VI. LETTRE D'UN ACADÉMICIEN DE BERLIN A UN ACADÉMICIEN DE PARIS.
Depuis qu'il y a eu des gens de lettres, il y a eu des disputes, parce qu'il est libre d'avoir des sentiments différents, et que chacun croit avoir de bonnes raisons pour soutenir les siens. Mais ce qu'il y a d'humiliant pour l'esprit humain, ce sont ces animosités excitées par l'envie, ces libelles, ces injures, ces calomnies atroces dont les petits génies tâchent d'accabler la mémoire des grands hommes.
Ne pensez pas, monsieur, que ce soit moi qui aie à me plaindre; la médiocrité des talents est comme un rempart qui défend contre les incursions de l'envie. Il s'agit de M. de Maupertuis, notre illustre président. Sa supériorité, son génie, ses profondes connaissances, ont révolté l'amour-propre de M. König, professeur en philosophie. Ce professeur, ne pouvant s'élever à l'égal d'un grand homme, crut que ce serait toujours beaucoup que de l'abaisser; il disputa à notre président les découvertes sur le principe universel de la moindre action, en soutenant que Leibniz en était l'inventeur. M. de Maupertuis<62> demanda des autorités; il voulut savoir dans quel ouvrage de M. de Leibniz on trouvait des traces de ces découvertes. König, pour ne pas demeurer court dans cette embarrassante situation, produisit des fragments de lettres supposées de M. de Leibniz,62-a dont il disait avoir oublié où il avait vu les originaux. Ce procès littéraire, exposé dans une assemblée de notre Académie, fut jugé, et König condamné d'une voix.
Le professeur, irrité de se voir confondu, et surtout fâché de n'avoir pu nuire à un homme que toute l'Europe admire, non content de l'accabler d'injures grossières, la dernière ressource de ceux qui n'ont point de bonnes raisons à alléguer, s'associa avec des écrivains assez méprisables pour s'enrôler chez lui et pour combattre sous ses drapeaux. L'un de ces misérables,62-b sous le nom d'un académicien de Berlin, a fait imprimer un libelle infâme dans lequel il traite M. de Maupertuis comme un homme sans jugement peut parler d'un inconnu, ou comme les imposteurs les plus effrontés ont coutume de calomnier la vertu.
M. de Maupertuis est trop au-dessus de pareilles imputations par son caractère, par son mérite et par sa réputation, pour qu'il ait lieu de s'en offenser; il est trop philosophe pour que des injures qui ne sont que des injures puissent troubler son repos. Mais nous autres<63> académiciens, nous devons nous élever contre un furieux qui, sans pouvoir mordre M. de Maupertuis, pourrait blesser notre corps.
Il faut qu'il soit clair aux yeux de toutes les nations qu'il n'y a point parmi nous de fils assez dénaturé pour lever le bras contre son père, ni d'académicien assez vil pour se rendre l'organe mercenaire des fureurs d'un envieux. Non, monsieur, nous rendons tous à notre président le tribut d'admiration qu'on doit à sa science et à son caractère; nous osons même nous l'approprier, nous le revendiquons à la France. Il jouit chez nous pendant sa vie de la gloire qu'Homère eut longtemps après sa mort : les villes de Berlin et de Saint-Malo se disputent laquelle des deux est sa véritable patrie; nous regardons son mérite comme le nôtre, sa science comme donnant la plus grande splendeur à notre Académie, ses travaux comme des ouvrages dont toute l'utilité nous revient, sa réputation comme celle du corps, et son caractère comme le modèle de celui d'un honnête homme et d'un véritable philosophe. Voilà les sentiments de l'Académie en corps. Voici le langage de l'imposture.
Le soi-disant académicien anonyme dit que M. de Maupertuis ferait par ses mauvais procédés déserter tous nos académiciens, s'ils n'étaient soutenus par la protection du Roi. Autant de mots, autant de faussetés. C'est un fait connu de tout le royaume et de toute l'Allemagne que nos plus célèbres académiciens ont été attirés ici par les soins de M. de Maupertuis; qu'il est l'économe de nos revenus, le distributeur des places vacantes, le dispensateur des gratifications, le protecteur des talents, et que, dans toutes ces différentes parties de son administration, il a constamment montré du désintéressement, un esprit d'ordre dans la régie de nos finances, du discernement dans le choix des personnes pour remplir les places vacantes, de l'équité dans la distribution des pensions et des prix, un attachement sincère à la gloire de l'Académie, de l'amitié et de la fidélité à chacun de nous en particulier, et une protection toujours ouverte pour ceux qui en<64> avaient besoin; de sorte que, loin d'avoir sujet de nous plaindre de lui, nous lui sommes redevables, pour la plupart, de nos places, de ses instructions, de ses conseils, de ses lumières et de son exemple.
