62. AU MÊME.
Remusberg, 26 novembre 1737.
Mon cher Diaphane,
Il m'est bien douloureux de me voir séparé de vous d'une si cruelle manière, et de ce que votre destinée vous attache à un endroit distant de plus de deux cents milles de Remusberg. Pour surcroît de désagrément, je ne reçois que très-rarement de vos nouvelles, ce qui n'est pas une petite mortification lorsqu'on aime sincèrement ses amis.
J'entre entièrement dans les raisons qui vous empêchent de me mander les particularités que j'avais souhaité de savoir touchant la Russie. Je vous avoue que ma curiosité n'avait pas consulté la prudence comme elle aurait dû le faire. Mais ce qu'il y a d'heureux, c'est qu'on ne hasarde jamais rien avec vous, et qu'une imprudence de ma part n'en entraînera jamais de la vôtre.
Que maudite soit la malheureuse politique qui oblige les hommes à ne pouvoir se témoigner l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres! Pourquoi ne puis-je vous donner des marques de toute mon estime et de toute ma reconnaissance? Et quel esclavage, quelle tyrannie, que de n'oser se témoigner des sentiments si raisonnables! En vérité, le monde est bien de mauvaise humeur dans le siècle où nous sommes, et c'est une étrange nécessité que celle de n'oser pas être reconnais<378>sant hardiment. Quoi qu'il en soit, figurez-vous toujours mon cœur, et lisez-y tous les sentiments que l'inclination, l'estime, l'amitié et la véritable reconnaissance inspirent. Je voudrais pouvoir vous en envoyer la carte, persuadé que vous auriez lieu d'en être entièrement satisfait.
Je n'ai aucune réponse à faire à tout ce que vous me dites d'obligeant. La tendresse vous a mené la plume, et on sait qu'elle est aveugle comme la fortune. Je vous prie, mon cher, rayez tout mon héroïsme, jusqu'à l'amitié près que j'ai pour vous. Si les qualités du cœur peuvent entrer dans la composition d'un héros; si la fidélité et l'humanité peuvent tenir lieu de cette fureur brutale et souvent barbare des conquérants; si le discernement et le choix des honnêtes gens peut être préféré au vaste génie de ceux qui conçoivent les plus grands desseins; si, enfin, les bonnes intentions et la douceur sont préférables à l'activité de ces hommes remuants qui semblent être nés pour bouleverser tout le monde : alors, et à ces conditions, je puis entrer en compromis avec eux. Mais comme toutes ces qualités que je viens de citer, la bonté, la douceur, etc., ne sont capables que de former un bon citoyen, et non un grand homme, je n'ai pas le vain orgueil de prétendre à ce titre, et je vous assure que j'y préférerai constamment ceux de fidèle ami, d'homme compatissant aux misères des hommes, et enfin d'homme qui ne croit être homme que pour faire du bien aux autres hommes, en quelque situation qu'il se trouve.
J'ai lu avec contention d'esprit votre système mathématique et arithmétique; j'ai fait ce que j'ai pu pour y répondre; j'espère cependant de m'être bien expliqué, et de la façon que vous le souhaitez.
Keyserlingk378-a qui connaît le comte Biron pour avoir étudié avec lui à Königsberg, m'en a toujours fait un portrait fort avantageux. Vous ne faites que me confirmer ce qu'il m'en a dit. Je suis bien aise qu'il soit de vos amis. Comme il est honnête homme, il mériterait<379> de l'être, et cette qualité le rend plus respectable à mes yeux que s'il était roi des rois. Qu'est-ce en effet que ce vain titre? et quel changement produit-il dans l'homme? Je dis qu'il n'en produit jamais d'avantageux, et qu'on a vu plus d'une vertu obscurcie sous l'ombre du trône. Il est vrai que les rois sont les symboles mortels de la majesté de Dieu, mais voilà tout; car ôtez-leur la puissance, la grandeur, leur cour et leurs flatteurs, il se trouve que ce ne sont, la plupart, que de pauvres hommes sans vertu et peu dignes d'inspirer de l'admiration. Vous me ferez donc grand plaisir de dire au comte Biron que je le félicite de tout mon cœur sur son avénement au duché de Courlande, que je prenais toujours part à la fortune des gens de mérite, et que, quelque inconnu qu'il me soit, il me suffisait d'être instruit de ses belles qualités pour m'intéresser vivement à tout ce qui pourra lui être avantageux.
Vous ne me parlez que du rappel de Seckendorff, et j'y ajoute la nouvelle de sa détention. Il est arrêté actuellement à Vienne. Ses ennemis l'accusent d'une infinité de malversations. Les principaux chefs d'accusation tombent sur les moyens illicites qu'il a mis en usage pour s'enrichir dans la dernière campagne. Ses amis débitent ici qu'il trouvera moyen de se purger de toutes ces imputations, et qu'il se lavera blanc comme neige. Pour moi, j'en doute, car il est connu que l'avarice fut de tout temps le vice auquel il a le plus fortement incliné. Ce qui est sûr, et sur quoi vous pouvez compter, c'est que son rôle est fini, et que jamais on n'entendra plus nommer le nom de Seckendorff. Le cardinal nepote379-a est parti de Berlin, et entre dans le service d'Ansbach.
