risquer
De qui veut métaphysiquer;
La rose, sous la main profane
Qui s'obstine à la disséquer,
Perd tout son éclat et se fane.
Le monde, et sans rien excepter,
S'échappe dès qu'on le pénètre;
L'examiner et le connaître,
C'est apprendre à s'en dégoûter.
Pour moi, qu'une longue infortune,
Le temps et les maux ont flétri,
Sous le fardeau qui m'importune
J'ai fait divorce avec les ris;
Je touche aux bornes de ma vie,
L'erreur de chez moi s'est enfuie,
Et la raison, à mes esprits
Montrant son austère figure,
Me force à suivre son allure,
Et prétend qu'en mes fonctions
Avec son compas je mesure
La moindre de mes actions.
Cette raison a ses apôtres;
Mais dure, inflexible envers nous,
C'est un pédagogue en courroux
Qui nous nuit en servant les autres.
Après tous les destins divers
Que l'un essuie et l'autre évite,
Présents que dans cet univers
Répand la fortune maudite,
<223>Nous allons tous au même gîte,
Les ignorants et les experts
Passeront tous l'eau du Cocyte.
Mais lorsque la Mort décrépite
Vers ses abîmes entr'ouverts
Voudra diriger votre fuite,
L'Amour et les Plaisirs légers
Jusqu'au portique des enfers
En foule iront à votre suite;
Et pour moi, rêvant tristement,
Peut-être en hâtant le moment223-a
Du coup du ciseau de la Parque,
J'irai mélancoliquement
Passer dans la fatale barque.
N'allez donc pas vous dessaisir
Des erreurs, charmes de la vie :
O Catt! un moment de plaisir
Vaut cent ans de philosophie.
A Breslau, en janvier 1762. (Cette date est celle de la correction de l'Épître, qui
a été composée le 24 novembre 1761.)
ÉPITRE A MONSIEUR MITCHELL,224-a SUR L'ORIGINE DU MAL.
Ministre vertueux d'un peuple dont les lois
Ont à leur sage frein assujetti les rois,
Chez vous la liberté respire auprès du trône,
Et contient le tyran, s'il fulmine et s'il tonne.
Vos princes, jouissant d'un droit vraiment royal,
Sont libres s'ils font bien, enchaînés s'ils font mal.
Que leur sort est heureux! qu'ils sont dignes d'envie!
Ils sont à la vertu liés toute leur vie,
La justice et les lois ont réglé leur devoir,
Et leur caprice en vain réclame leur pouvoir.
Pourquoi, mon cher Mitchell, pourquoi l'Être suprême
N'a-t-il donc pas daigné nous enchaîner de même?
Nous garderions empreint le sceau de sa bonté,
Nous n'aurions point, hélas! la triste liberté
<225>De quitter la vertu pour embrasser le vice;
Pourquoi nous exposer au bord du précipice?
Moins libres dans nos choix, nous serions plus heureux,
Et la nécessité nous rendrait vertueux;
L'innocence et la paix habiteraient la terre,
Plus de destruction, d'assassinats, de guerre.
Quel grand sujet, Mitchell, à nos réflexions!
Comment concilier ces contradictions?
L'Être suprême est bon, et l'homme est misérable,
Pour nos faibles esprits abîme impénétrable,
Mais secret important loin de nos yeux placé,
Auquel tout notre sort se trouve intéressé.
D'où vient le mal moral? d'où vient le mal physique?
Votre Locke profond, si sage et méthodique,
Et Clarke, et Shaftsbury, n'auraient osé risquer
De toucher cette énigme et de nous l'expliquer.
J'écarte de vos yeux ces visions trop folles
Dont la Grèce égarée inondait ses écoles.
Elle attribuait tout au pouvoir du hasard;
Un système lié par la sagesse et l'art,
Dont l'ordre, le rapport, le but se manifeste,
Démontre ouvertement un ouvrier céleste.
Le hasard n'est qu'un mot, sans rien signifier,
A l'orgueil ignorant qui sert de bouclier.
Voulez-vous de Manès adopter le système,
Concevoir de deux dieux l'égalité suprême?
L'un est l'auteur des biens, l'autre répand les maux,
La discorde aussitôt rendra ces dieux rivaux.
Si Rome succomba quand César et Pompée
Luttaient pour s'arracher leur puissance usurpée,
Quel serait, pensez-vous, le sort de l'univers,
<226>Si le ciel combattait le pouvoir des enfers?
Du trouble et du désordre obligés de s'accroître
Un chaos plus confus aurait donc dû renaître.
Pour soutenir ce monde et pour le protéger,
Un Dieu suffit; son bras ne peut se partager.
Ce Dieu, dont la nature a publié la gloire,
Dont chaque astre en son cours rappelle la mémoire,
Est non seulement grand, éternel et puissant,
Mais clément, débonnaire, et surtout bienfaisant.
Ce sont ces attributs que l'univers adore,
N'est-ce pas sa bonté que tout mortel implore?
Tels sont les traits frappants qu'il grava dans nos cœurs.
Un être malfaisant, objet de nos terreurs,
Ne peut être le Dieu que des anthropophages;
L'unique auteur du bien reçoit l'encens des sages.
Venons au nœud gordien où gît tout l'embarras;
Pope en le maniant ne le dénoua pas.
Comment, me direz-vous, un Dieu si débonnaire
De maux accumulés accabla-t-il la terre?
Quel est l'auteur du mal? Je ne vous réponds rien :
Le mal peut-il venir de l'auteur de tout bien?
De ce sujet abstrait les ténèbres sublimes,
Effrayant ma raison, découragent mes rimes;
Moi, qui chez saint Thomas n'ai point pris mes degrés,
Modeste adorateur des mystères sacrés,
Je crains d'être profane en touchant ce problème.
Passe pour votre roi des Henri le huitième,
Possesseur du savoir de nos loyaux aïeux,
Plein de la scolastique et d'auteurs ténébreux,
Qui versa sur Luther pour la gloire papale
Tous les flots érudits d'horreur théologale;
<227>De son travail ingrat, dont Léon dix fit cas,
L'écrit au Vatican fut rongé par les rats.
Si cependant, Mitchell, vous désirez d'apprendre
Ce qu'ont dit des auteurs qu'on ne saurait entendre,
Sur leurs pas hasardeux osons nous essayer;
Mais, hélas! ces docteurs n'ont pu que bégayer.
Nous devrons convenir, ignorants que nous sommes,
Que l'Être tout-puissant ne devait rien aux hommes;
Rien n'ayant pu gêner son pouvoir absolu,
Il a pu les former selon qu'il a voulu.
L'éternel artisan, débrouillant la nature,
Ne fit point de contrat avec la créature,
Sans qu'elle y consentît, il lui donna le jour;
Nous fûmes condamnés à vivre en ce séjour
Pour qu'on versât sur nous de deux tonneaux célestes
Des biens si passagers et des maux si funestes.
Mais d'autres animaux sont aussi malheureux;
Tout être éprouve ici des destins rigoureux.
L'homme ne tient-il pas à la nature entière?
Il est un composé des corps de la matière.
Voyez ces éléments en guerre et divisés,
Par leur choc éternel l'un à l'autre opposés,
La chaleur et le froid, et le sec, et l'humide,
Prêts à briser le frein qui les retient en bride;
Et vous vous étonnez du choc des passions,
Enfants séditieux de nos sensations!
L'homme, étant le jouet de la vicissitude,
Joint à quelques vertus beaucoup de turpitude;
Si dans ce tourbillon il se change en effet,
Il ne pouvait pas être impassible et parfait;
C'est de l'Éternel seul l'attribut légitime.
<228>Mais quel est le principe enfin qui nous anime?
Vous le voyez, tout corps vit par le mouvement,
Rien ne peut se mouvoir que par le changement.
Tandis que notre sort par nécessité change,
Nous ne pouvons jouir d'un bonheur sans mélange,
Nos parents, nos amis doivent naître et mourir,
Nous devons pleurer, rire, espérer et souffrir.
Mais pourquoi, direz-vous, l'homme est-il dans le monde?
Ces êtres qu'enfanta la nature féconde,
La chaîne qui descend de l'homme aux végétaux,
Du sublime Newton aux moindres vermisseaux,
De la profusion accidents nécessaires,
Sont produits pour orner les plaines sublunaires;
Peut-être l'Éternel voulut qu'en ce séjour
Tout atome jouît de la vie à son tour.
Voyez dans vos jardins, sous un tas de poussière,
Les fourmis à l'écart creuser leur fourmilière;
Pourraient-elles penser que la faveur des dieux
Créa pour les fourmis l'eau, la terre et les cieux?
Sans les voir, en passant, le maître du domaine
Écrase sous ses pieds leur engeance hautaine.
L'auteur de la nature est au-dessus des lois,
Il n'est point notre esclave, il est libre en ses choix;
Dans un des moins parfaits des univers possibles,
D'un bonheur passager il nous fit susceptibles.
S'il est des scélérats, opprobres des humains,
Nous avons des Catons et des Marc-Antonins :
Soyons contents, ce monde à nos vœux doit suffire.
A moins que d'être enfer, il ne serait pas pire,
Répond le philosophe avec simplicité.
Pénétrez donc au fond de la difficulté;
<229>Je veux savoir comment un Dieu juste, équitable,
Fait souffrir l'innocent ainsi que le coupable.
J'éprouve un sort affreux; mais l'ai-je mérité?
