A MES NEVEUX LES PRINCES FRÉDÉRIC ET GUILLAUME DE BRUNSWIC.
Que tout mortel, hélas! facilement s'abuse,
Quand la passion le conduit!
L'illusion, l'erreur l'amuse,
Ce qui le flatte le séduit.
J'ai soutenu que la vieillesse,
Alors qu'elle a proscrit l'amour, les jeux, les ris,
Et les grâces de nos esprits,
Se consolait par la sagesse :
Chimères d'un vieux radoteur,
Maladroit, ennuyeux, sophiste,
De la perte de son bonheur
Tout étourdi, rêveur et triste!
Quoi! son orgueil blessé veut, dans sa folle ardeur,
Élever un trophée à sa propre faiblesse!
Ah! croit-il dénigrer par son ton de docteur
La foule des plaisirs dont jouit la jeunesse?
Tes beaux jours se sont écoulés,
<7>Sur les ailes du temps les plaisirs envolés,
Par le fatal pouvoir de la vicissitude
Abandonnant ton corps à la décrépitude;
En perdant tous tes sens, tu viens hors de saison
Vanter les vains progrès qu'aura faits ta raison.
Pour moi, plus franc et plus sincère,
Je porte avec ingénuité
Un hommage tout volontaire
Au trône de la Vérité;
Je prends en pitié la sagesse
Qui choisit pour son fondement
Un corps tout usé de vieillesse.
Notre gaîté, notre tristesse,
Tout nous vient ou de l'âge, ou du tempérament;
Quand on n'a plus l'esprit volage,
Quand on n'a plus de sentiment,
C'est malgré soi que l'on est sage.
Il n'est point de Nestor austère à nous transir
Qui ne rappelle avec plaisir
Les jours de sa naissante aurore,
Et qui ne brûle du désir
De retourner, s'il peut, encore
Sous l'empire charmant de Vénus et de Flore.
Ses regrets importuns vous doivent avertir
Que malgré lui, par impuissance,
Il renonce à la jouissance
Des bienfaits que vous possédez;
Les destins rigoureux ont de plus décidé
Qu'il n'en garderait point la plus frêle espérance.
Vous voyez donc, mes chers neveux,
Que votre âge est le seul où l'on peut être heureux.
<8>Usez de ce trésor avec poids et mesure :
Partout l'abondante nature
Vous fournit des plaisirs nouveaux;
Le ciel, en dépit des dévots,
Prodigue ses faveurs aux enfants d'Épicure,
Et la volupté la plus pure,
Comme une immense mer en répandant ses flots,
Les désaltère de ses eaux.
De sa liqueur enchanteresse
Abreuvez-vous, jeunes héros;
Mais gardez-vous de son ivresse.
On ne sent pas, dans la chaleur,
Dans le transport, dans le délire
Des passions que l'on respire,
Jusqu'où peut aller leur fureur.
Croyez-en mon expérience,
Associez la tempérance
Aux goûts de ces plaisirs charmants;
Vous êtes dans votre printemps,
Et le conseil de la prudence
Est de vous ménager pour en jouir longtemps.
Les destins ont borné les facultés de l'homme;
Le prudent seul, bon économe,
En garde encor pour ses vieux ans.
Ce n'était pas ainsi que, d'une voix tremblante,
J'exerçais ma muse naissante
A chanter, jeune encor, les succès de l'amour;
Le temps, de sa main malfaisante,
D'une voix naguère brillante
Éteint le charme sans retour.
Adieu gaîté, plaisir, et santé florissante;
<9>Le sort inexorable et sourd
S'obstine à vouloir dès ce jour
Que la raison, cette pédante,
Sur mon esprit règne à son tour.
Vous voyez maintenant quelle est la différence
De l'hiver de nos ans et de l'adolescence;
L'une jouit de tout, l'autre n'use de rien.
Selon le sentiment d'un fameux moraliste,
Le jeune est un fou gai, le vieillard, un fou triste;
Cependant le leibnizien,
Dans l'école, à grands cris obstinément persiste
A soutenir que tout est bien.
A Potsdam, le 20 de février 1765.