65. A M. DE SUHM.

Remusberg, 21 mars 1738.



Mon cher Diaphane,

Connaissez-moi mieux, mon cher Diaphane, et rendez-moi justice. Je ne vous ai soupçonné ni d'oubli, ni de négligence, quoique je<386> n'eusse pas reçu de vos nouvelles depuis bien longtemps. J'ai craint à la vérité la perte de quelqu'une de vos lettres; mais mes soupçons n'ont jamais été poussés jusqu'à vous accuser vous-même. J'ai trop de témoignages de votre amitié, et, de plus, j'ai une conviction si certaine au sujet de votre fidélité, que je suis incapable d'en douter en quoi que ce puisse être.

Vous ne sauriez croire avec quel acharnement on me vient demander des livres. Il y a de certaines personnes qui le poussent jusqu'à l'indiscrétion. Je me suis une fois obligé par civilité à leur en communiquer, et, depuis, il n'y a plus moyen de s'en dédire. Ma foi, dès que ceux dont vous avez bien voulu vous défaire en ma faveur arriveront, je les sacrifierai d'abord à leur voracité, et ma bibliothèque ne les verra pas seulement.

Les choses sont, depuis que je vous ai vu, à peu près dans le même état où elles ont été lorsque l'on m'a suscité de temps à autre bien du chagrin. On serait bien fou, si l'on prétendait n'en point avoir, vu que le monde est une école d'adversité, et que les désagréments sont comme un sel qui pique, et qui empêche le bonheur de se corrompre à force de nous paraître insipide.

Nous recommencerons, la semaine qui vient, les exercices. Le 27 de mai, nous serons à Berlin; en juillet, on ira à Wésel; après quoi votre ami s'enfuira à son Tusculum pour y philosopher à son aise. Voilà toute ma vie; on peut la décrire en trois mots. Cela est commode, et l'historien que j'aurai un jour pourra s'épargner beaucoup de peine et de papier. Quant à ses lecteurs, ils n'auront qu'à retenir trois époques : exercices, voyages, et Remusberg. M'y voilà de retour, dont bien me prend. On ne vous y oublie point; vous n'avez rien à craindre sur ce sujet, mon cœur est toujours inviolablement dans les sentiments que vous lui connaissez. Quant à mon esprit, je le cultive autant qu'il m'est possible. Je voudrais, s'il se peut, en faire une terre bien fertile et ensemencée de toutes sortes de bonnes<387> choses, afin qu'elles puissent germer à temps, et porter les fruits qu'on en peut attendre.

Me confiant entièrement à votre amitié et à votre prudence, je vous prie de penser quelquefois à moi comme à un véritable ami qui languit de vous revoir, et qui brûle de vous donner des marques de son estime. Je suis à jamais,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.