Et Dieu contre un mortel peut-il être irrité?
S'il est injuste, ô ciel! quelle pensée horrible!
L'ignorance ou l'erreur est mon lot infaillible.
Le mal ne peut venir d'un être tout parfait;
Quelle origine a-t-il? d'où vient-il? qui l'a fait?
Essayons cependant s'il n'est aucune route
Moins fertile en écueils, pour nous tirer de doute.
Supposez avec moi, sans toucher aux autels,
Que l'univers et Dieu sont tous deux éternels.
L'homme, animal pensant, et le reptile insecte
Sont tous deux composés d'une matière abjecte;
Cette imperfection n'a pu se démentir,
Et les êtres divers ont dû s'en ressentir.
Dès qu'on ne fait plus Dieu l'auteur de cet ouvrage,
Le mal est nécessaire et devient mon partage;
On ne m'entend donc point me plaindre ou murmurer
Quand je vois la vertu gémir et soupirer,
Et le crime insolent, dans sa cruelle ivresse,
De son triomphe injuste accabler la faiblesse.
Sans doute un créateur s'y devait opposer,
Mais Dieu jusques à nous ne peut se rabaisser;
Il borne son pouvoir à des lois générales,
A la fécondité dont ses mains libérales
Raniment l'univers dans son épuisement,
Au principe inconnu de ce grand mouvement
Qui pousse et qui retient dans sa course rapide
Ces globes enflammés qui nagent dans le vide.
En scellant ses travaux du sceau de sa grandeur,
<230>Dieu seul de ce grand tout est le conservateur,
Les saisons et les jours, c'est lui qui les dispense;
Mais de lui jusqu'à nous l'intervalle est immense.
Peut-être la matière, indocile à traiter,
Rebelle à ses desseins, a su lui résister.
Deux causes existant, égales en puissance,
L'agent n'a pu sur l'autre emporter la balance;
De deux mauvais partis il lui restait le choix,
Et sur le moins mauvais il a réglé ses lois.
Peut-être, en me voyant étaler ce système,
Votre raison, Mitchell, n'y souscrit pas de même;
Vous cherchez l'évidence en ces sujets obscurs;
Mais l'art conjectural a-t-il des côtés sûrs?
La matière éternelle et pourtant imparfaite,
Loin de vous contenter, vous choque et vous arrête.
A ces objections que répondrai-je, hélas!
Aucun objet parfait ne me frappe ici-bas;
L'homme a contre l'erreur des armes offensives,
Mais ses opinions manquent de défensives.
Le mal est dans le monde, il n'est que trop certain;
On ne peut l'en bannir, on le déguise en vain.
Pour ne point voir en Dieu le promoteur du crime,
J'en charge la matière, elle en est la victime;
Je défends la bonté, l'honneur de l'Éternel,
Je puis mal deviner sans être criminel.
Mais on me presse encore, on s'efforce à me dire
Que nous sommes heureux. Hélas! je le désire;
Mais pour me le prouver, ne pleurez donc jamais,
Que je n'entende plus ni soupirs ni regrets.
Notre sort, me dit-on, ne paraît point étrange;
Dieu plaça les humains entre la brute et l'ange.
<231>Je sais qu'aux animaux l'homme est supérieur,
L'ange est plus inconnu; mais je serais d'humeur
De laisser à Milton les anges et les diables,
Pour ce bizarre auteur sujets inépuisables.
On me répète encor que l'homme limité
Ne peut concevoir Dieu ni son immensité;
D'un point dans l'univers, dont il a quelque indice,
Il juge en souverain de ce vaste édifice;
Ce qu'il critique enfin, et qu'il appelle un mal,
Est admirable et bien conçu dans le total.
Je n'escalade point des lieux inaccessibles,
Le crime et la douleur sont des objets sensibles;
Je sais que mon esprit est très-faible et borné,
En suis-je moins à plaindre et moins infortuné?
Le vice est mon tyran, mes vertus sont restreintes;
Quel cœur assez cruel peut condamner mes plaintes?
La douleur me pénètre, en déchirant mon corps,
Le chagrin de l'esprit use enfin les ressorts,
L'avenir me prédit des maux d'une autre espèce,
Dont la caducité menace ma vieillesse;
De périls renaissants, de maux environné,
Je suis dans des tourments à vivre condamné.
Ah! quel mortel voudrait, dans la nature entière,
Renaître et parcourir de nouveau sa carrière?
Voilà la vérité. Mais un docteur d'Oxford,
M'anathématisant, vous dira que j'ai tort,
Qu'il sait tout, et qu'il peut, aidé de sa science,
D'un roi pyrrhonien accabler l'ignorance;
Il croit qu'en ce séjour on nous veut éprouver,
Que nous portons la croix afin de nous sauver,
Que l'âme au désespoir, contrite, infortunée,
<232>De gloire dans les cieux se verra couronnée;
Mais sur trois millions à jamais réprouvés,
A peine deux mortels en tout seront sauvés;
Puissiez-vous être admis parmi leur petit nombre!
Je hais, je vous l'avoue, un docteur dur et sombre
Qui veut que Dieu créât jadis le genre humain
Pour brûler dans le gouffre où gît l'esprit malin,
Et prétend me prouver par son jargon bizarre
Que mon maître est injuste autant que lui barbare.
Laissons cet insensé que l'erreur a séduit,
Des décrets éternels profondément instruit,
Dans ses égarements, imbu de ses chimères,
Sans scrupule au démon assigner tous ses frères;
Tandis que le bourru se plaît à disputer,
La modeste raison me condamne à douter.
D'un esprit curieux la vive intempérance
Croit par la conjecture aller à l'évidence;
Mais au lieu de pouvoir atteindre aux vérités,
Elle égare, elle induit en cent absurdités.
C'est le conte du pauvre accablé de détresses :
Pour sortir du besoin il chercha des richesses,
Un trésor qu'on disait caché sous son foyer;
Mais il fut confondu d'y trouver du fumier.
A Breslau, le 28 de décembre 1761.
<233>LE CONTE DU VIOLON.
Certain monsieur Vacarmini,
Élève harmonieux de monsieur Tartini,233-14
Voyageait pour se faire entendre
Par les trois quarts de l'univers.
Un beau jour, produisant en Flandre
Lui, son violon et ses airs,
Il se trouvait en compagnie
Où le monde, ébahi de tant d'accords divers
D'une exécution hardie,
Stupide admirateur de ses talents divins,
Redoublait d'applaudir et de battre des mains.
Les concerts achevés, un étourdi l'aborde,
Lui dit : Daignez à moi, comme à mes citadins,
Accorder une grâce. - Ah! tout je vous accorde;
Ordonnez, dit l'artiste, elle est à votre choix.
- De votre violon détachez une corde,
Et puisqu'il vous en reste trois,
Voyez si vous pourrez suppléer par vos doigts
Au défaut de la chanterelle.
- Cette invention est nouvelle,
Dit l'autre, et pourtant je verrai
<234>Comment je vous contenterai.
Sur trois cordes il joue, étend les doigts, démanche,
Et produit des accords doux et mélodieux.
Son auditeur, plus curieux,
Veut encore qu'on lui retranche
Une corde; il en resta deux.
Le joueur, comme on peut le croire,
S'en acquitta moins bien, cependant avec gloire.
Sur cela le jeune insensé
Voulut qu'il n'en gardât plus qu'une.
Le pauvre artiste, à bout poussé,
Lui joue à force d'art une chanson commune.
Alors l'importun sans façon
Détache la corde dernière :
Encore un air, mon bon garçon,
Çà, çà, je t'en fais la prière.
Mais l'instrument muet ne rendit plus de son.
Par ce conte, s'il peut vous plaire,
Apprenez, chers concitoyens,
Que, malgré tout le savoir-faire,
L'art reste court sans les moyens.234-a
A Breslau, le 28 de décembre 1761. (Cette date est celle de la correction de la pièce,
qui avait été composée au camp de Strehlen, le 11 novembre précédent.)
LES DEUX CHIENS ET L'HOMME, FABLE.
Deux gros mâtins acharnés à leur perte,
Rivaux de bâfre, irrités par la faim,
Se déchiraient pour saisir la desserte
Que certain gars jeta sur leur chemin.
Le sang coulait de leur gueule entr'ouverte,
Leurs cris aigus, leurs fiers aboyements
Frappaient au loin l'oreille des passants.
Certain quidam d'humeur dure et brutale
Voit leur combat, se saisit d'un bâton,
Tout en fureur, sans rime ni raison,
A double tour de son tricot régale
Nos deux champions tout meurtris de ses coups,
Toujours criant : Canaille quadrupède,
Roquets maudits, qu'on s'enfuie et qu'on cède.
L'un des mâtins, bouillonnant de courroux,
Tout en fuyant lui dit : Seigneur féroce,
Médiateur impertinent qui rosse
Deux vrais héros, souviens-toi qu'ici-bas
<236>Comme on l'entend chacun fait son négoce;
Nous autres chiens, nous livrons des combats
Pour quelques os, et vous, pour des États.
De vrais besoins entre chiens font les guerres,
Entre nous c'est l'orgueil et cent chimères.
(Breslau, février 1762.)
<237>DISCOURS DE L'EMPEREUR OTHON A SES AMIS, APRÈS LA PERTE DE LA BATAILLE DE BÉDRIAC.237-a
Approchez, mes amis.237-b Les destins rigoureux,
Inflexibles et sourds, ont rejeté nos vœux;
C'est à vous, chers amis, que mon cœur se découvre.
