V. COMMENTAIRES APOSTOLIQUES ET THÉOLOGIQUES SUR LES SAINTES PROPHÉTIES DE L'AUTEUR SACRÉ DE BARBE-BLEUE.[Titelblatt]
<36><37>AVANT-PROPOS DE L'ÉVÊQUE DU PUY.37-a
Il faut que l'univers sache qu'on a découvert depuis peu, parmi les papiers de défunt Dom Calmet, un commentaire théologique sur Barbe-bleue, ouvrage aussi utile qu'édifiant. En son temps, on avait hésité de le publier avec les autres ouvrages de ce savant bénédictin, à cause que le docteur Tamponet et autres membres de la Sorbonne soutenaient avec une obstination scandaleuse que Barbe-bleue n'était point un livre canonique. L'archevêque de Paris, dont la vaste érudition est si<38> connue, le cardinal de Rohan, qui passe pour un des premiers théologiens du royaume, l'évêque du Velay,38-a qui se distingue par son zèle, M. de Montpellier, M. de Tours, tous, enfin, les premiers de notre clergé prouvaient que Barbe-bleue n'est point un livre apocryphe, ce qui occasionna une dispute d'une érudition exquise. Le parti de Barbe-bleue se fondait sur Érasme, qui le cite dans son incomparable Éloge de la folie; sur saint Athanase, qui en rapporte des passages dans sa dispute contre les ariens; sur saint Basile, qui le trouve très-orthodoxe; sur saint Grégoire de Nazianze, qui se fonde sur ses prophéties dans une apologétique de la religion chrétienne qu'il adresse à l'empereur Julien; sur saint Jean Chrysostome, qui puisa dans ce livre pieux les plus belles figures de rhétorique dont il orna ses admirables homélies. Le pieux évêque Las Casas en lisait tous les jours quelques passages, pour corroborer sa foi. Barbe-bleue était le bréviaire du pape Alexandre VI. Le cardinal de Lorraine38-b jugeait également que ce livre était canonique. Ainsi, en comptant les voix, ceux qui soutiennent que Barbe-bleue est un livre prophétique et divinement inspiré l'emportent de beaucoup en nombre sur<39> ceux qui le suspectent. Voici ce que nous connaissons de son origine. Barbe-bleue parut à Alexandrie avec la traduction que les Septante firent du Pentateuque et des autres livres de l'ancienne loi. Pendant la captivité des tribus, elles avaient perdu l'Ancien Testament; mais les samaritains avaient conservé ces livres, avec lesquels Barbe-bleue se trouvait. Lorsque le peuple, après avoir quitté Babylone, fut de retour à Jérusalem, Esdras et Néhémie se donnèrent beaucoup de peine pour ramasser tout ce qu'ils purent rassembler de ces précieux ouvrages perdus. Ils retrouvèrent quelques livres, ils en recomposèrent d'autres de mémoire. Comme leur travail était immense, et qu'ils avaient hâte d'achever, ils négligèrent de joindre Barbe-bleue au corps des ouvrages sacrés qu'ils avaient restaurés comme ils avaient pu; et c'est à cette négligence d'Esdras qu'il faut attribuer principalement les doutes qu'ont eus quelques docteurs sur son authenticité.
Cependant il n'y a qu'à lire ce qu'en écrit saint François d'Assise, pour dissiper les soupçons qui pourraient nous rester touchant Barbe-bleue. Saint François, qui l'avait rigoureusement examiné, dit : « Ce livre porte tous les caractères de l'inspiration divine. C'est une parabole, ou plutôt une prophétie de toute l'œuvre de notre salut; j'y reconnais le style des prophètes; il a les grâces du Cantique des Cantiques, le mer<40>veilleux du prophète Ésaïe, la mâle énergie d'Ézéchiel, avec tout le pathétique de Jérémie. Et comme dans l'original hébreu il ne se rencontre aucun terme ni aucune phrase de la langue syriaque, il est incontestable que l'auteur divinement inspiré de Barbe-bleue doit avoir fleuri longtemps avant la captivité de Babylone. » Saint François suppose même qu'il doit avoir été contemporain du prophète Samuel, ce que cependant nous n'oserions affirmer positivement. Le nom de l'auteur de ce saint livre n'est pas parvenu jusqu'à nous, marque de sa grande modestie, en quoi les auteurs de ce siècle ne l'égaleront point. Mais nous ignorons de même quels sont ceux qui ont écrit les livres de Ruth, de Job et des Machabées. Peut-être notre saint prophète est-il en cela égal à Moïse, qui ne pouvait, comme personne dans tout l'univers, nous transmettre l'histoire de sa mort et de son enterrement. Toutefois contentons-nous de ce que notre célèbre commentateur Dom Calmet dit de Barbe-bleue. Il y trouve une doctrine salutaire à l'édification des âmes pieuses, et des prophéties évidemment accomplies; il ajoute que ces prophéties surtout seront d'un grand poids pour confirmer la vérité de notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. Ç'aurait été une perte irréparable pour l'Église militante, si ce précieux commentaire eût demeuré plus longtemps supprimé. Plus<41> d'une raison nous oblige à le publier. Nous touchons, hélas! à la fin des temps; le grand jour s'approche qui va terminer toutes les vanités humaines. Tout ce qui nous a été prédit se vérifie. La nature perd sa fécondité, l'espèce humaine se dégrade à vue d'œil. Déjà la perversité du bon sens l'emporte sur la simplicité chrétienne; le zèle ardent pour la foi s'est changé dans une indifférence criminelle; les nouvelles erreurs l'emportent sur les anciennes vérités; la foi passe pour l'effet de l'ineptie, l'incrédulité pour un effort de raison. Nos ennemis ne nous attaquent plus en secret; au lieu d'aller à la sape comme jadis, ils donnent des assauts violents aux principes fondamentaux de notre sainte croyance. Nos ennemis, en troupes nombreuses, se rassemblent sous différentes enseignes de l'hérésie; ils nous enveloppent de tous côtés. Lucifer combat à leur tête pour détruire notre culte et nos autels. L'Église, ébranlée jusqu'en ses sacrés fondements, menace ruine; elle est sur le point de s'écrouler. Cette sainte mère gémit comme une colombe, elle brame comme un cerf que l'impitoyable chasseur est prêt à massacrer. Elle appelle à son secours ses enfants dans sa grande détresse. C'est Rachel qui pleure ses enfants, et qui ne peut s'en consoler. Volons à son aide. Étayons son ancien et sacré édifice avec le saint commentaire de Dom Calmet sur Barbe-bleue. Opposons ce savant béné<42>dictin comme un bouclier pour repousser les traits empoisonnés qu'une philosophie impie lance contre nous, et que les portes de l'enfer ne prévalent point contre une Église fondée sur la pierre angulaire de notre salut. Et puissent, en lisant ce divin commentaire, s'amollir ces cœurs endurcis dans leur turpitude et dans leur incrédulité! Et puissent ceux qui, ayant perdu le goût des délectations spirituelles, se sont plongés dans la corruption du siècle, fortifiés par Dom Calmet et Barbe-bleue, se convaincre qu'en s'attachant à satisfaire leur cupidité et leur amour pour les choses d'ici-bas, ils hasardent, pour ces biens passagers, de se rendre indignes à jamais des béatitudes éternelles!
