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ÉPITRE A D'ALEMBERT.

Vous ne le croirez point, sage Anaxagoras,
Qu'au siècle où nous vivons, il soit en ces États,
Même au sein révéré de notre Académie,
Un ennemi secret de la philosophie,119-a
Qui, jadis reconnu pour très-mince aumônier,
Fait métier maintenant de nous calomnier.
Cependant il s'érige en écrivain habile;
Ce bel esprit pesant, nourri .....,
Soutient que tout penseur qui regimbe à son frein,
Que tout bon raisonneur n'est qu'un franc libertin,
Aux plaisirs adonné, séduit par Épicure,
Qui suit brutalement l'instinct de la nature;
Mais qu'il attend le jour de deuil, d'adversité,
Où ce penseur hardi, tristement alité,
Verra de près la mort, qui de sa faux tranchante
Dans ses sens affaiblis portera l'épouvante;
Qu'alors ses goûts charnels se réduisant à rien,
La peur du vieux Satan le rendra bon chrétien.
<120>Passe qu'en un sermon un sot ainsi s'exprime;
Mais mon docteur écrit, ce vil fatras s'imprime,
On le lit en bâillant à l'honneur du Midas.
Faut-il donc me guetter au moment du trépas
Pour me persuader que deux fois deux font quatre?
Je le crois en santé, sans même en rien rabattre.
Mais quand un imbécile, un bavard importun
Soutient effrontément que trois ne valent qu'un,
Je renvoie aussitôt ce zélé fanatique
Aux premiers éléments de son arithmétique,
Ou je lui dis : Monsieur, quelle est la pension
Que le synode attache à votre fonction?
- Mille écus. - Mais, monsieur, si contre votre attente
On vous dit, Les voilà; vous comptez trois cent trente;
Les yeux tout enflammés, frémissant de fureur,
Vous vous ruerez d'abord sur ce mauvais payeur.
- Distinguo, me dit-il, c'est un fait ordinaire;
L'autre est de notre foi l'ineffable mystère.
- Eh! garde donc pour toi ton merveilleux secret.
Pourquoi le divulguer? tu n'es qu'un indiscret,
Qui, l'esprit tout farci de contes incroyables,
Viens pour des vérités nous débiter tes fables.
Crois-tu donc, si j'étais malade agonisant,
Obsédé par malheur d'un cafard insolent
Qui me dît qu'en ce jour Jupiter par la tête
Accoucha de Minerve, et qu'en chômant sa fête
Je pourrais à l'instant recouvrer ma vigueur,
Crois-tu que ce propos m'induirait en erreur?
Non, ce fourbe y perdrait toute son industrie.
Le cygne de Léda, .......
Jadis ont fait fortune auprès des potentats,
<121>Lorsqu'on était crédule et qu'on ne pensait pas.
Le monde était tombé, dans ces temps, en syncope :
Maintenant la raison, l'esprit se développe,
Rien n'est cru, s'il n'est pas clairement démontré,
On rejette un verbiage obscur, mais consacré;
Aux mots vides de sens ont succédé des choses,
Par des effets certains nous remontons aux causes;
La nature muette apprit à s'exprimer,
On sut l'interroger, et même l'animer.
Les miracles dès lors à nos yeux disparurent,
La vérité régna, les charlatans se turent,
La critique éclairée étourdit les docteurs,
Et partout la raison poursuivit les erreurs.
- Non, non, dit mon cafard, c'est par libertinage
Que l'incrédulité prévalut en cet âge.
- Eh quoi donc! grand docteur, connais-tu Spinoza?
Qui jamais de débauche en son temps l'accusa?
Et Bayle, plus profond, qu'un faquin méprisable
Persécuta longtemps d'un zèle charitable,
Nul penchant sensuel ne put le détourner
Du plaisir de penser et de bien raisonner.
Et ce bon empereur, de tous rois le modèle,
Cet homme en tout parfait, le divin Marc-Aurèle,
Penses-tu que ce fût un gros voluptueux,
Un pourceau d'Épicure, un prince crapuleux?
Peux-tu d'un Antonin faire un Sardanapale?
O fureur de parti! rage théologale!
C'est toi qui corrompis la probité, les mœurs
De ces fourbes tondus et de leurs sectateurs.
Pour maintenir la foi chancelante et douteuse,
Tout cagot sans rougir aima fraude pieuse;
<122>L'audace osa forger les livres sibyllins,
La légende s'enfla de faux martyrs chrétiens,
On supposa, depuis, de fausses décrétales,
Et la religion n'offrit que des scandales.
Faut-il, pour appuyer la simple vérité,
Qu'un mensonge odieux souille sa pureté?
Jamais Newton ni Locke, en leur philosophie,
N'ont mêlé des poisons aux sucs de l'ambroisie;
L'expérience en main, ils surent se guider,
Ils prouvent; c'est ainsi qu'il faut persuader.
Mais si l'on en croyait la troupe consacrée,
En soutane, en rabat, à tête tonsurée,
Dieu, qu'ils nous ont dépeint tout aussi méchant qu'eux,
Deviendrait un objet indigne de nos vœux.
Ils l'ont fait le tyran le plus inexorable,
Pour assouvir sa rage, il rend l'homme coupable;
Non content d'exercer sur lui sa cruauté,
Il prétend le punir durant l'éternité.
Si Lucifer sur nous eût usurpé l'empire,
Notre condition ne pourrait être pire.
Ce n'est point là le Dieu dans mon cœur adoré;
