48. A M. DE SUHM. (No 4.)



Mon cher Diaphane,

J'ai bien cru que cet air raréfié de Russie serait pernicieux à votre santé. Vous en éprouvez les effets; Dieu veuille qu'ils ne passent pas les bornes des fluxions! Malgré vos incommodités, vous pensez à moi, vous travaillez à m'obliger; vous voulez absolument être l'homme le plus aimable, et qui en même temps m'est le plus utile.

Il y a un double plaisir à être reconnaissant quand nous devons notre gratitude à des personnes qui, sans nous obliger, ont déjà enlevé toute notre estime, et qui ne font, en nous servant, qu'avérer la bonne opinion que nous avions déjà de leur personne. Je suis dans ce cas, vous m'y mettez, mon cher Diaphane; c'est à vous de satisfaire aussi généreusement aux devoirs de l'amitié que vous vous l'êtes proposé, en attendant qu'un jour je remplisse à mon tour et les devoirs de l'amitié, et ceux de la reconnaissance.

<351>Puisque vous voulez bien être mon commissionnaire en Russie, ayez la bonté de me faire avoir l'édition nouvelle de la Vie du prince Eugène qu'on imprime là-bas; ce sera plus court, l'arrangement de l'envoi sera plus aisé, l'accord avec le libraire, plus sûr, et j'y trouverai beaucoup mieux mon compte qu'avec ces libraires de Vienne, qui impriment lentement, qui ne font point crédit à ceux qui souscrivent, et qui, en un mot, ne me conviennent point.

On me demande douze exemplaires de ce livre.351-a Ceux qui les ont commandés me persécutent tous les jours pour les avoir, comme si j'avais une imprimerie dans ma maison, et que je fusse en état de les satisfaire à mon gré. J'apprendrai à faire des antiques, à me jeter dans le métier de ceux qui font des médailles modernes, pour me tirer d'embarras. Enfin onze ou douze personnes sont entêtées de la Vie du prince Eugène, ils la veulent avoir à quelque prix que ce soit; jugez de ma situation. Je me voue à tous les saints, et sans vous je serais très-mal logé. Faites donc, je vous prie, l'accord avec le libraire; je vous donne plein pouvoir; mes intérêts ne peuvent être mis en de meilleures mains que les vôtres. Votre prudence et Wolff me répondent du succès de tout ce que vous entreprenez.

Après cela, pouvez-vous me soupçonner, mon cher Diaphane, de vous oublier? Ou vous me connaissez bien mal pour me croire si changeant, ou vous m'avez oublié vous-même pour me juger capable d'une inconstance et d'une légèreté impardonnables à l'homme animal, et dont je ne serai jamais coupable.

Le kan des Tartares est si éloigné de nous, qu'il me semble quasi que c'est un habitant de la lune. M. de Münnich méritera le nom d'Asiatique, l'Impératrice celui d'une grande princesse, et vous celui de véritable ami. Je préfère ce dernier à tous les autres. La bravoure et le génie forment le grand capitaine, l'esprit et une vaste conception, une grande princesse; mais le cœur seul fait l'ami. Cher phénix de<352> ce siècle, faites revivre les temps sacrés d'Oreste et de Pylade, du bon Pirithoüs, du tendre Nisus et du sage Achate. Que les hommes voient de nos jours les heureux effets d'une amitié réciproque. J'y concourrai de mon côté; vous n'en douterez plus, vous en serez persuadé. Et quand même je ne vous répéterais pas les sentiments que j'ai pour vous, vous n'en croiriez pas moins que je suis avec autant d'estime que d'amitié,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.


351-a Douze mille écus.