<43>LA BARBE-BLEUE, CONTE.43-a
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue. Cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles; il lui en demanda une en mariage, lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait bien lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyèrent l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui avait la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce qu'elles étaient devenues. La Barbe-bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours. Ce n'étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses, que festins et collations; on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres. Enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe bleue, et que c'était un fort honnête homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d'un mois, la Barbe-bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne, si elle voulait, et que partout elle fît bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours; voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celle des cassettes où sont mes pierreries; et<44> voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas. Ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer. Que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, il monta dans son carrosse, et partit pour son voyage.
Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât querir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques que l'on eût jamais vues. Elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle se pensa rompre le cou deux ou trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrête quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante. Mais la tentation était si forte, qu'elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs. C'étaient toutes les femmes que la Barbe-bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre. Elle en pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait point. Elle eut beau la laver et même la frotter avec du grès, il y demeurait toujours du sang; car la clef était fée, il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait; quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.
<45>La Barbe-bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? - Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. - Ne manquez pas, dit la Barbe-bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe-bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? - Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. - Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-bleue. Je le sais bien, moi; vous avez voulu entrer dans le cabinet. Eh bien, madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle se jette aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un tigre, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-bleue avait le cœur plus dur qu'un rocher. Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure. - Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. - Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-bleue, mais pas un moment davantage. Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur, et lui dit : Ma sœur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. La sœur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. Cependant la Barbe-bleue, tenant un grand couteau en sa main, criait de toute sa force à sa femme : Descends vite, ou je monterai là-haut. - Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme; et aussitôt elle criait tout bas : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. - Descends donc vite, criait la Barbe-bleue, ou je monterai là-haut. - Je m'en vais, répondit la femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. - Ne sont-ce point mes frères? - Hélas! non, ma sœur; c'est un troupeau de moutons. - Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-bleue. - Encore un petit moment, répondit sa femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci; mais ils sont bien loin encore.<46> Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais signe tant que je puis de se hâter. La Barbe-bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout éplorée et tout échevelée. Cela ne sert de rien, dit la Barbe-bleue; il faut mourir. Puis, la prenant d'une main par les cheveux, de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu. Et levant son bras .... Dans ce moment, on heurta si fort à la porte, que la Barbe-bleue s'arrêta tout court. On ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon, et l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'en fut aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'atteignirent avant qu'il pût gagner le perron, lui passèrent leurs épées au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme, étant presque aussi morte que son mari, n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que la Barbe-bleue n'avait point d'héritier, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps, une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-bleue.
MORALITÉ.
La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte bien souvent des regrets;
On en voit tous les jours mille exemples paraître.
C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger :
Dès qu'on le prend, il cesse d'être,
Et toujours il coûte trop cher.
COMMENTAIRE THÉOLOGIQUE DE DOM CALMET SUR BARBE-BLEUE.
