60. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 septembre 1737.



Monseigneur

Des raisons de prudence que Votre Altesse Royale approuverait sans doute, si je les lui détaillais, m'ont l'ait attendre le départ d'un courrier pour répondre à la dernière lettre qu'elle m'a fait la grâce de m'écrire. Je comptais alors me dédommager amplement de cette contrainte en lui parlant librement de tous les ennuis que me fait éprouver le cruel éloignement où je me vois condamné à vivre d'elle, et en lui peignant avec des couleurs aussi vives que vraies la langueur dans laquelle me plonge l'absence et la privation de tout ce qui peut me rendre heureux. Mais n'ayant pu faire faire un détour au courrier, que je suis obligé d'expédier fort brusquement aujourd'hui, je ne puis pourtant en profiter comme je le désirais. Car, encore que mon parfait dévouement et ma respectueuse tendresse pour V. A. R. fassent ma plus grande gloire et toute ma félicité, en sorte que je ne puis le cacher dans l'occasion, vous n'ignorez pas, monseigneur, de combien de prudence je dois user à l'égard des témoignages que j'ose vous donner de la vivacité de mes sentiments; et quoique l'éclat de vos belles et aimables qualités semble donner à chacun le droit de se dévouer à votre auguste et sacrée personne avec tous les sentiments<370> du plus tendre et du plus respectueux attachement, et de vous le témoigner en toute liberté, il s'en faut bien que cette liberté ne soit accordée à ceux qui trouveraient le plus de satisfaction et de plaisir à en faire usage.

C'est une raison de même nature qui me fait renvoyer à une occasion plus sûre de répondre en détail aux points sur lesquels V. A. R. désire d'être instruite. Elle approuvera, j'en suis sûr, ma prudence à cet égard, dès qu'elle daignera un moment se mettre à ma place et entrer dans ma situation. J'y répondrai cependant assurément; je supplie seulement V. A. R. de me donner le temps de bien m'instruire moi-même de toutes ces choses, et surtout de me laisser choisir une occasion sûre de lui faire parvenir mes observations. Elle aura cette bonté, j'espère, puisque rien ne la presse encore. Plût à Dieu qu'elle eût déjà des raisons pour être plus pressée à cet égard!

En attendant, je joins ici quelques considérations générales dont votre pénétration, monseigneur, saura d'elle-même tirer les conséquences particulières. Ce n'est pas une petite affaire que de parler de cet empire, de ses habitants et de son état politique. Il faut, pour cela, y avoir séjourné longtemps et avoir observé par soi-même, car on n'a presque encore aucun ouvrage imprimé dans lequel on puisse trouver des relations assez détaillées et assez sûres sur tous ces sujets. Je hasarderai cependant d'avancer ici ce que je regarde jusqu'à présent pour avéré parmi tout ce qu'on dit de cet État et de ses habitants.

Il y a d'ici à Oczakow deux mille verstes, qui font environ quatre cents milles d'Allemagne; jusqu'à Astracan il y a près de sept cents milles. D'ici à Archangel il y en a cent cinquante, et jusqu'à la Chine on compte au delà de vingt-quatre mille verstes; il est vrai qu'il se trouve entre deux une partie de la Grande-Tartarie. Les frontières du côté du nord et du Japon ne sont point encore bien déterminées; depuis cinq ans, on a envoyé de ces côtés des professeurs pour faire<371> des recherches à ce sujet, et l'on compte même qu'ils pénétreront jusqu'en Amérique, à laquelle il est probable que cet empire touche quelque part. On peut juger de là que, si l'immense État connu sous le nom de Russie européenne et asiatique était partout aussi peuplé que la France ou l'Allemagne, il mettrait sans peine l'Europe dans sa poche. Cependant, de la manière dont on y fait les recrues, on voit bien qu'il n'est pas aussi pauvre en habitants qu'on semble le croire ailleurs, puisque, actuellement, pour former un corps de soixante mille hommes, on ne lève que le quatre-vingt-dixième. Ce qui renforce beaucoup cette considération, c'est l'assurance que l'on a que la population de l'intérieur du pays n'est point encore assez bien connue, car il est avéré que, malgré la rigueur des ordres donnés à ce sujet, tel possesseur de terres qui se trouve inscrit pour n'avoir que cent sujets en a quatre cents et au delà.