Vous voyez sous vos pas l'abîme qui s'entr'ouvre
(Rarement le bonheur est le prix des vertus),
Vitellius triomphe, et nous sommes vaincus.
Le dépit, la fureur, empreints sur vos visages,
M'annoncent le projet de venger mes outrages;
Je sais ce que promet votre insigne valeur,
Vous voyez le trépas sans en frémir d'horreur;
Si, versant votre sang, si, perdant votre vie,
Vous pouviez relever ma puissance avilie,
Vous le feriez, j'en ai des gages trop certains.
Mais Othon pourra-t-il approuver vos desseins?
<238>Je fus ambitieux, je désirais l'empire;
Quel homme ne l'est pas?238-a Je sors de ce délire.
Quoi! ce pouvoir fatal qu'on m'ose disputer,
Est-ce par votre sang qu'il le faut cimenter?
Et faudra-t-il souffrir pour le bien d'un seul homme
Que de ses propres mains Rome déchire Rome?
La patrie à nos yeux ne doit point succomber,
S'il faut que quelqu'un tombe, Othon seul doit tomber.
Ma mort terminera la discorde civile;
Au moins à cette fois je puis vous être utile
En arrêtant d'un coup et les proscriptions,
Et les effets sanglants de vos divisions,
Tous malheurs qui du monde entraîneraient la perte.
L'image de ces maux à mes yeux s'est offerte,
Sur ce funeste objet je me suis consulté,
J'ai sondé les replis de ce cœur agité;
Il n'a pu soutenir cette affreuse pensée.
Perdant le souvenir de ma grandeur passée,
Accablé de débris, entouré de fuyards,
J'ai jeté sur la mort d'intrépides regards.
Que me ravira-t-elle? Un pouvoir peu durable,
Un bien qu'en l'acceptant je connus périssable,
Un bien que tout mortel doit quitter quelque jour.
Ah! que Vitellius le possède à son tour.
Je veux, de quelque éclat dont brille sa victoire,
D'un ennemi vainqueur surpasser la mémoire;
S'il s'achemine au trône à force de forfaits,
Je veux, en le quittant, vous combler de bienfaits.
Les dieux m'en sont témoins, lorsque, daignant m'élire,
<239>Par vos soins généreux je parvins à l'empire,
Ma seule intention, mes désirs et mes vœux
Étaient de rendre Rome et mes amis heureux.
Le ciel qui me traverse, et le destin contraire,
Détruisent maintenant ce projet salutaire;
Leur courroux n'a point su me ravir les moyens
De sauver mes amis et mes concitoyens.
Sans que Vitellius dans votre sang se baigne,
Je lui cède mes droits; qu'il triomphe et qu'il règne :
L'empire veut un maître, il n'en peut avoir deux;
Qu'il possède un pouvoir souvent si dangereux,
Et, quoique usurpateur, désormais magnanime,
A force de bienfaits qu'il efface son crime,
Et prépare aux Romains des destins fortunés.
Des mains de ces cruels contre vous acharnés
Demain par mon trépas j'arracherai les armes .. .
Mais quels cris, quels sanglots et quel torrent de larmes!
Serai-je, hélas! l'objet de ces vertueux pleurs?
Je suis trop fortuné, j'ai régné sur vos cœurs,
D'un désespoir mortel vos fronts portent le signe;
D'amis si généreux Othon se rendra digne :
Dans un pouvoir sans borne à mes soins confié,
Je conservais un cœur sensible à l'amitié.
Un simple citoyen eut l'âme assez hardie
Pour dévouer ses jours au bien de la patrie;
Si Décius fournit un tel trait de grandeur,
Que n'attends-tu donc pas, Rome, d'un empereur?
C'est lui qui pour l'État doit présenter sa tête,
Pour conjurer l'orage et calmer la tempête;
Othon, né citoyen, doit ses jours à l'État,
Il vous les doit à vous, s'il n'a le cœur ingrat.
<240>Le danger est l'épreuve où brille une âme ferme,
Au sort inexorable elle prescrit un terme.
On ne mesure point le règne des héros
Par d'inutiles jours coulés dans le repos;
Je n'ai que trop vécu, si l'univers publie
Le vertueux motif qui termine ma vie,
Si l'on dit que, voyant l'État près de périr,
Othon pour le sauver consentit à mourir.
Amis, sans balancer en ce péril extrême,
Courez chez le vainqueur, c'est mon ordre suprême.
Je vous rends votre foi, je vous rends vos serments,
Le temps presse, fuyez, profitez des moments;
Pour la dernière fois que je vous vois paraître,
Obéissez encore aux lois de votre maître.
J'approche de ma fin, je ne suis déjà plus;
En quittant de mes sens les fragiles tissus,
Le cœur rempli de vous, ma dernière pensée,
Ma dernière prière à nos dieux adressée
Sera qu'après ma mort ils daignent dignement
Payer votre tendresse et votre attachement,
Et que, vous accordant un sort toujours prospère,
Ils fassent envers vous ce qu'Othon n'a pu faire.
Vous bénirez mon sort; la mort n'est point un mal,
Le genre humain lui paye un tribut général.
Heureux celui qui peut, quittant cette demeure,
Du sceau de la vertu sceller sa dernière heure!
Si notre esprit s'éteint au moment du trépas,
Il n'est plus de douleurs, de soins, ni d'embarras;
Si le coup qui détruit cette fragile trame
N'est point assez puissant pour atteindre à mon âme,
<241>Je trouverai des dieux aux pervers peu connus,
Dieux rémunérateurs de nos faibles vertus.
Adieu, je vais quitter ma dépouille mortelle,
Et jouir dans les cieux d'une gloire éternelle.
Fait à Strehlen, le 1er décembre 1761.
<242>DISCOURS DE CATON D'UTIQUE A SON FILS ET A SES AMIS, AVANT DE SE TUER.
Nos malheurs sont au comble; ô jour que je déteste!
De ta grandeur, ô Rome! il n'est rien qui te reste.
Ah! de tes demi-dieux les immortels travaux,
Le fruit de tes combats, le sang de tes héros,
Ce pouvoir tant accru par ta valeur féconde
Sur le débris des rois, sur l'empire du monde,
Le prix de ta vertu, celui de tes succès,
Vont d'un brigand heureux couronner les forfaits.
Un de tes propres fils, dénaturé, perfide,
Enfonce dans ton sein son glaive parricide;
Ce fer dont tu l'armas contre tes ennemis,
L'ambitieux César en perce tes amis.
Il dévoue aux forfaits les vertus d'un grand homme;
S'il est héros en Gaule, il est tyran dans Rome.
Ce cruel destructeur de notre liberté,
Contre un sénat de rois citoyen révolté,
Bouleverse l'État, l'attaque, le déchire;
Tout tombe, tout périt, la république expire.
<243>Et nous vivons encor! et nous sommes témoins
Des crimes que n'ont pu conjurer tous nos soins!
La vertu combattait pour la cause commune,
Les lois étaient pour nous, pour César la fortune;
L'univers est soumis aux fers des scélérats.
Qu'il règne, le cruel, sur des Catilinas,
Dignes d'accompagner sa pompe triomphale.
O héros immolés aux plaines de Pharsale!
O mânes généreux des derniers des Romains!
Du fond de vos tombeaux, de ces champs inhumains
Où sans distinction repose votre cendre,
A mes sens éperdus vos voix se font entendre :
« Quitte, quitte, Caton, ce séjour détesté
Où le crime insolent détruit la liberté;
Jouet infortuné des guerres intestines,
Vole t'ensevelir sous nos tristes ruines. »
Oui, vengeurs malheureux de nos augustes lois,
Caton ne sera point rebelle à votre voix.
Mais sauvons nos débris épars sur ce rivage,
Qu'ils voguent loin des bords où dominait Carthage,
Loin du joug qu'un tyran voudrait leur imposer;
Alors de mon destin je pourrai disposer.
Et toi, mon seul espoir, à qui je donnai l'être,
Que je laisse en mourant sous le pouvoir d'un maître,
Fuis les lieux corrompus, le séjour profané
Où ce vainqueur répand son souffle empoisonné ;
D'un tyran orgueilleux fuis l'aspect effroyable,
Cherche en d'autres climats un ciel plus favorable,
Et te maintenant libre en ce siècle odieux,
Souviens-toi des vertus dont brillaient tes aïeux.
Que ton cœur en conserve un souvenir modeste,
<244>Et loin de t'opposer à ce destin funeste
Qui renverse l'État en détruisant ses lois,
Laisse aux dieux irrités leur vengeance et leurs droits.
Sans chagrin, sans douleur vois expirer ton père;
Bénis, bénis le jour qui finit ma misère.
Je veux d'un front serein m'élancer à tes yeux
Des fanges de la terre au temple de nos dieux;
Dans cet asile saint, la gloire et la justice
Abreuvent la vertu d'un torrent de délice ;
Là je retrouverai Pompée et Scipion,
Et ces héros dont Rome a consacré le nom.
Oui, César, à ma mort tu porteras envie,
Un illustre trépas va couronner ma vie;
Véritable Romain, libre, et maître de moi,
Je préfère la mort à vivre sous ta loi.
Il est temps, finissons, donnez-moi mon épée;
Du sang des citoyens elle n'est point trempée,
Mon sang est le premier qui la fera rougir.
Mais quoi! .... tenterait-on de me désobéir?