Pour bien développer le sens mystique de ce divin ouvrage, il faut l'avoir auparavant profondément étudié. Quoique le nom de l'auteur sacré qui l'a écrit ne soit pas parvenu jusqu'à nous, nous pouvons juger, en examinant le style de l'original hébreu, qu'il doit avoir été contemporain du prophète Samuel. Il se sert des mêmes expressions que l'on trouve dans le Cantique des Cantiques, et de quelques phrases approchantes des psaumes de David; d'où nous pouvons conclure qu'il a fleuri longtemps avant la captivité de Babylone. L'ouvrage est écrit dans un style oriental. C'est une parabole qui, avec la morale la plus chrétienne et la plus sublime, est en même temps une des prophéties les plus évidentes de l'avénement du Messie et de la victoire signalée qu'il remporta sur l'ennemi perpétuel de Dieu et des hommes. Ce livre que nous commentons est comme une mine abondante; plus on y fouille, plus on y trouve de trésors. On peut lui appliquer ce passage de l'Écriture : chez Barbe-bleue la lettre tue, mais l'esprit vivifie. Les livres de l'Ancien Testament portent tous le même caractère. Les Pères de l'Église et les docteurs les plus versés dans les saintes Écritures se sont constamment appliqués à saisir le sens caché des<48> auteurs inspirés, et souvent, en comparant des passages de différents prophètes, ils ont réussi à les expliquer les uns par les autres. Nous nous proposons de suivre cette sage méthode pour mettre en évidence les divines vérités et les prophéties frappantes que la sacrée parabole de Barbe-bleue présente à notre méditation.
Voyez comme il débute avec une simplicité touchante : « Il y avait une fois un homme qui avait une belle maison à la ville et à la campagne. » Ce seul commencement dénote qu'il était divinement inspiré. Il ne dit point : Il y avait en telle année; mais : Il y avait une fois un homme; parce qu'il voyait en esprit les disputes que les incrédules mettraient un jour en avant touchant différents points de chronologie, à savoir : pour la naissance du Christ, son voyage en Égypte, le temps que son saint ministère a duré, enfin touchant sa mort et sa résurrection. Il préfère donc à ces dates contagieuses cette simplicité sublime : « Il y avait une fois un homme. » « Cet homme avait une maison à la ville et à la campagne. » Voilà le vrai style de la narration. Le saint auteur désigne par ces différentes possessions la turpitude de celui dont il parle. Il était attaché aux biens de ce monde. Sans doute qu'il se glorifiait de ses richesses, et ne comptait pour rien les biens de l'autre vie. « Il avait la barbe bleue. » Il avance par degrés. Cet homme est riche; il est vain; il a la barbe bleue, c'est la marque caractéristique du diable. Cet auteur de tous nos maux ne peut avoir une barbe comme l'ont les hommes; elle doit être bleue, car le diable, qui, sous la forme d'un serpent, tentait Éve dans le paradis, avait une couleur bleuâtre. J'appuie encore cette assertion par une raison physique. Les lampes qu'on entretient avec de l'huile jettent des reflets bleuâtres; les démons qui plongent les damnés dans de grandes cuves d'huile bouillante teignent insensiblement leur barbe de cette couleur, de même qu'il arrive à ceux qui travaillent aux mines de vitriol de prendre à la longue des cheveux verdâtres. Ces marques, ces couleurs sont appropriées à l'esprit malin pour que<49> les hommes puissent reconnaître l'ennemi de leur salut. Nous avons des yeux pour voir, et nous ne voyons pas; mais nous n'examinons rien. C'est notre paresse, c'est notre tiédeur, c'est notre coupable négligence qui nous fait donner dans tous les piéges que cet esprit rebelle et malfaisant nous tend. Nous ne veillons point au salut de nos âmes immortelles. Que l'esprit tentateur ait une barbe bleue ou non, personne n'y réfléchit. Il flatte nos passions, nous nous laissons séduire; on se fie en lui, et l'on est perdu. Voici comme la parabole explique cette importante vérité : « Une dame de qualité avait deux filles à marier; Barbe-bleue lui en demanda une. » Remarquez que le diable s'adresse toujours aux femmes. Il sait que ce sexe est plus fragile que le nôtre; ajoutez que, pourvu que l'ennemi de Dieu enlève quelqu'un, il lui est égal que ce soit la fille cadette ou la fille aînée, pourvu qu'il fasse son butin. « Longtemps elles ne purent se résoudre à épouser Barbe-bleue, parce qu'il avait eu plusieurs femmes, et personne ne savait ce qu'elles étaient devenues. » C'était que la grâce combattait encore dans le cœur de ces jeunes filles, et leur inspirait une secrète aversion contre le prince des ténèbres. Il ne faut point se familiariser avec lui, ou tôt ou tard l'on est perdu. Gardez-vous de commettre un premier crime; le second se commet sans remords. « Barbe-bleue mena ces demoiselles avec quelques jeunes gens à une de ses maisons de campagne où ce ne fut que bals, festins et promenades. » On ne saurait représenter plus clairement les ruses du démon et la marche qu'il prend pour nous séduire, qu'elles ne sont marquées dans cette parabole. Il vous insinue le goût des plaisirs : ce sont banquets superbes, bals lascifs, discours séduisants; ensuite il allume en nous le feu des passions, la volupté, le désir des richesses, l'orgueil, le dédain; et petit à petit il débauche ainsi à Dieu ses serviteurs. Nous sommes comme enivrés de cette figure du monde qui passe, nous n'aspirons plus à une béatitude éternelle, et nos funestes passions effrénées nous précipitent dans un gouffre de douleur.