IX. LETTRE DE LA MARQUISE DE POMPADOUR A LA REINE DE HONGRIE.
Ma belle reine, les choses gracieuses qu'il plaît à Votre Majesté de m'écrire me sont d'un prix inestimable. Je voudrais pouvoir me rendre digne, madame, de vos bontés et de la confiance que vous avez en mon zèle. Je regarde comme le plus beau moment de ma vie celui où j'ai pu contribuer à rapprocher et unir pour jamais les deux plus grands monarques de l'Europe, et où je suis parvenue à déraciner ces vieux et ridicules préjugés que l'ancienne haine des nations n'avait que trop fortifiés. Ils sont si bien détruits, que vous pouvez compter, madame, sur l'attachement sincère du souverain et de la plus saine partie de la nation. Oui, madame, vous ne devez me soup<90>çonner d'aucune flatterie en vous disant que nos Français ont votre nom dans la même vénération que vos sujets. Notre nation, parmi beaucoup de défauts, a le mérite de rendre justice aux grandes qualités, fût-ce même celles de ses ennemis. Vous avez fait de si grandes choses, madame, vous faites tant d'honneur à votre sexe, que vous ne devez pas vous étonner que les Français soient vos enthousiastes. Ceux qui ont eu le bonheur de se mettre à vos pieds et de vous admirer eux-mêmes ne tarissent point sur ce sujet; leurs sentiments se communiquent, ils gagnent, ils se répandent, et le public ne forme plus qu'une voix pour célébrer tant d'augustes et grandes qualités. Si j'ai à me plaindre de ma destinée, c'est de ce qu'elle m'a interdit jusqu'ici le bonheur de vous faire ma cour, avantage que je préférerais à toutes les faveurs de la fortune, et auquel je suis bien éloignée de renoncer. Mais, madame, souffrez que je vous ouvre mon cœur avec cette franchise que vous avez autorisée et enhardie par vos bontés. Si jamais je trouve l'occasion de satisfaire au plus ardent de mes vœux, si jamais le moment se rencontre où je pourrai me mettre à vos pieds, voudriez-vous, madame, que j'approchasse en tremblant de cette incomparable princesse que je respecte, et qui m'honore du nom de sa bonne amie? Et cependant, madame, je ne pourrais me présenter devant vous qu'en sentant mon cœur frissonner. Vienne doit être un séjour que votre présence rend délicieux; il n'y a qu'un point critique qui me glace d'effroi. Vous avez assez d'éminentes qualités pour en couvrir un petit défaut; vous êtes si supérieure au reste de votre sexe, que je ne crains pas de vous reprocher quelques effets de légères faiblesses qui sont incompatibles avec mon séjour dans vos États. Vous devinez vous-même, madame, que c'est de cet affreux collége dont je m'effraye, de cette inquisition qui établit un despotisme tyrannique sur le cœur et les sentiments. Daignez, de grâce, le supprimer, madame, abolissez le plus dur de tous les tribunaux,<91> et ajoutez au nombre de vos grandes vertus la tolérance pour la plus aimable de toutes les faiblesses humaines. N'exigez pas des fragiles mortels des perfections dont les mains de la nature, avares pour le vulgaire, ont été prodigues envers vous. Souffrez que, dans votre capitale, le goût, et non les sacrements de la sainte Église romaine, décide de l'amour. Permettez qu'on puisse avoir impunément un cœur tendre et sensible, sans qu'on coure le risque d'affronts toujours très-fâcheux, ou de votre disgrâce, pire encore que le reste. Croyez-vous, madame, qu'en allant à Vienne simplement pour me mettre à vos pieds, je voulusse hasarder de passer delà pour entreprendre le voyage de Témeswar? Que Vénus m'en préserve à jamais! Je ne veux point aller en Hongrie. Quelle horreur pour une Française née sans ces préjugés de l'austère et farouche pudeur! Je ne veux que vous voir, vous entendre et vous admirer. Mais que je sois libre, madame; point d'inquisition, rien qui me gêne, rien qui bride ma gaieté, rien qui mette un frein aux fantaisies de mes sentiments. Vous n'en serez pas moins apostolique, madame, car, pour ne rien vous déguiser, les apôtres vos devanciers menaient des sœurs avec eux, et il faudrait être trop bonne pour croire que ce n'était que pour être en oraison avec elles. On va plus loin à Rome : le père commun des croyants autorise même les lieux licencieux, par indulgence; et pourvu que l'on paye, il est content. Ce bon père compatit aux faiblesses de ses enfants, et il tourne ces peccadilles en bien, par l'argent qui en revient à l'Église. Le monde a de tout temps été fait de même; il lui faut du plaisir, et de la liberté dans son plaisir. Vos fidèles sujets, soumis à vos ordres en tout, ne vous obéissent pas sur cet article-là, madame; et malgré ce redoutable tribunal, Vienne ne le cède à Paris que par la façon de s'y prendre. Je vous présente requête au nom de tous vos États; les seigneurs, malgré le faste et la grandeur, s'ennuient, parce que l'orgueil est une passion triste. Ayez quelque indulgence pour<92> l'amour, tolérez-le; c'est de toutes les passions la plus gaie, la plus sociable, et la seule qui rende heureux. Permettez que sous vos auspices on goûte de ce bonheur, le plus grand que la nature nous ait fait pour nous consoler de tous les maux dont la vie humaine est remplie. Mettez-moi par cette tolérance en état de vous rendre mes hommages sans appréhension et sans crainte; que je puisse me livrer impunément à l'ardeur de mes sentiments et à toute l'admiration que vos grandes et rares vertus m'inspirent. C'est le seul trait qui manque à votre perfection. Souffrez, madame, que les cœurs sortent de captivité; brisez leurs chaînes, donnez la liberté aux amours furtifs qui gémissent dans la servitude; exercez votre sévérité contre ces geôliers impitoyables et contre ces bourreaux de l'austérité qui n'ont que trop longtemps tyrannisé les enfants de la joie et de l'amour. Que la plus douce, que la plus charmante, que la plus humaine des passions trouve une protectrice dans la plus auguste des princesses, dans la première des femmes de ce siècle, dans cette Thérèse roi, qui est un des plus grands monarques de l'Europe. Trop heureuse, ma belle reine, si je puis vous réconcilier aussi aisément avec ma déesse, avec Vénus, que je vous ai réconciliée avec ma nation! Ceci a été pour le repos et l'intérêt du monde; mais ce que j'entreprends sera pour le plaisir de l'univers, et l'intérêt ne fut jamais comparable au bonheur. Quelque puissante que vous soyez, madame, l'empire de Vénus sera toujours supérieur au vôtre; elle régnera malgré vous. Les dieux du paganisme n'ont pu se soustraire à ses lois; serait-ce à nous de résister à quelque dieu que ce soit? Il y a du plaisir à se laisser subjuguer, et vous n'en priverez pas vos sujets. J'ose espérer, madame, que vous vous rendrez à mes instantes prières, que les persécutions cesseront, et qu'on n'aura plus à craindre le martyre à Vienne pour avoir persisté dans la foi de l'amour, qu'on a reçue de ses pères. Je suis dans la ferme persuasion que vous daignerez m'accorder ma très-humble<93> demande. Cet acte de clémence ajoutera un nouveau degré à la profonde vénération, au respectueux attachement et au zèle avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.