Forme-t-on des complots? qu'enferme ce mystère?
Ah! timides amis, que prétendez-vous faire?
Croyez-vous m'empêcher de terminer mon sort?
Il est mille chemins pour courir à la mort,
Ils me sont tous ouverts, ma mort est nécessaire.
Voulez-vous donc livrer votre ami, votre père,
Vivant et désarmé, dans les bras du vainqueur,
Le défenseur des lois à leur perturbateur,
Un vrai républicain au tyran qui le brave?
Caton ornera-t-il son triomphe en esclave?
Ah! tels étaient les fruits de votre aveuglement.
Détestez vos erreurs, pensez plus noblement.
<245>Le sage avec mépris voit la mort sans la craindre;
Louez mon action, gardez-vous de me plaindre :
Quand on voit sa patrie et ses amis périr,
Un lâche y peut survivre, un héros doit mourir.
Fait à Strehlen, le 8 décembre 1761.
<246>ALLÉGORIE.246-a
Deux voyageurs jeunes et curieux
De l'Orient parcouraient divers lieux.
On leur apprend qu'une grotte enchantée,
Depuis longtemps des peuples respectée,
Se trouvait là. Pleins d'admiration,
Ils vont la voir, mais sous condition;
Car mon lecteur saura qu'en la caverne
Nul curieux n'osait porter lanterne;
Sombre en était le ténébreux séjour,
Et l'enchanteur surtout craignait le jour;
Jamais lueur n'en éclaira l'interne.
S'il avenait que quelque impertinent
Osât léser cette règle absolue,
Aveugle était, d'abord perdait la vue.
On en faisait plus d'un conte étonnant,
Propre à tourner une tête innocente;
Car rien ne gagne aussi vite à l'instant
Que la terreur d'une sainte épouvante.
Nos étrangers vont, selon ce traité,
<247>Sans éclairer leur démarche tremblante,
Dans l'antre sourd braver l'obscurité.
Mais que ne peut la curiosité?
Tout en entrant, l'un dit à son confrère :
« Ceci sent l'art d'un grand magicien;
Que de beautés cette caverne enserre!
J'aime le grand et l'extraordinaire.
Vois-tu ce jaspe, et remarques-tu bien
Ces chapiteaux au-dessus des colonnes?
Ah! quels trésors! c'est de l'or le plus fin.
Cette corniche à palmes et couronnes,
Quel bon ouvrage et quel riche dessin! »
Son compagnon considère, examine,
Le préjugé lui troublait le cerveau;
Ce n'est pas là, direz-vous, du nouveau;
Il pense voir tout ce qu'il examine.
Après qu'en soi longuement il rumine :
« Ces chapiteaux, dit-il, ne sont point d'or,
Mais bien d'argent; ces colonnes encor
Sont de lapis, et ces grandes statues,
Tout alentour dans ces niches reçues,
Sont du plus clair et transparent cristal. »
- « Oh! tu rêves, dit l'autre, ou tu vois mal;
De l'argent là sont visions cornues. »
Le partisan de l'argent, très-brutal,
Soutient sa cause, en gros mots se querelle;
L'entêtement, la colère s'en mêle,
On jure, on peste, on veut avoir raison,
Et le bon sens n'était plus de saison.
Tout en criant, on regagne la rue;
Du peuple sot l'imbécile cohue
<248>Accourt, s'attroupe, et bientôt, disputant,
Entre les deux champions se partage;
Tel est pour l'or, un autre pour l'argent.
Parmi ces fous il se rencontre un sage;
Ce n'est pas trop de ce inonde l'usage,
Mais il y fut; de vous dire comment,
Mon chroniqueur n'en rend point témoignage.
Il soupira de la mystique rage
Qui s'emparait des esprits échauffés,
Car ils étaient pareils aux fous fieffés.
Bien informé du point de la dispute,
Le sage veut lui-même examiner
D'enchantement ce qu'on vient de prôner.
Sans dire mot, il part, il exécute
Tout doucement l'entreprise, sans bruit;
Sous son manteau il cache une lanterne,
Il voit la grotte, il entre, il y discerne
Tout aussi loin que sa lumière luit,
Ne trouve point colonnes ni statues,
Chapiteaux d'or, les beautés aperçues.
« Je vois, dit-il, des roches toutes nues,
Ouvrage brut où rien ne ressent l'art,
Tel que partout la grossière nature
En a produit comme il plaît au hasard.
Sublime objet de fraude et d'imposture,
O grotte! il faut que tu restes obscure;
Tu n'as de prix que par l'illusion. »
Vers son logis il reprit son allure;
Point aveuglé ne fut, on nous l'assure,
Point ne fronda la superstition,
Monstre et tyran du sublunaire empire.
<249>Il sut garder au fond de sa maison
La vérité, sans daigner la produire;
Ah! cher lecteur, il avait bien raison.
L'erreur se cache, elle craint et redoute
L'éclat brillant dont luit la vérité;
Un seul rayon qui perce dans sa voûte,
En éclairant sa sombre obscurité,
Met imposteurs et dupes en déroute.
Faite à Breslau, ce 23 février 1762.
<250>FACÉTIE AU SIEUR D'ALEMBERT, GRAND GÉOMÈTRE, INDIGNÉ CONTRE LE FRIVOLE PLAISIR DE LA POÉSIE.250-a
Amants des filles de Mémoire,
Surchargés des lauriers et couverts de la gloire
Qu'Apollon distribue à ses chers favoris,
Abjurez désormais vos célèbres écrits.
L'oracle des hautes sciences,
Toisant de son compas les accents de vos voix,
A de son tribunal prononcé vos sentences;
Tremblez et respectez ses lois.
Peintre de la nature, harmonieux Homère,
Qui chantes les Troyens, et les Grecs, et les dieux,
Agissant, combattant, entretenant la guerre
Où périssent Priam et ses fils malheureux,
A quoi servent ta force et ta noble harmonie,
Tes tableaux enchanteurs, tant de traits de génie
Qui jusques à nos jours ont ravi tes lecteurs?
Un barbare, fameux chez les calculateurs,
Perché sur un nuage à côté d'Uranie,
<251>Confond tes sots admirateurs,
Et prétend voir dans son grimoire
Que tu n'étais qu'un fablier.
Au pays des badauds la mode est de l'en croire,
Et dût-il te calomnier,
Nos bons Grecs à rabat, qui tremblent pour ta gloire,
Sont près de la sacrifier.
Je vous plains tous les deux, Théocrite et Virgile,
Vous, qu'inspiraient jadis les Grâces et l'Amour,
Quand ils vous dictaient tour à tour,
Sur le ton simple de l'idylle,
Ces vers qu'avec plaisir on relit chaque jour,
Ces tableaux si riants d'un asile champêtre,
Ce ruisseau près duquel, couchée au pied d'un hêtre,
Phyllis caresse ses moutons.
Les tendres sentiments que Lycidas sent naître
Ne nous font, après tout, connaître
Que d'amants ingénus les douces passions,
Sans un seul mot d'algèbre ou de géométrie,
De courbes ou d'équations.
Quelle était votre frénésie!
Il nous faut des calculs et des solutions.
O sublimes esprits, desquels la noble audace
D'un vol d'aigle perça le vaste champ des cieux!
Vous franchîtes l'immense espace
Qui sépare à jamais la race
Des enfants des mortels du trône où sont les dieux.
Sachez, Pindare, et vous, Horace,
Qu'insensible à vos chants les plus mélodieux,
La farouche philosophie
Traite l'enthousiasme et l'ode de folie,
<252>Et leurs auteurs de furieux.
Que vous dirai-je, ô tendre Ovide?
Vous dédiâtes l'Art d'aimer
A la divinité de Gnide;
Mais vous ne pûtes présumer
Que la fécondité d'une muse fluide
Vous ferait des Gaulois un jour mésestimer.
Que n'alliez-vous chez eux consulter un druide?
Il vous aurait appris que l'art de les charmer
Consiste à renoncer au dieu qui vous possède,
A courir, arpenter sur les pas d'Archimède.
O secret des beaux vers, inconnu jusqu'à nous!
Comment s'est-il donc fait que tant d'illustres fous,
Pensant que leur génie enfantait des merveilles,
Consacrèrent leurs soins, leurs travaux et leurs veilles
À peindre les objets qu'enserre l'univers,
A toucher, émouvoir et plaire par leurs vers?
De ce goût suranné l'on abolit la mode,
Un rabbin newtonien réforme notre code;
Des poudres du calcul, au bout de l'Occident,
Le Parnasse a vu naître et sortir son tyran.
Tout se confond, tout change, il n'est rien qu'il conserve,
Il foule sous ses pieds la poétique verve.
Chez lui, jeunes auteurs, recevez des leçons :
Plus d'images en vers, ni de comparaisons;
Son austère rigueur en serait offensée,
Et sa prolixité sensiblement blessée.
Que désormais vos vers soient durs et décharnés,
D'a plus b minus x et de calculs ornés;
Au lieu de travailler sur des sujets épiques,
Mettez en beaux sonnets les sections coniques;
<253>Pour amuser un roi d'ennuis toujours muni,
Que sur un vaudeville un des chantres lyriques
Lui détonne au Pont-neuf le calcul infini.