<50> C'est par de telles ruses perfides que le démon, en désertant le ciel, parvient à peupler l'enfer, qui est son royaume. Mais faites surtout attention au rapide progrès que ses tentations font sur les cœurs innocents. Il gagna la cadette des sœurs, comme la moins expérimentée, et l'épousa pour le malheur de la pauvre fille. L'auteur sacré entend sous le nom de cette jeune épouse le peuple juif, qui, oubliant les bienfaits infinis qu'il avait reçus de Dieu, et tous les prodiges et les miracles qu'il avait faits en faveur de cette nation, sacrifia à de faux dieux, c'est-à-dire, à des démons, et donna dans toutes les idolâtries païennes. C'est avec cette profonde théologie et ce grand sens que notre auteur sacré nous enseigne ces sublimes vérités. La jeune fille quitte sa maison paternelle pour se marier à Barbe-bleue. Les Juifs quittent le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, pour Baal-Péor50-a et d'autres dieux que l'enfer avait vomis sur terre. On commence par être tiède, on devient indifférent; on oublie Dieu, on s'engage dans le péché, on s'y embourbe; enfin, l'on ne peut plus s'en retirer, et l'homme est perdu, du moment que la grâce efficace l'abandonne. Un esprit de vertige s'empare de ses sens; il touche au bord du précipice sans connaître l'abîme qui va l'engloutir. La nouvelle mariée, qu'une funeste erreur aveugle, ne voit pas que son mari a une barbe bleue. C'est ainsi que, emportés par la violence de nos passions, nous ne nous apercevons pas de la difformité monstrueuse des vices. Le pécheur vogue sans boussole et sans gouvernail, et devient le jouet des tempêtes impétueuses qui brisent enfin son frêle navire. « A peine Barbebleue est-il marié, qu'il entreprend un voyage de six semaines, pour vaquer à de certaines affaires, en priant sa femme de se bien divertir dans son absence. » C'est que le démon, non content d'une prise, toujours agissant pour le malheur des hommes, cherche sans cesse une nouvelle proie. « En partant, Barbe-bleue donne à sa femme la<51> clef de tous ses trésors, et lui en remet une secrète d'un cabinet, lequel il lui défend d'ouvrir. » Que de grandes leçons dans ce peu de paroles! Le vieux séducteur, qui sait le métier qu'il a appris par l'expérience de tous les siècles, renverse le cerveau d'une jeune personne en lui donnant du goût pour les richesses. Il veut nous attacher aux biens terrestres et périssables, pour nous détacher des biens incorruptibles du paradis. Il parvient, par le même moyen, à égarer le plus sage des rois; il donne à Salomon tout l'or d'Ophir. De cet argent, Salomon commence à bâtir à Jérusalem un temple au Seigneur : voilà le bon usage. Mais le démon ne se décourage pas. Ensuite le sage roi se pourvoit de sept cents concubines : voilà l'abus. Remarquez en passant combien notre espèce dégénère; car aucun Sardanapale de notre siècle ne pourrait suffire à un si grand nombre de concubines. Salomon ne s'en tint pas là. On le vit enfin sacrifier aux faux dieux. C'est ainsi qu'une chute après elle entraîne une autre chute.51-a Mais il est temps de revenir au texte sacré. La clef de ses trésors, que Barbe-bleue donne à son épouse, figure le passe-partout des enfers. Ce sont ces perfides clefs qui ouvrent la porte à tous les vices. Le démon sait que la plupart des hommes sont pris par l'appât des richesses; il en a trouvé peu qui sussent y résister. Souvenez-vous que, lorsque le prince des ténèbres eut l'audace de transporter le divin Messie sur le sommet d'une haute montagne, il lui dit : Vois-tu ces royaumes de la terre? Je te les donne, si tu m'adores. Malheureuses richesses, funestes grandeurs, qui perdez ceux qui vous chérissent! Non, les riches n'hériteront point du royaume des cieux. Et vous, grands monarques de l'univers, vous, dont l'orgueil se pavane si insolemment sur vos trônes superbes, hélas! vous serez un jour la proie des flammes éternelles, tandis que le pauvre Lazare, du haut de l'Empyrée, contemplera vos souffrances et vos tourments avec des yeux de compassion. Remarquons en même temps que le démon, en don<52>nant tant de clefs à son épouse, lui défend d'ouvrir le cabinet secret. Ce trait seul suffit pour nous marquer que ce livre est divinement inspiré, parce que ce peu de paroles dépeignent les perfidies du démon avec des couleurs frappantes. Il se