61. A M. DE SUHM.

Remusberg, 15 novembre 1737.



Mon cher Diaphane,

Un ancien a dit une fois qu'il n'y avait aucun bonheur parfait dans ce monde, et c'est de quoi je m'aperçois tous les jours. Je vis en paix et en repos, j'ai le bonheur d'avoir des amis que j'aime sincèrement, et dont je suis sincèrement aimé. Mais le malheur est que je puis si peu jouir de ces amis, que la plupart sont si éloignés de Remusberg, que les correspondances vont si mal, qu'il faut tant de circuits jusqu'à ce que leurs nouvelles me parviennent, et, en un mot, que, ayant le plaisir de me dire que j'ai de vrais amis, j'ai en même temps le chagrin de ne les pouvoir posséder.

Je ne reçois que toutes les six semaines, et quelquefois seulement tous les deux mois, de vos lettres; et quoiqu'elles me causent toujours beaucoup de joie, elles ne sauraient cependant me consoler de<376> votre absence. En vérité, mon cher Diaphane, vous êtes un esprit trop exquis pour le pays où votre poste vous attache. J'ai pensé dire que je méritais seul de jouir de tout votre esprit, mais j'ai craint que cela ne sentît trop la présomption, quoique, d'un autre côté, je pourrais me justifier, parce que l'amitié parfaite que j'ai pour vous peut me tenir lieu de tout autre mérite.

Vous serez sans doute informé de la chute de Seckendorff,376-a juste punition de toutes les méchancetés et de toutes les mauvaises actions qu'il a commises. A la fin, il a son tour, et, après avoir été pendant un temps infini l'idole de la fortune, il devient la proie de ses ennemis dans la décrépitude. On l'accuse de choses horribles et toutefois vraisemblables, puisqu'elles ont beaucoup de rapport avec son caractère : on l'accuse d'avoir laissé manquer de tout l'armée impériale pour assouvir son avarice sordide; il n'y a pas d'exactions qu'on ne lui impute; ses ennemis rejettent sur lui le mauvais succès de la dernière campagne, et la prêtraille anime tous les dévots contre lui à cause de la religion. Après tout, il me fait pitié. Il est vrai qu'une prospérité continuelle avait rendu Seckendorff d'une hauteur insupportable; il est vrai que tous les chagrins qu'il m'a causés méritaient rétribution; il se peut que les accusations qu'on vient de lui intenter soient bien fondées : mais cela n'empêche pas qu'il n'ait des talents excellents pour la guerre, et qu'il ne soit en état, plus que qui que ce soit, de rendre des services signalés à l'Empereur. Je crois qu'on sera dans peu informé de son sort.

Voilà tout ce que je puis vous apprendre de plus intéressant. Pour ce qui me regarde, j'étudie de toutes mes forces, je fais tout ce que je puis pour acquérir les connaissances qui me sont nécessaires pour m'acquitter dignement de toutes les choses qui peuvent devenir de mon ressort; enfin, je travaille à me rendre meilleur et à me remplir l'esprit de tout ce que l'antiquité et les temps modernes nous<377> fournissent de plus illustres exemples. Je vous prie, mon cher Diaphane, donnez-moi bientôt de vos nouvelles, et soyez sûr que personne ne peut vous aimer davantage que,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.


376-a Voyez t. I, p. 196 et 197; et ci-dessus, Avertissement, no III, et p. 25-35.