S'il vous faut captiver le cœur d'une maîtresse,
Ne lui dépeignez point la peine qui vous presse;
Sans vanter son esprit, ses charmes, ses appas,
A toiser tous ses traits employez le compas,
De leur proportion comparez la mesure,
Et puis laissez errer la vague conjecture;
Vous ferez un ouvrage et physique et profond,
En vers comme en faisaient Musschenbroek et Newton.
Dans des cerveaux brûlés jadis la Fable éclose
Enfanta les vains dieux de la métamorphose,
Improprement donna le nom de Jupiter
A l'espace infini qu'on appelle l'éther,
Par Vénus désigna la féconde nature,
Bacchus était le vin, Cérès l'agriculture.
Nouvel iconoclaste, armez-vous de rigueur,
Extirpez tous ces dieux, fantômes de l'erreur,
Rejetez le sens clair de leur allégorie;
La vérité voilée est à demi flétrie.
Au lieu de nous conter comment le dieu des eaux
Protégea contre Pan Syrinx dans les roseaux,
Philosophe solide, il faudra vous rabattre
A prouver en rimant que deux fois deux font quatre.
O l'excellent secret de plaire et de charmer!
Flairez, flairez l'encens qui va vous enfumer.
Aux hautes régions le voyez-vous paraître,
Au sourcil refrogné, ce sombre géomètre,
Applaudir en bâillant à ce genre nouveau,
Digne de son aride et stérile cerveau,
<254>Donner au rimailleur de ces doctes sornettes
Le titre fastueux de premier des poëtes?
Pour acquérir ce nom par de hardis essais,
Des algébriques vers ébauchons quelques traits;
Leur charme lèvera le fatal anathème
Que la haute science a lancé contre nous;
En faveur de ce théorème,
Nous nous concilierons tous.
Apprenez qu'en tous les triangles,
Si l'on réunit les trois angles,
Ils seront égaux à deux droits.
A la figure, en deux endroits,
Vous tracerez des parallèles;
Doctement comparez entre elles
Les différentes sections,
Et, au moyen d'équations,
Toujours deux angles droits résulteront d'icelles;
Id quod erat demonstrandum.
A Dittmannsdorf, le 3 d'août 1762.
<255>AU MARQUIS D'ARGENS, APRÈS L'AFFAIRE DE REICHENBACH.
Eh bien, voilà ces postillons;
Vous les voulez, je les envoie.
Puissent-ils de nos camps et de nos pavillons
Reconduire chez vous le plaisir et la joie,
La vive et saillante gaîté,
Compagne de votre bel âge!
Puisse le récit non flatté
D'un assez léger avantage
Rétablir la sérénité,
Le calme et la tranquillité
Dans votre âme abattue après un long orage!
Ces rapides courriers n'annoncent pas la fin
D'un pénible et vigoureux siége;
Mais vous apprendrez d'eux par quel coup le destin,
Dans certain combat clandestin,
Nous a su garantir du piége
Que l'implacable Autrichien
Nous tendait en mauvais chrétien.
Vraiment, ce n'était pas la peine
Qu'avec tant d'appareil le peuple en fût instruit;
<256>Jamais ni Condé ni Turenne
Pour si petits exploits ne firent si grand bruit.
Le politique, d'une âme hautaine,
Vous soutiendra qu'on est réduit
A nourrir d'espérance vaine
Le public aveuglé, fait pour être séduit.
A ... ainsi ... le mène
Du Canada jusqu'en Ukraine;
Qui sait le tromper le conduit.
Pour moi, qui n'ai jamais reçu cet Évangile,
Je ne prétends point par l'erreur
Abuser lâchement, en scélérat habile,
La confiance et la candeur
D'un peuple frivole et facile.
Ah! fasse d'un ciron qui veut un éléphant,
J'aime la vérité, le vrai seul est charmant.
Je ne veux point de bruit, de pompe solennelle,
Pour immortaliser le succès d'un moment.
Ce sujet, marquis, me rappelle
Ce trait d'un Suisse goguenard :
Il mangeait gras, c'était carême;
Un orage survint avec un bruit extrême.
Certain dévot, maître cafard,
Au front sournois, à l'œil hagard,
Lui dit : Vous excitez la céleste colère.
L'autre s'écrie en vieux soudard :
Grand Dieu, que de fracas! épargne ton tonnerre;
Ce n'est qu'une omelette au lard.
Mes vers vous expliquent mes pensées sur les postillons que vous avez vus arriver à Berlin. Il est bon de se réjouir d'un grand malheur que nous avons évité; cependant, mon cher marquis, il y a loin de <257>ce point à une fortune entière; et pour vous parler tout à fait naturellement, je crois que nous aurons encore une crise avant la réduction de Schweidnitz. Il arrivera de tout ceci ce qu'il plaira au hasard, à la destinée ou à la Providence; car certainement tous les trois ou l'un d'eux a plus de part aux événements du monde que la prévoyance des hommes. Je vous laisse faire vos petites réflexions philosophiques sur cette matière obscure et impénétrable; si vous y faites quelque heureuse découverte, vous me ferez plaisir de me la communiquer. En attendant, je vous prie, mon cher marquis, de ne me point oublier.
A Péterswaldau, ce 19 août 1762.
<258>AU MARQUIS D'ARGENS, SUR SON TIMÉE DE LOCRES, QU'IL LUI AVAIT ENVOYÉ.
Dans la fleur de mes ans je m'occupais d'Ovide,
Ou je suivais Renaud dans le palais d'Armide,258-a
Et lorsqu'un poil naissant ombragea mon menton,
Je pris goût pour Sophocle, Horace et Cicéron;
Plus mûr, j'étudiai César dans son allure,
Leibniz et Gassendi, mais surtout Épicure.
A présent, cher marquis, que l'âge injurieux,
Énervant ma vigueur, grisonne mes cheveux,
Et m'avertit qu'en peu je joindrai mes ancêtres,
J'ai choisi pour hochets ces scélérats de prêtres;258-b
La folle ambition de ces faquins mitrés,
La luxure et l'orgueil de ces fronts tonsurés,
Amuse, en m'irritant, ma pesante vieillesse.
Je m'emporte en voyant la honteuse faiblesse
De lâches souverains, sous la tiare rampants,
Par bassesse embrasser les pieds de leurs tyrans;
<259>Je me gausse des saints, et ris de leurs reliques,
Je plains l'aveuglement des querelles mystiques,
Bavardage idiot, futile jeu de mots
D'imposteurs révérés, pour abuser les sots.
Le cerveau tout rempli de leur saint brigandage,
Je reçois, cher marquis, votre élégant ouvrage.
Un plus sage que moi n'aurait pu différer
De se jeter dessus et de le dévorer;
Mais mon esprit, tout plein de bulles, de vigiles,
De docteurs, de martyrs, d'interdits, de conciles,
De ce fatras inepte, indigne et mensonger,
Doit, marquis, pour vous lire, avant tout se purger.
Attendez, s'il vous plaît, que ces folles chimères,
Sortant de mon cerveau, dégagent ses viscères,
Et que mon esprit, pur et net de ces erreurs,
Se prépare à se joindre à vos admirateurs.
Avant que l'Orion annonce la froidure,
Suspende les torrents et glace la nature,
En lecteur diligent, au métier aguerri,
J'aurai, n'en doutez point, expédié Fleury,
Alors, en renonçant à la théologie,
Je me vouerai, marquis, à la philosophie,
Et retrouvant en vous la belle antiquité,
J'irai dans votre sein puiser la vérité.
Nous examinerons la nature des choses,
Remontant par degrés à leurs premières causes;
Nous verrons avec Lock combien sur notre corps
La mécanique influe et règle ses ressorts,
Et comment notre esprit, si fier dans sa carrière,
N'est qu'un effet brillant des lois de la matière.
Mais, hélas! cher marquis, pour remplir ces projets,
<260>Il faut voir refleurir l'olive de la paix;
Les Muses, on le sait, redoutent les alarmes,
Leur chaste troupe fuit le tumulte des armes.
Si leur temple s'entr'ouvre au désir des héros,
C'est dans des jours sereins, à l'ombre du repos;
Mais dans des champs sanglants, parmi la barbarie,
Mars même irait en vain courtiser Uranie.
Nos yeux ne sont frappés que d'objets inhumains,
Détestables effets des troubles des Germains,
Fruits de l'ambition et des haines des princes,
Qui, pensant conquérir, désolent les provinces.
L'Europe tout en feu va se bouleverser;
Parmi ces chocs affreux comment peut-on penser?
De tant d'événements le cours prompt et rapide
M'entraîne vers Bellone, en m'éloignant d'Euclide;
Dans l'agitation de ce flux et reflux,
Il faut rendre le calme à mes sens éperdus.
Vous direz, rappelant un exemple à votre aide,
Qu'on vit à Syracuse un certain Archimède,
Tandis que Métellus260-a et la fleur des Romains
Sur ces murs écroulés se frayaient des chemins,
Qui, demeurant tranquille et maître de lui-même,
Au fond de son jardin résolvait un problème.
J'estimerais bien plus ce sage indifférent,
Si, chargé de la ville et du commandement,
Accablé de travaux, rempli d'inquiétudes,
Il eût, malgré ces soins, pu suivre ses études.
Moi, dont l'esprit pesant et peu développé
Par un objet unique est longtemps occupé,
Il faut, pour qu'en détail ma raison le digère,
<261>Ne la point surcharger de plus d'une matière.
Je n'ai point, en naissant, eu des bienfaits du ciel
Un génie étendu, sublime, universel;
C'est pourquoi prudemment je me borne et resserre
Dans les confins marqués de mon étroite sphère.