sert adroitement de nos passions pour nous subjuguer; mais il ne veut pas que nous connaissions les ruses et les supercheries par lesquelles il parvient à nous dompter. En nous liant, en nous garrottant même, il veut que ses chaînes soient invisibles, et que nous ne nous apercevions pas que nous sommes ses malheureux esclaves. C'est ce cabinet fatal qui enferme ces mystères d'iniquité. Il ne veut pas que sa jeune épouse y entre; en même temps, il la tente en excitant sa curiosité. Voilà la même ruse par laquelle il perdit notre première mère. Il lui disait : Mangez de ce beau fruit, qui vous donnera la connaissance de toutes choses; on vous l'envie, parce qu'il est excellent. Mangez-en, vous en êtes maintenant la maîtresse. Curiosité funeste, pomme fatale, pomme abominable, vous perdîtes le genre humain. La jeune épouse de Barbe-bleue était femme et curieuse autant que l'était notre première mère; la tentation était forte. Pourquoi me donner la clef de ce cabinet? pourquoi me défendre d'y entrer? se disait-elle en elle-même. Sans doute que ce que mon époux a de plus rare et de plus précieux s'y trouve enfermé. Mais pouvait-elle résister à tous les ennemis qui l'entouraient? Elle était attaquée en même temps par le démon du plaisir, par le démon de la débauche, par le démon des richesses, par l'aiguillon de la curiosité. Elle ne voit ni le piége qu'on lui tend, ni quelles en seront les suites déplorables. Hélas! que pouvait opérer sur son cœur ce faible reste de la grâce suffisante, dont les trois quarts s'étaient effacés depuis son abominable mariage avec le prince des ténèbres? La grâce n'y peut plus tenir, elle l'abandonne. Dès lors l'esprit d'égarement offusque tous ses sens, et règne despotiquement sur elle. La voilà qui saisit la clef du fatal cabinet; elle y vole, elle ouvre la porte, elle y descend. Quel spectacle, juste Dieu! s'offre à sa<53> vue! Des cadavres d'une quantité de femmes égorgées, dont le sang inondait le plancher du cabinet! Ces objets affreux l'effrayent et la consternent; une sombre et noire mélancolie remplit son âme de douleur. Le bandeau de l'illusion se déchire; à l'ivresse des plaisirs trompeurs succède le remords, le repentir et l'abattement. Dans le moment où elle se croit perdue, le ciel lui darde un rayon de la grâce versatile et trois rayons de la grâce concomitante, que son repentir avait mérités. Dès lors elle aperçoit ses crimes dans toute leur horreur. Moment terrible, qui lui montre ce Dieu jaloux armé du foudre et prêt à l'en frapper! Sans mouvement et presque sans vie, elle laisse tomber sa clef. Mais que faire? Il faut la ramasser; elle la trouve toute tachée de sang. C'est ce sang innocent répandu depuis le juste Abel jusqu'au grand prêtre Joïada;53-a il crie au ciel vengeance, il demande qu'Adonaï, longtemps sourd aux gémissements du peu de justes qui restent en Israël, leur envoie celui qui fait l'espérance des nations, et qui devait terrasser l'ancien ennemi de Dieu et du genre humain. Cette jeune épouse était dans un état affreux; son âme était bouleversée par l'impression de ces cadavres sanglants, par le regret de ses crimes, par le pouvoir de la grâce efficace et par l'aversion qu'elle conçoit pour Barbe-bleue. Tout éplorée, elle sort de ce séjour d'horreur. Elle veut essuyer le sang qui tachait cette clef fatale; elle l'essaye différentes fois, mais elle n'y peut réussir; tant les taches de nos péchés sont ineffaçables, tant il en coûte pour épurer ce que le crime a souillé!
Cependant Barbe-bleue, qui était en voyage, reçoit la nouvelle que ses affaires sont terminées à son avantage, car les affaires du diable vont vite. Le mal est aisé, le bien difficile. Il revient à son palais, et redemande d'abord à son épouse la clef du terrible cabinet. Moment de terreur pour la pauvre femme, qui lui représente les<54> maux que sa curiosité lui attire; mais moment favorable à son salut, où la grâce la conforte et la rend à son Créateur. Barbe-bleue lui crie d'une voix aigre : Où est la clef du cabinet? La jeune épouse la lui présente d'une main tremblante, car elle sentait déjà une aversion salutaire pour toute connexion avec le diable. « D'où viennent, dit Barbe-bleue, ces taches de sang sur cette clef? - Je n'en sais rien, répondit-elle, plus pâle que la mort. - Eh bien, madame, repartit Barbe-bleue (car le diable est poli), vous y entrerez pour y tenir votre place parmi les femmes que vous y avez vues. » Ah! pauvres humains, apprenez à connaître le diable. Sans cesse défiez-vous de lui; soyez toujours sur vos gardes; il sème de fleurs le chemin par lequel il vous conduit aux enfers. Du commencement il est le flatteur de vos passions; puis subitement il se transforme en bourreau de vos âmes, et vous plonge dans des gouffres de douleurs. Mais observons à cette occasion avec les saints Pères combien les voies de Dieu sont différentes des voies des hommes. Le