L'auteur du libelle contre M. de Maupertuis est sans doute très-mal instruit de ce qui se passe dans notre Académie et de l'esprit qui l'anime. Nous n'avons jamais eu de querelles, parce que nous n'avons point donné entrée à l'esprit de parti; lorsque nos opinions sont différentes, cela ne nous conduit qu'aux dissertations, et jamais aux disputes. Nous croyons que c'est aux philosophes à donner l'exemple au peuple, et que ceux qui cherchent la vérité de bonne foi ne sont point opiniâtres; moins prévenus d'eux-mêmes, moins amoureux de leurs pensées que ces hommes dont l'esprit grossier est demeuré en friche, ils tournent toute la sagacité de leur esprit à deviner les énigmes de la nature, ils sont reconnaissants envers ceux qui les empêchent de se tromper, et pleins d'admiration pour ceux dont les lumières les éclairent. Par ces raisons, on n'a jamais vu dans nos assemblées de ces scènes avilissantes pour un corps de gens de lettres comme celle qui, à Paris, il y a quelques années, indigna le doyen de tous les académiciens de l'Europe.
Notre prétendu académicien, après avoir débité des mensonges aussi manifestes que ceux que j'ai rapportés plus haut, ne s'arrête pas en si beau chemin; et comme si son effronterie s'accroissait à mesure qu'il répand son venin, il assure que M. de Maupertuis déshonore notre Académie. Pour celui-là, je ne m'y attendais pas. Les anciens ont avec bien de la sagesse appelé les méchants des furieux, à cause que la méchanceté est une espèce de délire qui égare la raison. Ce faiseur de libelles sans génie, cet ennemi méprisable d'un homme d'un rare mérite, n'a-t-il pu trouver d'autre calomnie plus apparente dans la stérilité de son imagination qu'une disparate semblable? N'a-t-il pas compris qu'un crime utile étant révoltant, un crime inutile devient le comble de l'infamie? Une grossièreté aussi plate,<65> une proposition aussi absurde, ne mérite en vérité pas de réponse. A qui apprendrai-je, qui ne le sache depuis longtemps, que M. de Maupertuis fut regardé en France comme le géomètre le plus capable de vérifier les vérités que Newton avait devinées dans son cabinet touchant la figure de la terre; qu'il fut envoyé en Laponie, et que, par ses opérations géométriques, il contribua autant à sa gloire qu'à celle du philosophe anglais que sa modestie lui faisait regarder comme son maître? A qui apprendrai-je que, comblé d'honneurs par le roi de France, il fut appelé chez nous par le Roi; que c'est sous sa direction que notre Académie, longtemps languissante, a repris une nouvelle vie?
Est-ce à moi d'instruire le public (déjà tout instruit) que M. de Maupertuis, par ses ouvrages en tout genre, a contribué plus qu'aucun de nous autres aux mémoires que nous faisons paraître tous les ans? Qui ignore ou fait semblant d'ignorer que M. de Maupertuis est admiré de tous les savants qui ont lu ses ouvrages, aimé et estimé de nous autres, chéri de tous ceux qui vivent avec lui, distingué à la cour, et favorisé du Roi plus qu'aucun autre savant?
Je ne plains pas notre président; il a de commun avec tous les grands hommes d'avoir été envié, et d'avoir réduit ses ennemis à inventer contre lui des absurdités. Mais je plains ces malheureux écrivains qui s'abandonnent insensément à leurs passions, et que leur méchanceté aveugle au point de trahir en même temps leur frivolité, leur scélératesse et leur ignorance.