Quelle vicissitude! quel changement rapide de la plus brillante fortune au malheur le plus inopiné! s'écrierait très-éloquemment un<380> orateur à cet endroit-ci. En effet, il n'aurait pas tort, car comparez un moment la situation du comte Seckendorff en l'année vingt-huit et vingt-neuf avec la sienne d'à présent. C'était lui qui était l'arbitre de l'Allemagne, qui réglait tout, et de la manière du monde la plus impérieuse et la plus absolue; il faisait des traités, accommodait ou brouillait les puissances selon son bon plaisir, et voyait même des princes souverains s'abaisser jusqu'à lui faire la cour. Le printemps de cette année, il gouvernait à Vienne tout le conseil de l'Empereur; il amenait les événements comme il le jugeait à propos, et disposait souverainement de tout dans son armée. Six mois se passent, et cet homme, qu'une prospérité continuelle avait élevé jusqu'au sommet de la roue de la fortune, est précipité tout d'un coup de sa sphère, sans prévoir l'impétuosité du coup qui l'abat; il ne lui reste que la haine de l'armée qu'il a commandée, et l'on peut dire que le public n'a attendu que le moment de sa chute pour se déclarer son ennemi. Il est sûr que les intrigues des jésuites n'ont pas peu contribué à le perdre. Je crois que Lichtenstein380-a n'y a pas peu contribué de son côté; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le prince de Dessau380-a y a eu sa part. Voilà un exemple bien éclatant des infidélités de la fortune. Seckendorff en a été l'idole pendant toute sa vie, et à cette heure qu'il est sur son déclin et dans sa décrépitude, elle lui tourne le dos. Le Roi le plaint infiniment. Pour moi, je le plains, en cas qu'il soit innocent; mais en cas qu'il soit coupable, je ne le trouve guère digne de compassion.
D'ailleurs, les affaires de l'Empereur vont aussi mal qu'il est possible en Hongrie. Les Français travaillent de tout leur pouvoir à rétablir l'union et la paix entre l'Empereur et les Turcs, et il n'est pas douteux qu'ils n'aient un plan formé de fondre de tous côtés sur l'empire russien. Je crois que c'est de ces plans dont on doit plutôt admirer la hardiesse que la solidité. Il est certain que le monde pro<381>duira dans peu de nouveaux événements. Pour moi, qui n'en suis que spectateur (dont je rends grâce à Dieu), je vois tout ce qui se fait avec un regard stoïque, et sans m'inquiéter de quoi que ce soit.
Depuis quatre mois que je suis ici, je n'ai pas discontinué d'étudier. Je me fais un devoir de bien employer mon temps, et d'en tirer tout le fruit qu'il me sera possible. Pour vous communiquer quelques-uns de mes amusements, je hasarde de vous envoyer une ode381-a dont le sujet ne m'a pas été de peu de secours. Encore un coup, mon cher Diaphane, excusez mes folies, et regardez cette ode avec quelque indulgence; ce n'est pas pour mendier votre approbation, mais pour vous rendre compte de mes amusements que je vous l'envoie.
Nous partons, la semaine qui vient, pour Berlin. J'y retrouverai mon feu de cheminée, mais je n'y retrouverai pas celui dont l'entretien charmait mon âme. Souvenez-vous, mon cher Diaphane, qu'il y a en Allemagne une petite contrée située dans une vallée assez riante et tout entourée de bois, où votre nom et votre souvenir ne périront point, tant que je l'habiterai. Souvenez-vous de votre ami, qui, dans quelque endroit du monde qu'il se trouve, et dans quelque situation que la suite des événements le place, ne cessera d'être avec toute l'estime et la reconnaissance imaginables,
Mon cher Diaphane,
Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.
La longueur de celte lettre pourra vous faire juger de mon loisir.
381-bSi je puis avoir quatorze mille écus au mois d'avril ou de mai, ils me suffiront avec beaucoup de satisfaction. J'en aurai toujours<382> une grande obligation au Duc, que je tâcherai de lui marquer avec le temps. Il suffit que je ne suis pas ingrat. Si l'on veut des sûretés, je m'offre de faire avoir un signé de mon frère, vous pouvez bien vous imaginer sans qu'il sache de quoi il s'agit en aucune façon, ni que seulement il pût s'en douter. Ce sont mes affaires, et vous pouvez bien vous imaginer que j'emploierai toute la prudence possible. Si vous ne le croyez pas nécessaire, cela vaudra d'autant mieux; mais c'est seulement en cas que je vienne à mourir.
Adieu, mon cher; il est minuit, bonsoir, je suis tout à vous.
378-a Voyez t. X. p. 24; t. XI, p. 36, 102, 106 et 134; et t. XIV, p. 46 et 61.
379-a Par cette dénomination usitée à la cour de Rome, le Roi désigne le baron de Seckendorff, neveu du comte de Seckendorff, et auteur du Journal secret, publié à Tubingue en 1811. Voyez cet ouvrage, p. 185.
380-a Les noms de Lichtenstein et du prince de Dessau sont en chiffre dans l'original.
381-a Ode. Apologie des bontés de Dieu. Voyez t. XIV, p. 111, no III, et p. 7-11.
381-b En chiffre.