moment, marqué par la Providence, où il se proposait de secourir la jeune repentante n'était pas encore arrivé; pour gagner ce moment bienheureux, le Saint-Esprit met dans la bouche de cette femme les paroles les plus touchantes, capables d'attendrir les tigres et les lions les plus farouches. Mais le démon, auquel elles s'adressaient, était plus impitoyable que tous les tigres de l'univers; il n'a de plaisir que celui d'augmenter les compagnons de ses crimes, d'exciter à la désertion ceux qui sont enrôlés sous les drapeaux du Christ, pour les associer à sa révolte, et les rendre les victimes des enfers. « Il faut mourir, madame, s'écrie Barbe-bleue; il faut mourir tout à l'heure! » Paroles barbares, qui expriment toute la cruauté de l'esprit malin; paroles utiles, que le Saint-Esprit a dictées à l'auteur sacré pour nous inspirer toute l'aversion et toute l'horreur que nous devons avoir pour le prince des ténèbres. « Puisqu'il faut mourir, répond son épouse éplorée, accordez-moi un seul quart d'heure. - Oui, dit<55> Barbe-bleue, mais pas un moment de plus. » Moment nécessaire et utile! moment tout d'or pour le dénouement de la parabole! La jeune épouse, comme nous l'avons dit, signifie le peuple d'Israël; son mariage avec Barbe-bleue, le culte idolâtre que ce peuple élu rendit à Baal-Péor, à Moloch et à d'autres dieux; la descente de la jeune épouse dans ce caveau sanguinaire prédit clairement la captivité de Babylone, pendant laquelle le culte du vrai Dieu avait cessé, et l'esclavage dans lequel le peuple gémit longtemps, assujetti tour à tour par les Assyriens, les Égyptiens, les Mèdes et les Romains. Le retour de Barbe-bleue, qui veut égorger sa femme, figure les derniers efforts des enfers pour détruire la créance, le culte et les autels de Sabaoth, les crimes accumulés sur la face de toute la terre, la cessation des prophètes et des miracles, et le malheureux abandon du genre humain, qui allait obliger Adonaï d'envoyer mourir son fils innocent pour sauver les hommes coupables. Mais ne craignons rien. La grâce opère, elle vivifie la jeune épouse inconsolable, qui éclate par ces paroles remarquables : « Anne, ma sœur, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » C'est comme si elle eût dit : Adonaï ne m'abandonnera pas; quelque grandes que soient mes offenses, je me confie en sa miséricorde; mon repentir surpasse mes crimes; je sais qu'il arme un vengeur pour me délivrer du joug de l'enfer. Ma sœur Anne, Anne, ma sœur, ne vois-tu pas encore venir ce divin Sauveur? Hélas! je l'ai offensé, oui, j'ai mérité sa colère; mais quelque énormes que soient mes péchés, sa bonté n'en est pas moins infinie. Quand viendra celui qu'Ésaïe, qu'Ézéchiel, que Daniel ont promis aux nations, celui qui écrasera sous ses pieds le serpent qui avait séduit nos premiers pères, et auquel le genre humain devra son salut? Je suis née de la tribu de Juda, je suis fille d'Adonaï; celui qui vient pour ma délivrance est son fils, donc il est mon frère. Ah! cher frère, venez, je vous attends avec impatience. Anne, ma sœur, ne vient-il pas encore? Sa sœur Anne monte promptement sur une tour du château;<56> car il faut s'élever des fanges de la terre quand on veut contempler les objets célestes. Voilà pourquoi les animaux ont la tête inclinée en bas, et l'homme seul l'a élevée pour porter ses regards aux cieux. Nous savons bien qu'on nous objecte que le coq porte sa tête aussi haut que nous. Ce sont là de ces mauvais contes forgés par les incrédules pour décréditer, s'ils le pouvaient, les célestes vérités qui nous sont révélées. Mais je me ramène à mon texte sacré; revenons à la sœur Anne, qui représente, selon le sens mystique de la parabole, tous les saints et les prophètes qui ont traité de l'économie de notre salut et de l'ouvrage de la rédemption. Comme elle n'avait point failli comme sa sœur, aussi la grâce suffisante et la grâce efficace ne l'abandonnèrent-elles pas; et c'était pourquoi l'esprit prophétique reposait sur elle. Sans cesse elle s'occupe de la racine de Jessé et des glorieux destins de ce fils de David qui sera l'espérance des nations, de son humilité et de ses triomphes. Anne jette ses regards attentifs de tous les côtés. Que voit-elle? Le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie; ce qui signifie dans le langage sacré : Je vois le soleil qui s'épanouit d'aise, et qui se réjouit du glorieux avénement du Messie; je vois ses rayons qui dispersent la poussière de l'erreur aux clartés de l'Évangile; je vois l'herbe qui verdoie, ou, pour mieux dire, qui se couvre des livrées de l'espérance, et qui attend impatiemment l'arrivée du Christ. Mais le peuple hébreu, représenté par la jeune épouse, ne comprend pas le sens mystique de cette divine allégorie. Le Messie tant promis par les prophètes n'arrive pas assez vite au gré de ses rapides désirs. Voyez comme, en attendant, le démon redouble d'efforts; sa cruauté