Vous, formé, né, mûri sous le ciel provençal,
Loin des sombres frimas d'un climat glacial,
Doué d'un esprit vaste, ingénieux, facile,
Vous nous supposez tous pétris de même argile,
Et croyez comme vous que nous nous élevons
D'un vol audacieux aux hautes régions.
Non, marquis, les esprits n'ont pas la même trempe;
Si l'un peut s'élever, le plus grand nombre rampe;
Pour un Jules César quel nombre de Varus!
Et contre un seul Virgile il est cent Mévius.
Des dons les plus exquis la nature est avare,
Le médiocre abonde et l'excellent est rare.
Conservez les beaux dons qui vous sont départis.
Grand nombre de mortels, sous les sens abrutis,
Végètent beaucoup plus qu'ils ne pensent et vivent,
Et sans réflexions leurs jours vides se suivent;
L'image qu'imprima sur eux le Créateur
Du temps qui ronge tout sent le bras destructeur.
Supportez leurs défauts, en plaignant leurs misères,
Encor qu'abâtardis, songez qu'ils sont vos frères;
N'exigez jamais d'eux des progrès violents
Qui passent à la fois leur force et leurs talents :
Ne les mesurez point selon votre opulence,
Rapprochez-les plutôt de vous par indulgence.
Ainsi, si vous daignez m'accorder quelque temps,
Malgré tous les travaux aussi durs qu'importants
<262>Qui demandent mes soins et ceux de mon armée,
Je vous promets dans peu d'avoir lu le Timée.
Ces vers se ressentent, mon cher marquis, du temps où ils sont produits. J'ai des soucis politiques, des inquiétudes militaires, des tracasseries de finance, enfin une multitude d'occupations désagréables qui m'obsèdent. Mes vers vaudraient peut-être un peu mieux, s'ils avaient été enfantés dans un temps plus tranquille; ils seront toujours bons pour l'usage que vous en ferez. Quiconque n'écrit pas comme Racine devrait renoncer à la poésie. Mais on dit que les poétes sont fous; voilà mon excuse. Vous m'avouerez que cette folie n'est pas dangereuse pour le public, surtout lorsque le poëte ne violente pas le monde pour lire ses ouvrages, qu'il ne fait des vers que pour s'amuser, et qu'il est le premier à rendre justice à son faible talent. J'aimerais mieux, je vous l'avoue, faire à présent un beau et bon traité de paix qu'un poëme épique, et, au défaut de cela, battre bien serré les Autrichiens plutôt que de composer une ode comme Rousseau. Vous en seriez content aussi, je le crois bien. Cependant il faut avoir patience, laisser agir les causes secondes, puisque nous ne pouvons remonter aux premières, et plier sous le joug des événements, qui ne dépendent en vérité aucunement de notre prudence. Adieu, mon cher marquis; laissez-moi mes inquiétudes, conservez pour vous une tranquillité inaltérable, et soyez sûr de mon amitié.
A Péterswaldau, le 22 octobre 1762.
<263>VERS FAITS POUR ÊTRE ENVOYÉS PAR UN SUISSE A CERTAINE DEMOISELLE ULRIQUE263-a DONT IL ÉTAIT AMOUREUX.
Je vois ici comment on prend des villes;
Leurs défenseurs, pareils à des Achilles,
Mènent grand bruit et nous résistent bien.
Ces beaux exploits, en lauriers si fertiles,
Toujours cruels, ne me touchent en rien.
J'aimerais mieux le beau secret de prendre
Un jeune cœur enclin à se défendre,
Surtout lui plaire, et par mon entretien
Faire passer mon amour dans le sien.
A mon avis cet art est difficile;
Je le croirais toutefois plus utile
Que les travaux funestes des guerriers
Couverts de sang, de fange et de lauriers.
Quel triste jeu d'abîmer des murailles,
Vieux monuments d'habiles ouvriers,
De s'acharner dans le fort des batailles,
Et de causer nombre de funérailles!
Que si j'étais auprès de vos foyers,
<264>Je l'avouerai, j'aurais plutôt envie
De m'occuper à procurer la vie,
En retirant des cachots du néant
De l'univers un futur habitant.
S'il se pouvait que celle que j'adore,
En concourant à ma félicité,
De son beau sein quelque jour fît éclore
Un rejeton de ma fécondité,
Ce trait parfait ajouterait encore
A ses vertus, qu'on ne peut trop priser.
C'est, croyez-moi, soit dit sans métaphore,
Le vrai moyen de s'immortaliser;
Le dieu d'hymen autorise ces gages.
Le bien de voir croître et multiplier
N'est point celui de ces âmes sauvages,
Des Iroquois et des anthropophages;
C'est un plaisir qu'on peut concilier
Avec les mœurs que prescrivent les sages,
Et la vertu doit le justifier.
Voilà pourquoi Mars, ce dieu si terrible,
Me vit revêche, inexorable et sourd,
Quand il voulut m'engager à sa cour;
Vous le savez, mon cœur tendre et sensible
Sous vos drapeaux et sous ceux de l'Amour
S'était naguère enrôlé sans retour.
Ce dieu charmant m'a tenu lieu de père;
Dans son école, à Paphos, à Cythère,
De ses secrets il daigna m'informer :
« Retenez bien, dit-il, que l'art de plaire
Doit en tout temps précéder l'art d'aimer. »
Il me montra son arsenal, ses armes;
<265>Je ne vis point des tonnerres d'airain,
Mais de beaux yeux brillants de mille charmes,
Dont la tendresse exprimait quelques larmes,
Et qui des dieux feraient l'heureux destin.
Tous ses sujets vivent en assurance;
Leurs travaux sont exempts de violence,
Attentions, sentiments délicats,
Soupirs, doux soins, égard et complaisance,
De tendres vers écrits sans embarras;
Pour leurs exploits, ce sont baisers de flamme,
Qui font couler la volupté dans l'âme,
Qu'il faut sentir, mais qu'on n'exprime pas.
Vous le voyez, j'ai l'âme trop humaine
Pour me complaire au danger, à la peine
Que, dans les camps au dieu Mars départis,
Également souffrent les deux partis.
Habitant doux des rives d'Hippocrène,
Toujours soumis à ma belle, à ma reine,
Je voudrais fort, si j'avais à choisir,
En lui donnant, recevoir du plaisir.
A ce propos, ma divine maîtresse,
Je vous dirai le mot d'un ancien;265-a
Russe n'était, non plus qu'Autrichien :
« Dieu me fit homme, ainsi je m'intéresse
Aux biens, aux maux de toute notre espèce. »
A Dittmannsdorf, 6 août 1762.
<266>AUTRE ÉPITRE POUR L'AMOUREUX SUISSE. RÉPONSE A DEMOISELLE ULRIQUE.
Ah! que j'estime les monarques,
Surtout lorsque c'est vous qui les faites parler!
Oui, s'ils pouvaient vous ressembler,
Les cours n'entendraient plus la voix des Aristarques
En vaines plaintes s'exhaler;
La vérité dans ses remarques
N'aurait rien à dissimuler.
Ces rois auraient le don de plaire
Et l'art plus précieux de régner sur les cœurs,
Par là cent fois supérieurs
A tout souverain arbitraire
Qui sur un peuple tributaire
Établit son pouvoir à force de rigueurs.
Mais votre empire est doux, votre âme est débonnaire,
Vous m'avez subjugué, mon joug est volontaire,
Et ce serait pour moi le comble des malheurs
Si jamais le destin contraire
Entreprenait de me soustraire
A la douce rigueur de mes fers enchanteurs.
Tandis que grand nombre d'esclaves,
Foulés par le sceptre des rois,
<267>S'efforcent vainement de rompre leurs entraves
Pour se gouverner à leur choix;
Tandis que le peuple de Corse
Toujours obstinément se ranime et s'efforce
A briser les fers des Génois :
Mon cœur ne veut d'autre avantage
Qu'à vos attraits de rendre un éternel hommage;
Et pour vous, ma divinité,
Je renonce à ma liberté,
D'un Suisse le seul héritage,
Qui fait des humains en tout âge
La suprême félicité.
Idole de mon cœur, vous, l'âme de mon âme,
Vous détruisez en moi l'esprit républicain.
J'abhorrais autrefois le nom de souverain;
Que le conseil des Cent de nos Bernois me blâme,
Que l'esprit du grand Tell dans son tombeau s'enflamme,
Qu'il m'appelle parjure, esclave de Tarquin,
Vous serez, quoiqu'il me réclame,
Souveraine de mon destin.
Prenez donc désormais les rênes de l'empire
Sous ces auspices fortunés;
Songez, en me voyant à vos pieds prosterné,
Que des Brutus, ces forcenés,
Détestant à vos yeux le stoïque délire,
Je serai, j'en fais le serment,
Fidèle et dévoué jusqu'au dernier moment
Au monarque nouveau que mon cœur vient d'élire.
A Péterswaldau, 25 août 1762.
<268>ENCORE ÉPITRE DU SUISSE AU CABINET DE MADEMOISELLE ULRIQUE.
Recevez, charmant cabinet,
Ce tas de rimes insensées;
Désormais confident secret
De mes amoureuses pensées,
Soyez prudent, sage et discret.
Combien je vous porte d'envie!
Vous êtes dans l'appartement
De celle par qui vivement
Mon âme en extase est ravie;
Vous la voyez à tout instant,
Elle vous touche en écrivant.
