XV. ÉPITRE A MYLORD BALTIMORE, SUR LA LIBERTÉ.
L'esprit libre, mylord, qui règne en Angleterre,
Qu'on abhorre à Berlin, mais qu'à Londre on révère,
Qu'arma la vérité de sa mâle vigueur,
Pour abattre à ses pieds l'imposture et l'erreur,
Cet esprit généreux, dont l'ardeur vous enflamme,
De vos progrès puissants est le principe et l'âme.
Sans lui, Londre, aujourd'hui libre de ses tyrans,
Languirait sous le joug de préjugés puissants.
Asile des beaux-arts, temple de la science,
Dans vos murs profanés par l'absurde ignorance
Vous auriez vu fleurir un Claude,81-8 un Mongéron,81-9
Au lieu d'un sage Lock, d'un immortel Newton.
Tous les siècles fameux, nos illustres modèles,
<82>Des progrès de l'esprit époques immortelles.
Ont vu l'homme pensant, d'un génie indompté.
S'élancer hardiment jusqu'à la vérité.
Le berceau des beaux-arts, la florissante Grèce,
Cette première école où germa la sagesse,
Qui, marchant à tâtons, cherchait la vérité,
Nourrissait dans son sein l'auguste liberté.
D'elle les orateurs et les héros naquirent,
Sous son puissant abri les sages s'instruisirent;
On estima l'esprit, tout Grec osa penser,
Et dans la vérité chacun voulut puiser.
L'empire et cet esprit, passant d'Athène à Rome.
Aux Latins policés fournit plus d'un grand homme :
Un Cicéron parut,82-a l'appui des innocents,
Lançant sur l'oppresseur ses foudres éloquents,
Cicéron, qui, foulant les erreurs à Tuscule,
Doutait, examinait, et jugeait sans scrupule;
L'inflexible Caton, maître de son poignard,
Ce stoïque ennemi du généreux César;
Et vous, puissant génie, arbitre du Permesse,
Vainqueur des préjugés, vous, immortel Lucrèce,
A qui la vérité confia son flambeau,
Qui, du zèle sacré déchirant le bandeau,
Vîtes dessous vos pieds l'erreur difforme et louche
Pâlir, s'enveloppant de son ombre farouche :
Vous deviez vos succès, ô mânes généreux!
A cette liberté que n'ont plus vos neveux.
A présent, Rome, esclave et rampant sous ses maîtres,
De la main des Césars a passé jusqu'aux prêtres;
Un pontife insolent, fier ou voluptueux
<83>Régit, du Vatican, les intérêts des deux,
D'anathèmes sacrés fait gronder le tonnerre,
Et confond dans ses droits le ciel avec la terre.
On voit à ses côtés la folle ambition,
L'artifice, l'erreur, la superstition,
L'intérêt tout-puissant, l'avarice rusée
Ordonner de la foi de la terre abusée,
Et l'inquisition, barbare tribunal,
Leur fournir au besoin son secours infernal.
Cet infâme sénat, de sa voix insensée,
Condamne l'innocent, et juge la pensée.
Le bûcher est le prix d'un bon raisonnement,
Il consume à la fois l'auteur et l'argument;
Et l'Europe aveuglée, au pontife soumise,
Adore ses décrets, et forme son Église.
Cent rois, cent nations de son sceptre d'airain
Ont reconnu chez eux le pouvoir souverain;
Mais ce chef dangereux, leur donnant des entraves,
De libres qu'ils étaient, en fit autant d'esclaves.
Voyez-vous dans Madrid ces bûchers solennels
Où pour l'amour de Dieu l'on brûle les mortels?
Écoutez dans Paris ces querelles frivoles,
Ces docteurs acharnés aux guerres de paroles;
Voyez le fanatisme, attroupant tous les sots,
Contre l'homme pensant animer les bigots.
L'esprit libre français, l'éloquence hardie
Sous le joug monacal languit abâtardie.
Observez ces Germains soumis à leurs pasteurs,
D'Ignace et d'Augustin aveugles sectateurs;
Leur César malheureux, fugitif en Hongrie,
Fuit le dieu des combats, en implorant Marie,
<84>Attend tout d'un miracle et du secours des saints,
Tandis que le divan se rit de ses desseins,
Et, vovant du croissant triompher la planète
Au-dessus de Jésus élève son prophète.
Mais ces prélats romains qui prescrivent des lois
Ne sont pas seuls tyrans des peuples et des rois :
Avec moins de grandeur, avec bien moins de faste,
Le calvinisme enferme un pouvoir aussi vaste;
Sous des dehors trompeurs, sa sainte humilité
Couvre l'ambition, l'orgueil, la vanité.
On le vit autrefois, sortant de la poussière,
Ébranler par son choc le trône de saint Pierre;
Ce parti s'accroissant, tout un nombreux essaim
Sut s'affranchir du joug du pontife romain;
Persécutés partout, ils blâmaient la contrainte,
De leur foi opprimée au ciel portaient la plainte.