Il en est de même des revenus, qu'on n'a pas encore bien pu fixer : et ceux qui les ont bornés à douze millions de roubles n'ont assurément eu d'autre raison pour le faire que de déterminer un nombre certain pour un incertain. Mais quand cela serait, cette somme ferait plus d'effet dans cet État que le décuple peut-être dans un autre, ce qui fait que, dans ce pays, on rend possibles des choses auxquelles il ne faut pas penser seulement ailleurs.

Je tiens cet État invincible sur la défensive; c'est une hydre dans ce cas; les années y naissent comme les hommes ailleurs, et ne coûtent pas plus de peine à mettre sur pied que Cadmus n'en eut à créer des hommes armés de pied en cap, en semant les dents du dragon. La guerre ne coûte rien à cet État quand les armées ne sortent pas du pays, et je n'appelle pas cela sortir du pays que d'aller dans les déserts et dans la Crimée, parce que l'argent reste dans l'armée, et rentre avec elle dans le pays.

Une guerre réglée au dehors est onéreuse à toute nation; mais que n'expédie-t-on pas en deux ou trois campagnes, en y allant<372> comme les Russes le font! Quand on aurait pu douter de ce qu'on peut faire avec le soldat russe, il n'y a qu'à examiner de sang-froid l'affaire d'Oczakow; on n'a peut-être rien vu de pareil, et le sérasquier arrivé ici, et qui a eu assez de temps pour se remettre, ne saurait encore revenir de son étonnement. Il ne peut pas seulement comprendre comment l'armée a pu passer sans périr par les déserts immenses qu'elle a traversés pour arriver là-bas; et il dit qu'on peut tout attendre de troupes capables de soutenir une telle marche sans succomber à la faim, ou à la soif, ou aux ardeurs du soleil. Jamais, dit-il, l'armée turque n'y passerait.

Le Russe est soldat aussitôt qu'il est armé. On est sûr de le mener à tout, parce que son obéissance est aveugle et sans égale. Avec cela, il se nourrit mal, et de peu. Enfin il semble né exprès pour les grandes expéditions, et, s'il y a encore une armée qui puisse nous donner une idée des troupes anciennes, c'est une armée de Russes.

V. A. R. jugera qu'il ne me convient pas encore d'entrer sur toutes ces choses dans un plus grand détail. Les relations qu'elle vient de lire suffiront pour lui donner d'avance une légère idée d'un pays et d'une nation qu'elle juge dignes de son attention. J'espère lui donner peu à peu dans la suite toutes les lumières qu'elle peut désirer sur ce sujet.

La réflexion que vous faites, monseigneur, sur le bonheur qu'il y a à venir à propos dans le monde est des plus justes, et serait très-propre à consoler le héros dont V. A. R. a une si haute opinion, si à ses qualités guerrières il savait joindre votre philosophie, monseigneur. Pour ce qui est de mon héros, je n'en suis pas en peine. Il aura l'avantage des génies supérieurs, qui est de se rendre, pour ainsi dire, maître des conjonctures, de les faire naître, et de les gouverner à son gré par sa sagesse ou par sa constance, par sa modération ou par sa bravoure, selon les cas et le besoin. J'espère bien, pour le coup, que V. A. R. ne me demandera pas de qui je parle;<373> ou, si quelque chose pouvait encore la retenir en doute, ce ne pourrait être que sa modestie.

Je n'avais presque pas douté, monseigneur, que vous ne devinassiez que l'ami dont je me loue ici est le comte Biron,373-a aujourd'hui duc de Courlande. Je m'étais effectivement exprimé avec assez de vivacité, en vous faisant son portrait, pour que vous dussiez penser que j'avais trahi mon secret en vous parlant de lui. J'ose espérer, monseigneur, que vous avez ajouté foi à ce que je vous en ai dit, pouvant vous assurer, comme je le crois, avec la plus grande certitude humaine que je ne me trompe point sur le fond de son caractère, qui est sans doute aussi peu connu qu'il mérite beaucoup de l'être.