Si, par un beau trait de magie,
Je me pouvais pour un moment
Transformer à ma fantaisie,
Je serais, non en Silésie,
Mais, à Berlin assurément,
Le cabinet de mon amie.
La nuit, lorsqu'elle dormirait,
Toujours vigilant auprès d'elle,
Je me tiendrais en sentinelle;
<269>Lorsqu'elle se réveillerait,
L'objet premier qu'elle verrait,
Ce serait son amant fidèle.
Si le matin elle traçait
Sur moi, bureau, quelque billet,
Je baiserais, brûlant de zèle,
Cette main si blanche et si belle.
Qu'avec plaisir je porterais
Ce beau sein de neige et d'albâtre!
Qu'amoureusement idolâtre
Doucement je le presserais!
Que, si j'osais, je lui dirais
Tout ce qu'Antoine à Cléopâtre
A dit sur de pareils sujets!
Que j'aurais de cuisants regrets,
Si, trop vite et sans me rien dire,
Elle achevait trop tôt d'écrire!
Mais du moins en me refermant
Elle toucherait son amant;
Cette faveur sans conséquence
Pour moi serait d'un prix immense.
Au lieu de ce bruit sourd que fait
En se fermant tout cabinet,
Je m'écrierais, Catt vous adore!
Et sitôt qu'on me heurterait,
Je le répéterais encore.
Mais la triste réalité,
A l'œil plein de sévérité,
Dissipe de ma douce ivresse
La fiction enchanteresse,
Et de colère transporté,
<270>Je me trouve ici rejeté
Dans un camp, loin de ma maîtresse.
Je le vois, la félicité
N'est pour nous qu'un aimable songe;
Il vaut donc mieux, tout bien compté,
Être trompé par le mensonge
Qu'éclairé par la vérité.
A Péterswaldau, 9 septembre 1762.
<271>D'UN SUISSE.
A la divinité mère du tendre Amour
J'osais, me recueillant un jour,
Du fond d'une antique chaumière
Adresser humblement ma dévote prière.
Je lui disais tout doucement :
O déesse aimable, en qui brille
Ce qu'on imagina jamais de plus charmant!
Je vous en conjure ardemment,
Daignez protéger votre fille;
C'est votre sang, votre famille,
C'est de l'aimable Cupidon
La compagne et la sœur cadette;
C'est elle dont l'amour, dit-on,
En m'embrasant me fit poëte,
Dont vous connaissez bien le nom,
Qui rime richement en ique.
Sur elle répandez, versez sur ses destins
Tous les biens que des dieux la faveur magnifique
Peut distribuer aux humains;
Qu'autant qu'elle est charmante et belle,
Elle soit, s'il se peut, aussi tendre et fidèle;
Que ni l'absence ni le temps
<272>N'éteignent dans son cœur de nos feux innocents
La flamme pure et mutuelle,
Ainsi que vos appas digne d'être immortelle.
Qu'elle connaisse bien le cœur
D'un certain Suisse qui l'adore,
Qui passe jour et nuit à compter chaque aurore
Dont l'éclat importun diffère son bonheur.
Puissiez-vous, ô Vénus! acceptant mon hommage,
Bénir le destin qui l'engage
A former ce nœud solennel!
Et puisse-t-elle enfin, dans cette union sainte,
En n'éprouvant jamais de la lune d'absinthe,
N'y goûter pour toujours que la lune de miel!
A Péterswaldau, septembre 1762.
1-a Voyez t. XI, p. 3-11.
108-a Le feld-maréchal Jacques Keith, né le 11 juin 1696, à Inverugie-Castle en Ecosse, fut tué à la bataille de Hochkirch. Deux jours après, le 16 octobre 1758, Frédéric dit à son lecteur de Catt, à ce que celui-ci rapporte dans ses Mémoires (manuscrits) : « Vous me voyez affligé. J'ai bien pleuré pour le cher maréchal. Je le regrette au delà de l'expression. » Le frère aîné du feld-maréchal, George Keith, maréchal héréditaire d'Écosse, plus connu sous le nom de mylord Marischal, naquit en Écosse le 3 décembre 1686, et mourut à Potsdam le 25 mai 1778.
109-a Voyez t. IV, p. 207 et 252.
11-a « Écraser le roi de Prusse » était le mot favori des Français avant la bataille de Rossbach. Voyez t. IV, p. 20, t. VI, p. 146, et, ci-dessous, la pièce intitulée Aux Écraseurs.
115-a Le Roi veut parler de C. Scribonius Curion, ami de César, qui, après avoir perdu son armée dans la bataille que le roi Juba lui livra devant Utique, l'an 704 de Rome, y trouva la mort qu'il désirait. Voyez J. César, De Bello civili, livre II, chap. 42.
119-a Boileau, dit dans le
Lutrin
, chant V, vers 20 :Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux.
120-a Voyez t. XI, p. 65.
124-a Allusion aux libelles que Voltaire publia contre Maupertuis, et qu'il réunit, en 1753, sous le titre de : Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo. Voyez t. VII, p. 64.
126-a Voyez t. III, p. 110.
130-a A Kunersdorf. Voyez t. V, p. 19-22.
130-b Le feld-maréchal Daun. Voyez t. IV, p. 253 et 254.
130-c Le duc de Choiseul. Voyez t. IV, p. 256, et t. V, p. 45.
131-a Maupertuis était mort à Bâle, le 27 juillet 1759.
131-b La marquise du Châtelet. Voyez t. VII, p. 63.
134-4 Le maréchal Daun avait reculé de Torgau jusqu'à Dresde.
137-5 Le triumvirat. [Voyez ci-dessus, p. 100 et 103.]
14-a Le comte de Clermont, battu à Créfeld le 23 juin 1758; voyez t. IV, p. 210-212.
14-b Voyez t. VIII, p. 201-203.
140-a Le Roi veut parler de Tigellin, favori de Néron. Voyez t. X, p. 179.
141-a Le marquis d'Argens avait parlé au Roi de ce prétendu prophète dans sa lettre du 24 décembre 1759.
141-b La comète de 1682, dont Halley a découvert la périodicité, repassa avec beaucoup d'éclat dans son périhélie le 12 mars 1759.
143-a Racine dit dans
Phèdre
, acte IV, scène 6 :Mortelle, subissez, le sort d'une mortelle.
144-a Précis de l'Ecclésiaste, dédié au roi de Prusse. 1759. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 200-224. Voyez t. X, p. 55-58.
148-6 L'hostie empoisonnée qu'ils donnèrent à un empereur, je crois Henri VII.
155-a Henri - Léonard Bertin, contrôleur général et ministre d'État en France depuis le 21 novembre 1759 jusque vers la fin de décembre 1763.
155-b Ce vers est de Voltaire, Épître à Algarotti, 1735. Voyez Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XIII, p. 118. L'édition des Œuvres posthumes de Frédéric II, 1788, t. VII, p. 289, porte :
Ou ces géants sont fous, ou ces géants sont dieux.
155-c Voyez ci-dessus, p. 64.
156-a Voyez t. III, p. 110, et ci-dessus, p. 126.
156-b Racine, Iphigénie, acte III, scène VII.
157-a La contrefaçon des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci divulgua les invectives contre la Russie que contenait l'édition originale, destinée aux seuls amis du Roi. L'édition qu'il en avait préparée pour le public devait être imprimée par le libraire Néaulme, à Berlin; mais comme celui-ci tardait à la publier, elle parut chez Voss. Les vers satiriques y sont supprimés. Voyez t. X, p. 11, et p. 35, 169, 179, etc.
158-a Auteur oublié d'une tragédie de Phèdre et Hippolyte, représentée pour la première fois en 1677, et que la cabale opposa quelque temps avec succès à la Phèdre de Racine. Voyez t. IX, p. 78.
161-7 Fuite de Mahomet de la Mecque. Pendant la guerre, la cour se retira trois fois de Berlin à Magdebourg.
161-a Voyez ci-dessus, p. 137.
164-a Voyez ci-dessus, p. 124.
166-8 Il avait paru des Lettres d'un Suisse dans lesquelles le Roi développait la politique de la cour de Vienne. [Voyez t. XV, Mélanges littéraires, no XVIII et no XIX.]
166-a Voyez t. XV, Mélanges littéraires, no XX.
166-b Voyez t. IV, p. 253 et 254, et ci-dessus, p. 130.
167-a En 1739.
168-a Voyez ci-dessus, p. 11 et 84.
168-b Allusion aux Lettres juives, que le marquis d'Argens avait publiées en 1736.
170-a Frédéric envoya à Voltaire cette Épître sur le printemps, le 1er mai 1760; elle était alors intitulée, Epître sur le commencement de cette campagne. Il l'envoya en même temps au marquis d'Argens.
Dans la traduction allemande des Œuvres posthumes (Nouvelle édition. A Berlin, 1789, t. VII, p. 108), ce morceau est intitulé Der Frühling (Le Printemps).
186-9 Brave de Térence.
189-10 Fausse nouvelle.
189-11 Cela était faux.
190-a Le magasin russe que le lieutenant-général de Platen détruisit à Kobylin le 13 septembre était peu considérable; mais, deux jours après, non loin du couvent de Gostyn, il s'empara d'un magasin de cinq mille chariots. Voyez t. V, p. 142.
192-a Le général Buturlin, évacuant la Silésie, repassa l'Oder le 17 septembre 1761. Voyez t. V, p. 142.
