12. DE LA MARQUISE DU CHATELET.
Bruxelles, 1er août 1739.
Monseigneur,
J'ai tant de remercîments à faire à Votre Altesse Royale, et tant de pardons à lui demander, que je suis embarrassée entre ma reconnaissance et ma confusion. V. A. R. a su la vie errante que j'ai menée depuis trois mois, et c'est encore sur le point de partir que j'ai l'hon<30>neur de vous écrire. Je vais passer une quinzaine de jours à Paris, et je voudrais bien, pendant que j'y serai, recevoir quelques ordres de V. A. R., et couper l'herbe sous le pied à Thieriot. Mon séjour en Flandre a été rempli par vos bienfaits. Vous avez su sans doute, monseigneur, que celui30-a qui en était chargé nous trouva à Enghien, répétant une comédie. Nous descendîmes promptement du théâtre pour aller jouer une partie de quadrille avec ces boîtes charmantes et pleines de grâces et de galanterie que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'envoyer. Quelques jours après, le duc d'Aremberg vint célébrer ici la santé de V. A. R. avec ce bon vin de Hongrie, qui est véritablement du nectar. Nous avons encore pris cette liberté avec M. Schilling;30-b car V. A. R. doit bien me rendre la justice de croire que, dès que je sais un Prussien dans Bruxelles, mon plus grand soin est de saisir cette occasion de parler de vous et de m'informer d'un prince qui m'honore de tant de bontés, et que j'admire par tant de titres.
Je n'ose demander à V. A. R. des nouvelles de ses progrès en physique, car je vois, par les lettres dont elle honore M. de Voltaire, que Machiavel et la poésie ont la préférence. J'espère pourtant que quelque jour vous donnerez quelques moments à une science si digne de vous occuper, et je vous avoue, monseigneur, que mes désirs là-dessus sont un peu intéressés, car je me flatte que mon commerce en serait plus agréable à V. A. R.
Je ne puis vous exprimer la tristesse que j'ai sentie dans mon voyage au pays de Liége, quand j'ai pensé que, l'année passée, V. A. R. était presque dans ces cantons. Mais, monseigneur, n'y reviendrez-vous jamais? Je prévois que je jouerai longtemps ici le rôle de la comtesse de Pimbesche,30-c et je m'en console dans l'espérance que mes procès<31> me feront gagner le temps où le Roi votre père viendra voir ses États méridionaux, car je compte revenir de Paris ici pour mon hiver, et plus.
V. A. R. a su sans doute que l'abbé Desfontaines a été obligé de désavouer la Voltairomanie entre les mains de M. Hérault, lieutenant de police, et que son désaveu a été mis dans les gazettes. L'intérêt que V. A. R. a daigné prendre à cette malheureuse affaire, et la façon pleine de bonté dont elle a bien voulu m'en parler, m'ont fait croire que ce détail lui serait agréable.
Nous reverrons Thieriot à Paris, et je me sens fort portée à user envers lui de cette indulgence dont la faiblesse de son caractère me paraît très-digne, et à laquelle V. A. R. m'a exhortée. C'est à vous, monseigneur, à donner l'exemple de toutes les vertus; ceux qui les admirent de près sont plus heureux, mais personne ne peut être avec plus de respect et d'attachement que moi, etc.
30-a M. Girard, négociant, à Berlin.
30-b Guillaume Schilling, lieutenant au régiment du Prince royal, alors en recrutement à Bruxelles.
30-c Voyez les Plaideurs, comédie de Racine, acte I, scène VII.