103. AU MÊME.
Quartier de Selowitz, 17 mars 1742.
Très-cher Jordan, la différence qu'il y a entre le loisir de Berlin et les occupations de Selowitz sont que l'on fait des vers à l'un, tandis<172> que l'on fait des prisonniers à l'autre. Je vous jure que j'ai été si fort tourmenté, et quelquefois inquiété, qu'il ne m'a guère été possible de penser avec cette liberté d'esprit qui est la mère de l'imagination, et par conséquent de la poésie.
Les ennemis, forts de quatre mille hommes, ont attaqué un village172-a où Truchsess et Varenne étaient commandés avec quatre cents hommes, et, ne pouvant dompter ces braves gens, ils ont mis le feu au village. Tout ceci n'a point fait perdre contenance à nos troupes, qui ont tué près de deux cents hommes et quelques centaines de chevaux à l'ennemi. Truchsess, Varenne et quelques officiers ont été légèrement blessés; mais rien ne peut égaler la gloire que cette journée leur vaut. Jamais Spartiates n'ont surpassé mes troupes, ce qui me donne une telle confiance en elles, que je me crois dix fois plus puissant que je n'ai cru l'être par le passé. Nous avons fait, de plus, six cents prisonniers hongrois, et nos braves soldats, qui ne savent que vaincre ou mourir, ne me font rien redouter pour ma gloire.
Donnez cette peinture à Knobelsdorff pour marque de mon souvenir. Marquez-moi quel est le marquis d'Argens, s'il a cet esprit inquiet et volage de sa nation, s'il plaît, en un mot, si Jordan l'approuve. Si je vous revois un jour, vous devez vous attendre à un débordement de babil extrême. Ma foi, l'honneur de faire tourner la grande roue des événements de l'Europe est un travail très-rude; l'état moins brillant de l'indépendance, de l'oisiveté et de l'oubli est, selon moi, plus heureux, et le vrai lot du sage dans ce monde. Je pense souvent à Remusberg et à cette application volontaire qui me familiarisait avec les sciences et les arts; mais, après tout, il n'est point d'état sans amertume. J'avais alors mes petits plaisirs et mes petits revers, je naviguais sur l'eau douce; à présent je vogue en pleine mer, une vague m'emporte jusqu'aux nues, une autre me rabaisse dans les abîmes, et une troisième me fait remonter plus promptement<173> encore jusqu'à la plus haute élévation. Ces mouvements si violents de l'âme ne sont pas ce qu'il faut aux philosophes; car, quoi qu'on dise, il est bien difficile d'être indifférent à des fortunes diverses et de bannir la sensibilité du cœur humain. Vainement veut-on paraître froid dans la prospérité et n'être point touché dans l'affliction : les traits du visage peuvent se déguiser, mais l'homme, l'intérieur, les replis du cœur, n'en sont pas moins affectés. Tout ce que je désire pour moi, c'est que les succès ne corrompent point l'humanité et ces vertus dont j'ai toujours fait profession. J'espère et je me flatte que mes amis me retrouveront toujours tel que j'ai été, quelquefois plus occupé, rempli de soucis, inquiet, surchargé d'affaires, mais toujours prêt à les servir, et à vous prouver surtout que je vous estime et vous aime de tout mon cœur. Adieu.
172-a Le village de Lösch. Cette action eut lieu le 14 mars. Voyez t. II, p. 126.