Le mien doit mériter un hommage éclairé.
La terre me l'indique et le ciel me l'annonce,
Un but marqué dans tout en sa faveur prononce :
Mon estomac digère, et des sucs nourrissants
Vont réparer mon être et prolonger mes ans;
Mon œil est fait pour voir, l'oreille pour entendre,
Le pied pour me porter, le bras pour me défendre,
Et si j'ai de l'esprit, celui dont je le tiens
En doit posséder plus que n'en ont les humains :
Qui pourrait me donner ce qu'il n'a pas lui-même?
<123>Voilà pourquoi j'admets ce mobile suprême.123-a
Le fameux Copernic, vos Newtons, vos experts
Ont deviné les lois qui meuvent l'univers;
Les astres dans leur cours ont une allure stable.
Comment un pur hasard, inconstant, variable,
Pourrait-il maintenir ces éternelles lois
Dont l'art pousse et suspend tant de corps à la fois?
Convenons donc qu'un être intelligent préside
Au ressort qui produit ce spectacle splendide;
Mais sans le définir mon cœur doit l'adorer.
Sans lui je ne pourrais vivre ni respirer :
Donc ce divin moteur est bon par excellence;
Au-dessus des mortels, à l'abri de l'offense,
Rien ne peut l'exciter à la méchanceté.
Je me suis vu souvent sur les bords du Léthé,
Et j'aurais entendu hurler de près Cerbère,
Si l'enfer n'était pas un être imaginaire.
Dans ce moment fatal où la mort m'apparut.
La peur ne m'a jamais fait payer de tribut.
Recueillant mes esprits, concentré en moi-même,
Je fus inébranlable et ferme en mon système;
L'erreur, que je bravais étant plein de santé,
Ne prit point à mes yeux l'air de la vérité;
Aucun doute importun ne troubla ma conscience,
Et je fixai la mort d'un œil plein d'assurance.
C'est lorsque notre esprit jouit de sa vigueur
Qu'il faut examiner, sonder la profondeur
Des secrets enfouis au sein de la nature,
Trouver la vérité dans cette nuit obscure,
Peser tout mûrement, avancer à pas lents.
<124>Quand on s'est décidé sur ces points importants,
Rien ne peut plus dès lors troubler la paix de l'âme.
Mais quoi! déjà ces vers font-ils rugir ...?124-a
N'entends-je pas les noms de relaps, d'apostats?
Nous sommes à ses yeux plus vils que des forçats;
Je suis un échappé des bancs de ses galères,
Ses droits sur moi sont tels que s'en font les corsaires
Sur ceux que la victoire a rendus leurs captifs.
Que l'on me compte donc parmi ces fugitifs
Dont l'effort généreux a su briser les chaînes.
Heureux qui, délivré de ces lois inhumaines,
De ce joug de l'esprit, mortel à la raison,
Méprise également Satan comme Pluton;
Qui d'un bras vigoureux terrasse le mensonge,
Et foule aux pieds l'erreur où l'Europe se plonge!
Tels sont mes sentiments, ô profond d'Alembert!
Et neutre entre Calvin, Ganganelli, Luther,
Je tâche, en tolérant leur fougueuse séquelle,
D'éteindre ou d'amortir la fureur de leur zèle;
Mais ces soins sont perdus, et mes efforts sont vains :
Un mortel rendrait-il des tigres plus humains?
Aussi froid au sujet de dispute et de haine,
Au fanatisme affreux dont leur mal se gangrène,
Qu'exempt des passions dont la frivolité
Entraîne à décider avec témérité,
J'ai consacré mes jours à la philosophie.
J'admets tous les plaisirs innocents de la vie,
Et sachant que dans peu ma course va finir,
Je jouis du présent sans peur de l'avenir.
Quel est après la mort l'épouvantail à craindre?
<125>Serait-ce ces enfers qu'Ovide eut l'art de peindre,125-a
Et que nos sots dévots ont, depuis, adoptés?
Quittons, quittons l'amas de ces absurdités,
Pensons comme on pensait dans le sénat de Rome.
Que lui dit Cicéron, ce consul, ce grand homme?
Rien ne reste de nous, messieurs, après la mort.125-b
Mais faut-il s'affliger que tel est notre sort?
Si le corps et l'esprit souffrent la même injure,
Je rentre et me confonds au sein de la nature;
S'il échappe au trépas un reste de mon feu,
Je me réfugierai dans les bras de mon Dieu.125-c

(Envoyée à d'Alembert le 27 avril 1773.)


119-a M. Formey, secrétaire perpétuel de l'Académie de Berlin. Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 27 avril 1773.

123-a Voyez t. VII, p. 128; t. IX, p. 104, 180 et 181; et t. X, p. 65 et 210.

124-a Voyez t. XII, p. 128.

125-a Voyez, dans les Métamorphoses d'Ovide, livre XIV, v. 101 et suivants, la descente d'Enée aux enfers.

125-b On trouve l'exposition de cette doctrine dans Cicéron, Pro A. Cluentio Avito oratio. cap. 61, 171. Salluste, De bello Catilinario, cap. 51, fait parler César de la même manière en plein sénat. Voyez, t. X, p. 58, 232 et 233; et t. XII, p. 115 et 197.

125-c Voyez la fin de la poésie adressée par l'abbé de Chaulieu au marquis de la Fare, et commençant par le vers : « Plus j'approche du terme, etc. » Voyez aussi t. XII, p. 217, 218, 240 et 241.