<330> quelque façon de la perte que je fais de vous, pour l'amour de vous-même, si une pensée affreuse ne venait s'offrir à mon esprit, pensée qui redouble ma tristesse, et me rend plus inquiet sur votre sort que jamais. C'est, mon cher Diaphane, le contraste de la délicatesse de votre constitution avec la rigueur du climat de Moscovie. Votre santé n'y résistera pas, et je redoute pour vous le sort du pauvre Rabutin.a Permettez-moi de vous dire que votre cour s'est fort trompée dans le choix qu'elle a fait de vous pour remplacer le comte de Lynar.b Il faut à cette cour barbare de ces hommes qui sachent bien boire et f... vigoureusement. Je ne crois pas que vous vous reconnaissiez à ces traits. Votre corps délicat est le dépositaire d'une âme fine, spirituelle et déliée. Vous payerez toujours bien de ce côté-là; mais c'est une monnaie qui n'a pas cours dans l'endroit où l'on vous envoie. J'avoue que plus j'y pense, et plus je crains que je ne sois obligé de prendre un congé éternel de vous. Vous savez et enseignez si bien ce que c'est que l'éternité! Ne frémissez-vous pas à ce seul nom? Mon cher Diaphane, faites bien vos réflexions, je vous en prie, et, pour une vaine ombre d'établissement, n'allez pas commettre un meurtre en votre propre personne. Que me servira votre âme immortelle après votre mort? Les précieux débris d'un corps si chéri ne me seront d'aucune utilité. Et si ces motifs ne vous semblent pas assez puissants, songez à votre famille, que vous abandonnez à la merci de tous les malheurs qui peuvent l'accabler, et qui se voit sans secours, si vous cessez d'être. Mes conseils peuvent vous paraître suspects, puisque vous connaissez l'amitié que j'ai pour vous. Mais cette même amitié fait que je n'envisage que votre propre avantage. Partez, traversez les mers, cherchez un autre ciel et, s'il se pouvait, un autre monde : mon amitié vous suivra partout, et je me dirai à moi-même que l'univers n'a point d'espace qui ne devienne sacré en vous contenant. La
a Le comte de Rabutin, mort à Saint-Pétersbourg, envoyé de France.
b Voyez t. II, p. 73, 90 et 112.