le presse de mener à fin sa damnable entreprise. Barbe-bleue, avec une voix tonnante, semblable aux trompettes de Jéricho, s'écrie à toute gorge : « Venez vite, madame, ou je monterai là-haut vous égorger. » Que fera-t-elle? que peut-elle faire? Elle demande une courte dilation; elle veut attendre que l'heure du Seigneur soit venue; et en même temps elle répète d'une<57> voix faible ces pieuses paroles : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » C'est ainsi que le petit troupeau des saintes âmes que Dieu avait conservées dans son peuple élu soupirait avec un saint zèle après sa délivrance, et craignait que la race d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, vouée au culte d'Elchaddaï,57-a d'Adonaï, d'Élohim, ne fût exterminée par le prince des ténèbres. Anne lui répond encore : « Je vois le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. » Oui, Dieu tiendra ses promesses, il ne vous abandonnera pas. Il a assisté le prophète Élisée quand les petits garçons l'appelaient Tête-chauve;57-b ces petits garçons furent métamorphosés en ours. Ce fut lui qui écarta la mer Rouge pour donner un passage à son peuple. Ce fut lui qui arma la main de Samson d'une mâchoire d'âne pour défaire les Philistins. Il ne vous abandonnera pas. « Mais Barbe-bleue redoublait d'impatience, et criait plus fort que jamais : Descends, ou je monterai! » par où l'auteur sacré désigne l'abomination de l'abomination dans la cité sainte, ou l'entrée triomphante de Pompée à Jérusalem, et les aigles et les dieux des Romains placés à côté du temple, la tour Antonia, que l'infâme Hérode fit élever à l'honneur du triumvir de ce nom, et les peines que se donna ce roi d'introduire un culte idolâtre dans cette terre que Sabaoth avait destinée pour être habitée éternellement par son peuple élu. Ces faits importants précédèrent d'une trentaine d'années la venue de Jésus-Christ. C'est avec cette précision étonnante que l'auteur sacré de ce saint livre a vu et prédit l'avenir, que, en comptant le quart d'heure de répit que Barbe-bleue accorde à sa femme, la minute à trois années, cela répond exactement à l'espace du temps qui s'écoula depuis la prise de Jérusalem par Pompée jusqu'au bienheureux avénement et à la naissance du Messie. « Mais la malheureuse épouse de Barbe-bleue, tremblante et presque inanimée,<58> croyait sa perte certaine; ses forces l'abandonnaient, sa voix était prête à s'éteindre; elle répétait pourtant avec ferveur ces pieuses paroles : Anne, ma sœur, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répond sa sœur, une poussière qui s'élève du côté de l'orient. L'épouse désolée lui demande : Ne sont-ce point mes frères? - Hélas! non, reprit Anne, ce sont des brebis. » Remarquez surtout dans ce passage que chaque parole annonce de grandes vérités. L'auteur divin nous figure sous la forme de ce troupeau de brebis saint Jean, le bienheureux précurseur de Jésus-Christ. Lui-même avait la douceur des brebis, et il venait annoncer au genre humain abruti par ses crimes l'agneau sans tache. Si notre auteur sacré avait vu de ses yeux accomplir tout ce qui précéda la venue bienheureuse du Messie, il n'aurait pu narrer les événements avec plus d'ordre qu'il ne les expose dans cette parabole; c'est plutôt une histoire qu'une prophétie. Nous touchons enfin au moment où la terre en travail va enfanter son Sauveur. Barbe-bleue, ou disons plutôt le diable en fureur, vient et veut saisir sa proie.
Anne annonce dans ce moment à sa sœur qu'elle voit venir deux cavaliers, mais qu'ils sont encore éloignés. Ces deux cavaliers sont le Fils et le Saint-Esprit, différents de personne, qui, tous deux indissolublement unis au Logos, composent la très-sainte et très-adorable Trinité. Quand arrivent-ils? Dans un temps où tout le monde jouit de la paix, dans le temps qu'Auguste ferma le temple de Janus; mais d'autre part aussi dans le temps que toutes les puissances de l'enfer faisaient la guerre la plus vive à leur Créateur, lorsque les prêtres, les lévites et les docteurs de la loi étaient partagés en différentes sectes d'une philosophie damnable, qui se produisaient sous le nom de pharisiens, d'esséniens, de saducéens et de thérapeutes, qui sapaient et détruisaient si bien la foi de leurs ancêtres, que Sabaoth n'avait presque plus de vrais adorateurs. Le péril était éminent, il fallait un prompt secours, ou la jeune épouse aurait été égorgée, et l'Église dé<59>truite; mais Sabaoth n'abandonne pas ses fidèles. Dans le moment que Barbe-bleue porte le glaive au cou de son épouse, voilà le saint des saints qui arrive, qui le terrasse, et qui abat Lucifer à ses pieds. L'Église est sauvée, et l'enfer en frémit de rage. Voyez combien cette allégorie est exacte, et combien les paroles de l'auteur sacré sont infaillibles. Les saints et les prophètes, auxquels le ciel a révélé les événements futurs, les ont annoncés. La faible raison humaine