5. DE LA MÊME.
Cirey, 12 janvier 1739.
Monseigneur,
Quand j'eus l'honneur de parler à Votre Altesse Royale, dans ma dernière lettre, du sieur Thieriot, et que je lui demandai la permission de lui en dire davantage, je ne croyais pas être obligée d'anticiper cette<10> permission, et j'étais bien loin de croire que j'eusse à l'instruire aujourd'hui de choses bien plus importantes que celles dont je lui parlais dans cette lettre.
Les bontés singulières dont V. A. R. honore M. de Voltaire, et l'amitié de plus sacré de tous les nœuds) qui m'unit à lui, ne me permettent pas de différer à vous instruire de plusieurs faits dont V. A. R. sait peut-être déjà une partie.
Je sais par le sieur Thieriot lui-même, et je ne l'ai pas appris sans étonnement, qu'il envoie à V. A. R. toutes les brochures que les insectes du Parnasse et de la littérature font contre M. de Voltaire. Il m'assura que V. A. R. le lui ordonnait. « Je ne sais, lui dis-je, si M. le prince royal vous l'ordonne; mais ce que je sais bien, c'est que, si vous lui aviez appris les obligations que vous avez à M. de Voltaire, qu'il ignore, et que, en envoyant à S. A. R. toutes ces indignités, vous y eussiez mis le correctif que la reconnaissance exige de vous, le prince, loin de vous en savoir mauvais gré, eût conçu pour votre caractère une estime que votre conduite présente est bien loin de mériter. »
Malgré cette remontrance, il a continué à envoyer à V. A. R. tous les libelles qu'il peut ramasser contre M. de Voltaire. Mais comme j'ai vu, par les lettres de V. A. R. à M. de Voltaire, que toutes ces infamies, détestées du public, proscrites par les magistrats, et souvent ignorées à Paris, loin de diminuer les bontés de V. A. R. pour M. de Voltaire, les augmentaient encore, j'ai laissé faire le sieur Thieriot, d'autant plus que M. de Voltaire n'en a jamais laissé échapper la moindre plainte.
On me mande que Thieriot a envoyé en dernier lieu à V. A. R. un nouveau libelle de l'abbé Desfontaines, intitulé la Voltairomanie. Comme il y est question du sieur Thieriot, je crois qu'il est bon de faire connaître à V. A. R. quel est l'homme au nom duquel on ose donner dans ce libelle un démenti à M. de Voltaire, et qui ose l'envoyer à V. A. R.
<11>Quand le sieur Thieriot ne devrait à M. de Voltaire que ce que les devoirs les plus simples de la société exigent, la façon dont on parle de lui par rapport à M. de Voltaire dans cet infâme libelle devrait le révolter, et il ne devrait pas laisser subsister un moment le doute qu'il eût démenti ses lettres et ses discours pour un scélérat généralement méprisé, tel que l'abbé Desfontaines.
Mais que V. A. R. pensera-t-elle quand elle saura que le même Thieriot, qui veut aujourd'hui affecter la neutralité entre M. de Voltaire et son ennemi, n'est connu dans le monde que par les bienfaits de M. de Voltaire : qu'il n'est jamais entré dans une bonne maison que comme son portefeuille, comme un homme qui le répétait quelquefois; que M. de Voltaire, dont la générosité est bien au-dessus de ses talents, l'a nourri et logé pendant plus de dix ans; qu'il lui a fait présent des Lettres philosophiques, qui ont valu à Thieriot, de son aveu même, plus de deux cents guinées, et qui ont pensé perdre M. de Voltaire; et qu'il lui a enfin pardonné des infidélités, ce qui est plus que des bienfaits? Que penserez-vous, monseigneur, d'un homme qui, ayant de telles obligations à M. de Voltaire, loin de prendre aujourd'hui la défense de son bienfaiteur et de celui qui voulait bien le traiter comme son ami, affecte de ne plus se souvenir des choses qu'il a écrites plusieurs fois, et dont M. de Voltaire a les lettres, et qu'il a répétées encore devant moi, ici, cet automne, et craint de se compromettre, comme si un Thieriot pouvait jamais être compromis, et comme s'il y avait une façon plus ignominieuse de l'être que d'être accusé de manquer à tant de devoirs et à tant de liens, et de les trahir tous pour un Desfontaines?
Je me flatte que V. A. R. pardonnera la façon vive dont je lui écris, en faveur du sentiment qui allume ma juste indignation. M. de Voltaire respecte ses bienfaits et son amitié, et je suis bien sûre qu'il n'eût jamais instruit V. A. R. des faits que cette lettre contient; mais plus il est incapable de faire connaître Thieriot à V. A. R., plus je crois<12> remplir un devoir indispensable de l'amitié que j'ai pour lui et du respect que j'ai pour V. A. R., en l'instruisant de l'ingratitude du sieur Thieriot.
Je ne sais s'il est possible de le corriger; mais ce dont je suis sûre, c'est que le désir de plaire à V. A. R. et de mériter les bontés d'un prince aussi vertueux peut seul l'engager à l'être.
Vous savez, monseigneur, que les personnes publiques dépendent des circonstances; ainsi, quelque singulier qu'il soit que la conduite de Thieriot puisse porter quelque coup, cependant il serait désirable pour M. de Voltaire qu'il rendît publiquement dans cette occasion ce qu'il doit à la vérité et à la reconnaissance, et je suis persuadée qu'un mot de V. A. R. suffira pour le faire rentrer dans son devoir.
Je supplie encore V. A. R. d'être persuadée que jamais Thieriot ne serait venu à Cirey, si le titre d'un de vos serviteurs ne lui en eût ouvert l'entrée. M. de Voltaire, qui l'a comblé de tant de bienfaits, et qui respecte encore une connaissance de vingt années, le connaît cependant trop bien pour lui avoir jamais montré une seule ligne des lettres dont V. A. R. l'honore, ni de celles qu'il a l'honneur de vous écrire.
Quelque méprisable que soit l'auteur de l'infâme libelle dont j'ai parlé à V. A. R. dans cette lettre, il est, je crois, du devoir d'un honnête homme de repousser publiquement des calomnies publiques. M. du Châtelet, moi, tous les parents et tous les amis de M. de Voltaire lui ont donc conseillé de publier le mémoire que j'envoie à V. A. R. Il n'est pas encore imprimé, mais le respect de M. de Voltaire pour V. A. R. lui fait croire qu'il ne peut trop tôt lui envoyer la justification d'un homme qu'elle honore de tant de bontés.
Je supplie V. A. R. de ne point faire passer par M. Thieriot la réponse dont elle m'honorera : elle peut l'adresser en droiture à Vally en Champagne. Nous avons eu l'honneur, M. de Voltaire et moi, d'écrire à V. A. R. par M. Plötz.
<13>Malgré la longueur de cette lettre, je ne puis la finir sans marquer à V. A. R. combien je suis flattée de penser que les affaires de ma maison qui m'appellent ce printemps en Flandre me rapprocheront des États du Roi votre père, et pourront peut-être me procurer le bonheur d'assurer moi-même V. A. R. des sentiments de respect et d'admiration avec lesquels je suis, etc.