AU BARON DE PÖLLNITZ,18-a SUR SA CONVALESCENCE.18-b
Ah! vous voilà, mon vieux baron,
De retour des bords du Cocyte
Et du redoutable Achéron,
D'où le nocher du noir Pluton
Renvova votre ombre maudite,
En contrebande, au doux canton
Que votre serviteur habite.
Vous fîtes frissonner Caron;
Il craignit tout pour Proserpine,
Femme de réputation,
Qui n'aime point qu'on la badine.
Il sait que vous avez le don
De turlupiner du bon ton
Amis, parents, voisin, voisine.
Tout l'enfer était attentif,
<19>Comme il apprit votre venue;
Tisiphone en fut éperdue,
Minos même en parut craintif.
Tous deux, avec un ton plaintif,
Ils vinrent chez le noir monarque;
En pleurant ils dirent : « Seigneur,
Ne souffrez point que dans sa barque
Caron passe un perturbateur
Qui, des mortels le persifleur,
Serait ici notre Aristarque;
Renvoyez-le en tout honneur,
Bien vite et, s'il se peut, sans langue;
Car si là-haut, en belle humeur,
Il jase, pérore ou harangue,
Nous allons mourir de douleur
Des traits perçants de ce railleur. »
Ayant reçu cette requête,
Pluton fit un signe de tête;
L'enfer en parut ébranlé,
Mégère en rit par ironie,
Et le baron fut exilé
Au fin fond de la Germanie.
Demeurez donc chez les vivants :
Ils sont de bonne compagnie,
Moins cruels et plus endurants
Que ce Pluton, que je renie;
Et de vos propos médisants
Ils connaissent depuis longtemps
Le sel attique et la folie.
Restez donc toujours confiné,
<20>Vieux baron, sous notre tropique,
En vous gardant de la colique.
Déjà par Minos condamné,
Attendez, damné pour damné,
Que Sa Majesté diabolique,
Pour ragoûter l'engeance inique
De son grand peuple infortuné,
Peuple pervers à cœur de roche,
Lui serve un jour, pour déjeuner,
D'un chambellan cuit à la broche,
Bien apprêté, dûment offert
Par les marmitons de l'enfer.
Jusqu'au temps que le jour approche
Où vous irez chez Lucifer
Passer joyeusement l'hiver,
Dans un reste de jouissance
Réveillez votre médisance.
Vous n'irez que trop tôt là-bas,
Auprès de l'infernale engeance;
Ne hâtez pas votre trépas.
Et que gagneriez-vous au change?
Ici, vous vivez comme un ange,
Chacun vous porte sur les bras.
Dans l'enfer, un vieux satirique
Est plongé par un vieux démon
Au fond d'une chaudière antique,
Et bout aux eaux du Phlégéthon;
Dans sa cuve mélancolique
On lui donne pour compagnon
Juvénal, ou bien Hamilton.
<21>Tout ceci, baron, vous engage
A ne point hâter ce voyage.
Jouissez donc, comme à crédit,
Des jours heureux que dans votre âge
Le ciel encor vous départit.
Fait à Berlin (décembre) 1767.
18-a Voyez t. XI, p. 12.
18-b On trouvera plus loin une autre Épître au baron de Pöllnitz sur le même sujet, envoyée à Voltaire le 4 avril 1773, avec la nouvelle positive du rétablissement du vieux baron. La traduction allemande des Œuvres posthumes (Nouvelle édition. A Berlin, 1789) contient aussi, t. VII, p. 56-39, et p. 77-82, ces deux Épîtres au baron de Pöllnitz.