n'a pu percer l'écorce qui couvrait ces pieuses vérités. Il a fallu que tout s'accomplît pour la convaincre. C'est le sens mystique qu'il faut chercher dans les saintes Écritures, ou l'on n'aura jamais l'intelligence de Jérémie, d'Ésaïe, d'Ézéchiel et de Daniel, ni de Barbe-bleue, ni du Cantique des Cantiques. Dès que les deux cavaliers paraissent, voilà la jeune épouse sauvée. Dès que le Messie vient au monde, voilà le diable enchaîné d'éternelles chaînes, voilà la religion chrétienne, toujours militante et toujours triomphante, qui s'établit, et l'ouvrage de notre salut qui s'achève. Mais continuons notre paraphrase. « L'épouse de défunt Barbe-bleue achète une compagnie pour son frère. » Quelle compagnie, si ce n'est le troupeau des fidèles que l'Église contient dans son sein; de ces vrais soldats du Christ, prêts à combattre et à mourir pour la propagation de la vraie foi; de ces soldats prêts à exterminer par le glaive ce nombre d'hérétiques ou plutôt de damnés qui, révoltés contre leur sainte mère, déchirent ses entrailles? Cette compagnie, dans un sens encore plus mystiquement sublime, fait allusion au glaive donné à notre saint-père le pape pour venger la cause de Dieu et exterminer ses ennemis. Continuons encore. « La veuve de Barbe-bleue, ou, pour mieux dire, de Belzébuth, se remarie ensuite à un fort honnête homme. » C'est le pape qu'elle épouse. Comme on sait, l'Église est mariée au pape, qui est le vicaire de Jésus-Christ. Que vienne à présent un Luther, un Calvin, un Socin ou quelque hérétique de leur espèce, tous vrais excréments de l'enfer; qu'on y ajoute un vil ramas de non-conformistes, avec l'infâme séquelle de<60> philosophes aussi abominables qu'eux : quel moyen leur reste-t-il maintenant pour se révolter contre la suprématie de notre saint-père le pape, ou pour attaquer encore les dogmes de la foi catholique, apostolique et romaine? En vain voudraient-ils exalter leur âme, nous rirons de leurs efforts impuissants, et nous les réduirons au silence, dès que nous leur exposerons en détail l'accomplissement merveilleux des prophéties de l'auteur de Barbe-bleue. On leur prouvera, à leur dam, que la veuve de Belzébuth épousa le saint-père, c'est-à-dire, que l'Église, après avoir abjuré l'ancienne idolâtrie, est devenue l'épouse de Jésus-Christ. Le pape est son vicaire ici-bas, donc l'Église est l'épouse du pape. Dans le premier mariage de la femme de Barbe-bleue, tout était mondain; dans le second, tout était spirituel. Dans le premier, c'était l'abandon à des passions effrénées et à des plaisirs charnels; dans le second, la contrition, la repentance et la grâce la purifiaient. Là, c'étaient des banquets de débauche, des agaceries pour irriter d'impurs désirs, avec tout ce que peut produire le luxe pour exciter la vanité et l'oubli de soi-même; ici, c'étaient des actes de componction, de repentance, d'humilité chrétienne, et, pour toute nourriture, la chair et le sang de l'agneau sans tache. Au lieu des richesses périssables et de l'appareil du luxe qu'elle trouva dans le palais de Barbe-bleue, elle amasse ici un trésor de bonnes œuvres et d'actions pieuses, dont les intérêts lui seront payés abondamment au paradis. Au lieu d'être entre les bras du démon qui voulait l'égorger, elle se trouve entre les bras du vicaire de celui auquel elle doit son salut dans cette vie, et dans l'autre sa béatitude éternelle.
Fait au couvent des bénédictins de Monmore,60-a le 17 de septembre
de l'année de notre salut 1692.
(Signé)Dom Calmet.
37-a Jean-George Le Franc de Pompignan, évêque du Puy-en-Velay et, depuis 1774, archevêque de Vienne en Dauphiné, composa quelques ouvrages contre l'incrédulité, qui lui attirèrent des attaques et des railleries de la part des philosophes, entre autres de Voltaire et de d'Alembert. C'est aussi pour se moquer de lui que Frédéric lui attribue son Avant-propos des Commentaires. Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du 22 mars 1759.
38-a Le Velay fait partie du diocèse du Puy.
38-b Charles de Guise, plus connu sous le titre de cardinal de Lorraine, était le second fils de Claude de Lorraine, premier duc de Guise. Il naquit en 1525, et mourut en 1574.
43-a Le Roi a tiré textuellement ce récit des Contes de ma mère l'Oie, ou Histoire du temps passé, par Charles Perrault, 1697.
50-a Nombres, chap. XXV, v. 3; Deutéronome, chap. IV, v. 3; Josué, chap. XXII, v. 17; Osée, chap. IX, v. 10.
51-a Voyez t. VIII, p. 215.
53-a Peut-être l'Auteur a-t-il voulu dire « jusqu'au fils du grand prêtre Joïada. » Voyez II Chroniques, chap. XXIV, versets 20 et 21.
57-a Dieu tout-puissant; Genèse, chap. XVII, v. 1, et chap. XXVIII, v. 3; Exode, chap. VI, v. 3.
57-b II Rois, chap. II, v. 23.
60-a Nous ne connaissons aucun couvent de bénédictins du nom de Monmore. C'est peut-être Montmaur qu'il faut lire, à moins que l'Auteur n'ait voulu parler de la célèbre congrégation de Saint-Maur.