64. DU MÊME.
Pétersbourg, 1er mars 1738.
Monseigneur
Il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans les bontés dont V. A. R. m'honore, pour oser me présenter par écrit à ses yeux, après avoir gardé, en apparence, un si long silence, et après ce qui vient de m'arriver. Un frère que j'ai en Saxe vient de me renvoyer une lettre que par méprise je lui avais adressée, en voulant l'adresser à V. A. R. Cela ne pouvait au reste m'arriver qu'avec lui, en qui j'ai toute ma confiance; car, si j'ai pu oublier un moment ce que la pru<384>dence ne m'aurait jamais dû laisser oublier, cette faute ne pouvait venir que de la sécurité dans laquelle me jetait la pleine confiance que j'ai en mon frère, avec qui je ne risquerais absolument rien de me tromper, et auprès de qui cette méprise est tout à fait sans conséquence. Pour me mettre en état de la redresser au plus tôt, il m'a renvoyé incontinent cette lettre; et moi, qui aime mieux encourir auprès de V. A. R. le reproche d'étourderie que celui de négligence, ou d'oubli, ou de manque de zèle, je me hâte, monseigneur, de vous avouer ma faute, persuadé que votre généreuse et indulgente amitié me la pardonnera, et que votre confiance en ma fidélité ne permettra pas que le moindre soupçon contre elle trouve quelque entrée dans votre esprit.
La lettre dont je viens de faire mention ne contenait au surplus rien d'important et qui exigeât le secret, n'ayant voulu que mander par elle à V. A. R. la réception de sa dernière lettre, et lui réitérer les assurances de mon zèle et de mon empressement à la servir. Je me suis déjà acquitté de la commission dont elle a bien voulu me charger, et compte d'être aussi heureux que la première fois à remplir ses désirs.
J'espère, monseigneur, avoir au premier jour une occasion sûre de vous faire parvenir quelques nouveaux livres que mon libraire vient de m'envoyer, et que vous lirez avec utilité et avec plaisir. V. A. R. me permettra de m'entretenir un peu au long avec elle par cette occasion, étant gros du désir et du besoin d'épancher dans le sein de mon auguste et adorable ami tous les sentiments dont mon âme est pénétrée pour lui, dont elle se nourrit, et qui font l'essence de sa vie. O monseigneur! quand pourrai-je avoir ce bonheur à vos pieds? Voilà un an et plus d'absence, et les absences ne sont guère favorables aux absents. Toutefois qui sait (ô amour-propre! tu falsifies à notre insu tous nos sentiments, toutes nos opinions, par le mélange secret et presque imperceptible de notre présomption; tu<385> fascines sans cesse nos yeux d'un prestige adulateur, et, nous empêchant d'être sincères envers nous-mêmes, tu nous mets ainsi hors d'état de nous bien connaître!) qui sait donc, voulais-je dire, si ce n'est pas à cette absence même dont je me plains, que je suis redevable de la constance de vos bonnes grâces? Qui sait si ma présence et l'occasion d'être mieux connu ne détruirait pas bientôt dans l'esprit de V. A. R. l'idée favorable qu'elle a bien voulu y recevoir de moi? Je veux me pénétrer de cette pensée; peut-être m'aidera-t-elle à supporter mon éloignement.
Quoi qu'il en soit des droits que peut me donner mon chétif mérite à la constance de vos précieuses faveurs, et quand même tout me dirait que je dois y renoncer de ce côté, je sens qu'il me restera cependant toujours encore un droit sacré à votre amitié, que rien au inonde ne pourra jamais m'enlever, et qui seul peut en mériter le retour; j'entends celui que me donne mon religieux attachement, mon tendre, respectueux et entier dévouement à votre sacrée personne; et c'est ce droit, monseigneur, que j'ose faire valoir en vous suppliant de me conserver votre précieuse bienveillance, vous jurant que personne au monde ne peut s'en rendre plus digne que moi par ses sentiments de tendresse, de vénération et de dévouement, etc.