Mais ces persécutés, bientôt changeant de mœurs,
Des autres à leur tour furent persécuteurs,
Et, de leurs ennemis même employant les armes,
Portèrent dans leur sein le trouble et les alarmes.
Leurs docteurs furieux, méprisant le bon sens,
Selon leurs intérêts changeaient leurs arguments,
Et, de barbares mots cherchant la vaine emphase,
Embrouillaient la dispute, obscurcissant la phrase;
Tout sentiment nouveau, toute autre opinion,
Semblaient à leur parti menacer du talion.
L'Afrique est moins fertile en monstres, en insectes,
Que ce parti nouveau l'est en nouvelles sectes,
Pleines d'un même fiel, promptes à se venger,
Et d'un zèle enflammé prêtes à s'égorger.
O fanatisme affreux! seul dieu qui les inspire,
<85>Qui ranimez leur haine afin de les détruire,
Redites-moi quel bras, quel salutaire bras
Les sauva malgré vous de l'horreur du trépas.
Ils auraient dû périr en se faisant la guerre,
Ainsi que ces héros enfantés par la terre,
Qui, nés des dents d'un monstre, en avaient la fureur,
Se livraient follement au glaive destructeur.
Sont-ce là les chrétiens dont l'Europe nous vante
La religion douce, aimable et bienfaisante?
Un océan de sang versé par leur fureur
Sur leurs rivaux vaincus éleva leur grandeur;
Souvent l'homme pensant, poursuivi comme athée,
A vu sa liberté par eux persécutée.
Galilée, opprimé par superstition,
Fut mis dans les cachots de l'inquisition;
Il avait démontré la figure du monde,
Son crime était, hélas! sa science profonde;
Et Bayle, poursuivi par un prélat fougueux,85-10
N'échappa qu'avec peine à ses traits furieux.
Ainsi la liberté, si naturelle à l'homme,
Est maudite à Genève et condamnée à Rome;
Ainsi l'homme, à penser du ciel autorisé,
De l'Église est puni, parce qu'il a pensé.
En Europe et partout, le bon sens à la gêne,
Intimidé, puni, ne respire qu'à peine;
Le scrupule et la peur nous tiennent engagés,
De l'éducation timides préjugés.
La foi, le glaive en main, couvre notre paupière
D'un voile impénétrable aux traits de la lumière;
Et l'ignorance amène, avec l'obscurité,
<86>L'aveugle obéissance et la crédulité.
En vain l'âme en soi-même, esclave rétrécie,
Cherche encor le ressort de son libre génie;
Comme on voit des serins entourés par des fers,
Dont l'aile n'a jamais fendu le champ des airs,
Qui, tristes prisonniers, méconnaissent l'usage
De ces agiles bras que couvre leur plumage,
Tandis que l'aigle libre, ayant pris son essor,
D'un vol précipité s'éloigne de ce bord;
Il part à coups pressés, il traverse la nue,
Et s'ouvre dans les cieux des routes inconnues.
O trop heureux pays, où, par la liberté,
Fleurissent les beaux-arts, l'esprit, la vérité!
O toi, pays charmant, pays que je révère!
Quand verrai-je tes bords, respectable Angleterre,
Savante nation, dont les soins vigilants
Animent à la fois la vertu, les talents?
Tout art est estimé, tout succès a sa gloire,
Et quiconque est illustre a fondé sa mémoire.
Anglais, vous surpassez l'esprit grec et romain,
Vos sages font honneur à tout le genre humain;
Dans la nuit du chaos vous portez la lumière,
Vous trouvez les secrets de la nature entière.
Newton, de l'univers profond calculateur,
Arracha ses ressorts des mains du Créateur,
Ces ressorts si cachés, qui, dans l'espace immense,
Se dérobaient aux yeux de l'humaine science.
Lock, sage, modéré, craignant d'être séduit,
Marche à la vérité, par le doute conduit.
Et vous enfin, mylord, dont l'esprit, la science,
Ennoblissent encor le rang et la naissance,
<87>Oui, suivant hardiment vos désirs curieux,
Jugez tout par vous-même, et voyez par vos yeux,
Vous, de qui le palais des sages est le temple,
Vous, qui de nos Germains devez être l'exemple,
Qui remportez d'ici nos cœurs et nos regrets,
Et changez en partant nos roses en cyprès.
Ah! quand verrai-je enfin ma stérile patrie
Réformer de son goût l'antique barbarie,
Offrir un doux asile aux beaux-arts négligés,
Réchauffer leur ardeur, dans son sein protégés,
Et, faisant refleurir l'esprit et le génie,
Rendre la gloire aux arts, et les arts à la vie?
(Envoyée à Voltaire le 10 octobre 1739.)
81-8 Prêtre de Charenton qui a beaucoup écrit sur la dispute de la grâce. [Mort à la Haye en 1687.]
81-9 Janséniste fameux qui fut arrêté à Paris pour avoir présenté un placet très-libre au Roi.
82-a Voyez t. VII, p. 70 et 128; t. VIII, p. 152, 156 et 304; et t. IX, p. 205.
85-10 Jurieu.