En vérité, on est bien sujet à se tromper dans le jugement qu'on porte des hommes, quand on ne s'arrête qu'à l'écorce. Que j'étais mal informé du caractère du duc Biron, et quelle autre idée ne m'a-t-il pas donnée de lui depuis que j'ai appris à le connaître de plus près! Il ne me serait pas difficile, monseigneur, de vous faire convenir que c'est un grand homme, si cela ne m'entraînait dans un grand nombre de considérations politiques dont vous ne voulez pas encore entendre parler.

J'en reviens donc à la philosophie. Je me suis bien réjoui avec V. A. R. des honneurs qu'elle a reçus dans la personne de Wolff; car, pour ce grand homme lui-même, il était comblé d'honneur depuis que le Marc-Aurèle de notre siècle s'était déclaré son partisan et son protecteur.

Je suis fort curieux de savoir le sentiment de V. A. R. sur les opérations de la Hongrie. Ne voilà-t-il pas un prince bien servi! On écrit que le comte de Seckendorff est rappelé, et que le comte de Philippi a reçu le commandement. Ce trait figurera mal dans l'oraison funèbre du premier.

<374>Que ne puis-je participer aux aimables amusements d'un prince qui sait réunir tous les plus nobles goûts! Peut-être me trouverait-il digne d'un petit rôle. L'héroïsme est toujours un bel objet, même lorsque, empruntant tout son éclat de l'illusion, il ne se montre qu'en image.

Je vous envoie ici, monseigneur, un petit problème d'arithmétique374-a dont je serais bien aise que vous me donniez la solution. V. A. R. aura bien de la peine à le déchiffrer, et pour le moins autant à y répondre; mais cet exercice ne laissera pas, monseigneur, d'avoir son utilité pour vous, ne fût-ce qu'en exerçant votre patience, vertu aussi nécessaire à un grand prince qu'au plus misérable de ses sujets.

P. S.374-b Le duc de Courlande se fait un plaisir de vous être utile, sans aucune vue politique; ainsi je continuerai à régler avec lui le prêt, que vous pouvez hardiment accepter d'une grande dame qui, pensant d'une façon tout à fait digne d'elle et de vous, ne prétend par là vous engager à aucune reconnaissance, et ne compte que sur votre estime, qu'elle mérite déjà sans cela par ses sentiments héroïques.

Il n'y aura que trois confidents de cette affaire, le Duc, la dame, et moi. Mandez-moi donc bien clairement, en chiffre, la somme qu'il vous faudra.

Dites-moi aussi en même temps quelque chose de gracieux pour le Duc, qui le mérite à tous égards, et chargez-moi, si vous le trouvez bon, de le féliciter sur son élévation. L'Empereur l'a fait, même avant la notification, et le roi de Prusse lui a répondu dans les termes du monde les plus obligeants. Autant en feront les autres têtes cou<375>ronnées. Ils ont leurs raisons de politique, que vous n'avez pas; ainsi le Duc sera bien plus sensible à votre attention, qui le flattera agréablement de l'espérance d'acquérir un jour votre amitié, qu'il mérite par bien des endroits.

Pour le coup, vous n'aurez pas lieu, monseigneur, de vous plaindre de la brièveté de cette lettre; il y en a, je crois, de reste pour pousser à bout toute constance moins à l'épreuve que la vôtre. Je me hâte donc de finir, et, pour mettre le sceau à tout ce que cette lettre vous apprendra de mon zèle à vous servir, agréez que je vous réitère les assurances du tendre respect et du parfait dévouement avec lequel je serai jusqu'au dernier moment de ma vie, etc.


373-a Voyez, t. I, p. 195.

374-a A partir de cette lettre, la correspondance de Frédéric avec Suhm renferme souvent des passages ou des billets chiffrés. Nous l'indiquons chaque fois en note.

374-b En chiffre.