194-a Racine dit dans Phèdre, acte I, scène 3 :
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
194-b Le Roi parle ici des échecs que les généraux Platen et Knobloch essuyèrent en Poméranie, le 20 et le 25 octobre, et dont la suite fut la perte de Colberg, le 16 décembre. Voyez t. V, p. 150-152.
197-a Voyez t. X, p. 232 et 233, et ci-dessus, p. 115.
200-a Le duc Charles-Eugène de Würtemberg. Voyez t. IV, p. 161; t. V, p. 10 et 261; t. IX, p. 1, 11, et p. 1-8 : et ci-dessus, p. 103.
203-12 La Hollande.
204-13 On espérait le secours des Turcs, ils avaient fait avancer des troupes à Belgrad : mais la mort de l'impératrice de Russie rendit vaines ces démonstrations.
205-a Mustapha III, qui régna de 1757 à 1774. Voyez t. IV, p. 207 et 208 : t. V, p. 121, 169 et 170; et t. VI, p. 70.
211-a Voyez t. IX, p. 54, 55 et 187; et t. X, p. 163.
214-a Racine dit dans Esther, acte III, scène 9 :
Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.
218-a Cette fin du Stoïcien est une réminiscence de l'Épître de Chaulieu A monsieur le marquis de la Fare. Sur la Mort.
223-a Ce vers est omis dans le texte des Œuvres posthumes. Nous l'avons rétabli d'après l'autographe du Roi.
224-a Sir Andrew Mitchell, né à Aberdeen en 1710, envoyé de la Grande-Bretagne à la cour de Frédéric, vint à Berlin le 8 mai 1756, et y mourut le 28 janvier 1771. Voyez t. V, p. 75. Voyez encore l'Éloge de Milord Maréchal par d'Alembert. A Paris, 1779, p. 80.
233-14 Tartini, un des plus fameux violons d'Italie. [Giuseppe Tartini, né en 1692 à Pirano en Istrie, mort à Padoue en 1770.]
234-a Dans sa lettre inédite à d'Argens, du 5 janvier 1762, Frédéric, parlant de ses échecs militaires et des espérances de son ami, s'exprime ainsi : « Je vois, mon cher marquis, que votre imagination provençale, plus forte, plus vive que celle que les climats du nord m'ont donnée, vous peint un avenir riant et des perspectives agréables. Pour moi, je ne saurais vous répondre sur le même ton. Je vous laisse le charme de vos illusions, qui vous consolent, et je m'en tiens au conte de l'élève de Tartini, qui est l'allégorie la plus vraie qu'on ait jamais faite. »
237-a On voit, par la lettre inédite que le Roi adressa au marquis d'Argens, le 5 janvier 1762, qu'il s'amusait alors à lire dans Plutarque les vies de Caton d'Utique et de l'empereur Othon.
237-b Ce début rappelle celui du discours de Mithridate à ses fils, dans la tragédie de ce nom par Racine, acte III, scène 1 : « Approchez, mes enfants, etc. »
238-a Voltaire dit dans Mahomet, acte II, scène 5 :
Je suis ambitieux; tout homme l'est, sans doute.
246-a Le Roi écrit au marquis d'Argent, dans sa lettre du 6 mars 1762 : « Je vous envoie un conte que j'ai fait; j'étais plein, en le composant, de la lecture de Bossuet et de ses impertinentes Variations, où toutes les rêveries mystiques de l'école sont expliquées. »
25-a Voyez t. IV, p. 157 et 209; t. V, p. 6-8, et t. VI, p. 251, §. 18.
250-a Voyez t. IX, p. v, et p. 69-86.
258-a Voyez t. XI, p. 48.
258-b Histoire ecclésiastique de l'abbé Fleury. Voyez t. VII, p. VI et VII, et p. 149-164.
260-a Marcellus. Voyez t. X, p. 71 et 290.
263-a Ulrique Kühn, fiancée du lecteur du Roi, M. de Catt, qu'elle épousa à Berlin, le 9 novembre 1762.
265-a Térence dit dans son
Heautontimorumenos
, acte I, scène 1, vers 5 :Homo sum, humani nihil a me alienum puto.
27-a Allusion au combat de Gohfeld, 1er août 1759. Voyez t. V, p. 8.
33-a Le prince Henri de Brunswic, né le 26 février 1742, fut blessé mortellement au combat de Rühne en Westphalie, le 20 juillet 1761. Il ne mourut que le 9 août.
38-a Ces vers rappellent ceux de Malherbe : Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses.
L'espace d'un matin.
Consolation à M. Du Périer sur la mort de sa fille
.40-a Voyez t. X, p. 185, et t. XI, p. 39.
43-a Voyez t. II, p. 90; t. III, p. 6.
43-b Voyez t. III, p. 50-58, et p. 121 et suivantes.
44-a Bataille de Kolin. Voyez t. IV, p. 141-149.
45-a Le 28 juin 1757. Voyez t. IV, p. 207.
48-a La princesse Amélie fut installée abbesse de Quedlinbourg le 11 avril 1756. Le 1er septembre 1757, le colonel Fischer entra à la tète d'une brigade française sur le territoire de cette abbaye.
48-b Voyez t. IV, p. 193-197.
5-a Voyez t. IV, p. 166 et suivantes.
56-a Voyez, t. X, p. 75, 101 et 255; et t. XI, p. 49.
60-a Voltaire dit dans Mérope, acte II, scène 7 :
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.
65-a Voltaire dit, dans les premières éditions de ses Discours sur l'homme, 1er Discours, vers 12 (édit. Beuchot, t. XII, p. 51) :
Où l'imprudent périt, les habiles prospèrent.
68-a Louise-Julie comtesse de Mailli-Nesle, et ses trois sœurs cadettes, mesdames de Vintimille, de Lauraguais et de Châteauroux furent successivement les maîtresses de Louis XV.
68-b Le cardinal d'Amboise était premier ministre d'État sous Louis XII. C'est à lui que le Roi fait allusion en donnant ici à la marquise de Pompadour le nom d'Amboise en fontange. Voyez t. IX, p. 263.
71-a Bataille de Luzzara, 15 août 1702.
71-b Le 1er février 1702.
72-a Voyez t. VIII, p. 171.
74-a Charles-Edouard. Voyez t. III, p. 48.
74-b Voyez t. II, p. 70, 80 et suivantes.
75-a Bataille de Kolin. Voyez ci-dessus, p. 44.
80-1 Le prince de Saxe-Hildbourghausen, battu en Hongrie au bord du Timoc. [C'est le maréchal comte de Khevenhüller qui fut battu près du Timoc, le 28 septembre 1787; le prince Joseph de Saxe-Hildbourghausen avait éprouvé le même sort à Banjaluka en Bosnie, le 4 août précédent. Voyez t. I, p. 193 et 196, et t. IV, p. 166 et 167.]
80-a Le Roi parle déjà de ces deux officiers supérieurs français t. IV, p. 162, 166, 168 et 170.
80-b Le comte François de Broglie, colonel, mentionné ici, fut blessé mortellement et fait prisonnier à Rossbach; il mourut le lendemain à Mersebourg. C'était le troisième fils du maréchal duc de Broglie, dont il a été fait mention t. II, p. 108, et t. XI, p. 90. Voyez aussi t. IV, p. 115 et 212.
82-2 On appelait les Français tonneliers, parce qu'ils avaient avec eux les troupes des cercles [de l'Empire].
83-3 Ils avaient dit qu'ils voulaient donner des étrennes au roi de Prusse.
84-a Voyez ci-dessus, p. 11.
85-a Jean-Baptiste Oudry, peintre et graveur, naquit à Paris en 1686, et mourut à Beauvais le 30 avril 1755.
90-a Ce fiscal de l'Empire s'appelait Emilien-Gottfried Helm; le 8 octobre 1757, il envoya à M. Aprill, docteur et avocat à Ratisbonne, la citation impériale pour la remettre à l'envoyé prussien. Voyez t. IV, p. 117, 118, 204 et 205.
93-a Dans le manuscrit revu par le Roi lui-même, cette Épître, du 16 octobre 1757, est aussi intitulée, Au sieur Gellert; mais il est évident que c'est par erreur, car l'Épître fut en réalité adressée à Gottsched, qui la publia aussitôt, avec sa réponse du même jour en langue allemande, dans l'ouvrage intitulé, Das Neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit. Leipzig, Wintermond 1758, p. 125 et 126. Il avait déjà publié dans ce recueil, p. 40, sa traduction allemande d'une strophe de Rousseau, qui lui avait valu l'honneur de recevoir ces vers du Roi. Voyez, t. X, p. 158.
98-a M. de Mons, capitaine au régiment de Piémont, prisonnier de guerre en Prusse. Le Roi lui rendit la liberté pour qu'il accompagnât le marquis d'Argens en France. Voyez la lettre du marquis d'Argens au Roi, du 29 avril 1758, et la réponse de celui-ci, du 7 mai suivant.
98-b Le marquis d'Argens publia en 1737 un ouvrage intitulé, La Philosophie du bon sens. Cette publication lui attira les persécutions du clergé français; son père, premier président à Aix, voulant complaire à l'Église, le priva du droit de primogéniture pour en investir son second fils, le président d'Éguilles.
II-a Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke, Aus dem Französischen übersetzt. Neue verbesserte und vermehrte Auflage. Berlin, 1789, t. I, p. XVIII.
II-b J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 5, 7 et 11.