Mais quel temps pensez-vous, monsieur, que ces gens ont pris pour attaquer notre président? Vous croyez sans doute qu'en braves champions, ils l'ont provoqué au combat pour se battre à armes égales? Non, monsieur; apprenez à connaître la lâcheté et l'indignité de leur caractère. Ils savent, et c'est un deuil pour nous, que M. de Maupertuis est depuis six mois attaqué de la poitrine, qu'il crache le sang, qu'il a de fréquentes suffocations, que sa faiblesse l'empêche de tra<66>vailler, qu'il est plus près de la mort que de la vie, que les larmes d'une épouse qui le chérit et les regrets de tous les gens de bien l'attendrissent : voilà le moment qu'ils choisissent pour lui plonger, selon qu'ils le croient, le poignard dans le cœur. A-t-on jamais vu une action plus malicieuse, plus lâche, plus infâme? A-t-on jamais ouï parler d'un brigandage plus affreux? Quoi! un homme de lettres illustre, dont les paroles n'ont jamais blessé personne, dont la plume a même respecté ses ennemis, lorsqu'il est prêt à rendre les derniers soupirs, et qu'il ne lui reste, ainsi qu'à tous les gens de bien, que la consolation de laisser après lui une réputation bien établie, apprend qu'on l'attaque, qu'on le persécute, qu'on le calomnie! On voudrait le conduire au tombeau avec la douleur et le désespoir d'être spectateur, à son dernier moment, de sa flétrissure et de son opprobre! On voudrait lui entendre dire : A quoi m'a servi cette vie pure et sans tache que j'ai menée, à quoi m'ont servi ces veilles laborieuses que je dévouais au public, mes travaux littéraires, les services que j'ai rendus à cette Académie, et ces ouvrages qui devaient me mener à l'immortalité, si mes cendres deviennent l'objet du mépris par les taches dont on veut couvrir ma réputation, et si je ne laisse en héritage à ma famille que ma honte et mon déshonneur? Mais non, monsieur, les ennemis de M. de Maupertuis l'ont mal connu; il méprise leur fureur impuissante, et la leur pardonne. Trop philosophe pour se laisser ébranler selon le caprice de ses ennemis, et trop chrétien pour conserver dans son cœur des sentiments de vengeance, à peine a-t-il entendu les cris de leur rage, et en santé même il n'y aurait pas répondu.
Si l'amour de la gloire bien entendu est le premier mobile des grandes âmes, si ce principe est si fécond en belles actions et en vertus rares et singulières pour le bien du monde, ne doit-on pas regarder comme des perturbateurs du bien public, comme des gens plus dangereux que des assassins, ceux qui tâchent de ravir aux grands<67> hommes une gloire justement acquise? Et que deviendra cette noble ardeur qui porte aux grandes choses par l'appât de cette légère récompense, si l'on souffre des complots de scélérats associés pour la ravir à ceux qui en sont en possession?
Voyez comme les ennemis de M. de Maupertuis se sont trompés. Ils ont pris l'envie pour l'émulation, leurs calomnies pour des vérités, le désir de perdre un homme pour sa ruine réelle, l'espérance de le réduire au désespoir pour la fin désastreuse de sa vie, et leur folie pour la méchanceté la mieux ourdie. Qu'ils apprennent enfin qu'ils se sont abusés dans leur dessein et dans leurs conjectures, et que, s'il y a des gens assez lâches pour oser calomnier de grands hommes, il s'en trouve encore, dans ces temps, d'assez vertueux pour les défendre.
<68>62-a La lettre de Leibniz, datée de Hanovre, le 16 octobre 1707, dont König avait cité un fragment dans les Nova Acta Eruditorum de Leipzig, mars 1751, p. 176, fut reproduite en entier par ce dernier dans son Appel au public du jugement de l'Académie royale de Berlin sur un fragment de lettre de M. de Leibniz, cité par M. König. A Leyde, 1752, Appendice, p. 42-48. Cet Appel au public parut au mois de septembre; il a cent vingt-deux pages in-8, avec un Appendice de soixante-huit pages. Le Roi ne le connaissait pas lorsqu'il fit sa Lettre d'un académicien.
L'Académie de Berlin raya König de la liste de ses membres, en le déclarant faussaire, c'est-à-dire auteur de la lettre qu'il attribuait à Leibniz. Cette lettre cependant n'était pas supposée; mais elle n'était pas adressée à Herman de Bâle, comme König l'avait prétendu.
62-b Frédéric fait ici allusion à Voltaire et à sa Réponse d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris, Berlin, le 18 septembre 1752. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVI, p. 181-183.