110. A M. JORDAN.
Selowitz, 2 avril 1742.
De votre fauteuil velouté.
Que votre muse érige en Pinde,
D'où vous jugez en liberté,
Du Manzanarès jusqu'à l'Inde,
Sur l'humaine fragilité,
Vos vers et votre aimable prose,
Cher Jordan, me sont parvenus;
Ce sont ici mes revenus,
Et mes galions du Potose.
Quand le postillon trop tardif
N'apporte point de vos nouvelles,
Je voudrais du temps fugitif
Que vous pussiez avoir les ailes;
Du moins que votre esprit actif
Me détachât de ses parcelles,
Afin de rapetasser celles
De mon esprit lourd et chétif.
Plongé dans la mélancolie,
Je forme de lugubres sons,
Et je détonne les fredons
De l'assoupissante élégie;
Je fréquente les lieux cachés,
Les sombres forêts, les rochers.
Soyez touchés de ma souffrance.
Écho, répète mes accents;
Jordan, c'est ta cruelle absence
Qui cause ici tous mes tourments,
Dis-je; et les échos tristement
Répondent à ma doléance.
Une comète s'est fait voir,
Me dit-on, et quelque astrologue
Assure que c'est le prologue
<183>Du jour où, selon mon espoir,
De ce Jordan si fort en vogue
Chez laïque et chez pédagogue
Je jouirai de l'aube au soir.
Quel sabbat, quelle synagogue,
Lorsque nous pourrons nous revoir!
Tu te couronneras de roses,
Dans les jardins d'Anacréon
Toutes nouvellement écloses;
Tu nous diras de belles choses,
Comme nous aurait dit Maron
Quand le vin lui portait au crâne,
Que son Apollon furieux
Lui faisait chanter la tocane
A la table des demi-dieux.
En attendant ce jour-là, quelques seaux d'eau s'écouleront encore par la Morawa; cependant il n'en sera ni moins désiré ni plus vivement senti lorsqu'il arrivera.
Nous sommes à la veille de fort grands événements. Il est impossible de les pronostiquer; mais il est sûr que nous apprendrons dans peu de ces grandes nouvelles qui changent ou fixent la face politique de l'Europe. Pense un peu au pauvre Ixion, qui travaille comme un forçat à cette grande roue, et sois persuadé que jamais fortune ni malheur, santé ni maladie, principauté ni royaume, ne me feront rien changer à l'amitié que j'ai pour toi.183-a Adieu.
183-a Allusion à l'Épître aux Romains, chap. VIII, versets 38 et 39.