6. A LA MÊME.
Ma très-chère et digne cousine,
Comme je crois que vous êtes une de mes meilleures amies de ces cantons, je n'ai pas voulu omettre de vous communiquer un plan qui se dresse actuellement sur mon entrée à Berlin. Il est à peu près tel<17> que j'aurai l'honneur de vous dire. Premièrement, je serai précédé d'un troupeau de cochons qui auront ordre de crier de toutes leurs forces, selon que leur instinct leur suggère. Ce troupeau sera mené par un de mes laquais respectifs, qui aura soin de leur éducation chemin faisant. Ensuite de quoi viendra un troupeau de brebis et de moutons, mené de même par un de nies valets. Ceux-ci seront suivis d'un troupeau de bœufs de Podolie, qui me précédera immédiatement. Mon équipage sera tel : monté sur un grand âne dont le harnais sera simple au possible, au lieu de pistolets, j'aurai deux sacs remplis de diverses semences à leur place; au lieu de selle et de housse, j'aurai un sac de farine où ma noble figure sera assise dessus, tenant au lieu de louet un gaulis dans la main, et ayant au lieu d'un casque un chapeau de paille en tête. A chaque côté de mon âne, au lieu d'estafiers, seront une demi-douzaine de paysans, tant avec des faux que des charrues et autres instruments de l'agriculture, qui marcheront en cadence avec la gravité requise. Successivement après viendra, perché sur un grand chariot amoncelé de fumier, l'héroïque figure du sieur de Natzmer,17-a qui, crainte d'accident, sera tirée par quatre bœufs et une jument. Après lui, on remarquera, au haut d'un chariot de foin, l'effrayante figure du terrible Rohwedell,17-a qui tiendra le crinoménon d'une et le critérion de l'autre main. Cette marche sera conclue par le sieur de Wolden,17-b qui aura la bonté de passer son temps sur un chariot rempli d'orge et de froment.
Je vous supplie, ma très-digne cousine, de vouloir assister à cette rare cérémonie. En mon particulier, j'aime toujours mieux que Ton se moque de moi avec connaissance de cause que de subir les huées d'une multitude de peuple effrénée. Je prépare tout ce qu'il faut pour cette entrée, et n'attends que les ordres pour le mettre en œuvre.
Dernièrement j'ai été à Lebus, où, en revenant, j'ai essuyé chez<18> le sieur de Burgsdorff une multitude terrible d'incivils compliments. L'on voulait me garder à souper; mais l'échantillon de leur excessive politesse qu'ils me donnèrent m'en dégoûta si bien, que je me serais plutôt fait couper les deux oreilles que d'y rester. Je méditai donc quelque honnête retraite;18-a ayant trouvé, je louai Dieu de m'avoir sauvé d'un déluge de pareilles civilités mal digérées.
Le prince Charles a été hier ici.18-b L'on a peu bu, mais en revanche fait beaucoup de bruit, eassé quelques fenêtres, brisé quelques fourneaux, etc. Un petit non-plus-ultrà a arrêté mon voyage de Sonnenbourg. Je ne m'en soucie guère, espérant de mieux employer mon temps. Je ne puis toujours mieux l'employer qu'en vous assurant, ma très-chère cousine, que je suis et serai jusqu'au tombeau, avec une constante et parfaite estime,
Votre très-parfait ami, cousin et serviteur,
Frideric.
P. S. Mille excuses des fautes d'écriture; mais la raison en est que j'ai écrit au lit.
17-a Gentilshommes de la chambre du Prince royal.
17-b Maréchal de la cour du Prince royal.
18-a Minutant à tous coups quelque retraite honnête.
Les Fâcheux
, acte I, scène I.18-b Le 19 septembre 1731, le margrave Charles, nouvellement installé grand commandeur de Malte, passa par Cüstrin en se rendant à Sonnenbourg, où il allait faire une promotion de chevaliers.