116. DE M. JORDAN.
Le 12 (17?) avril 1742, le second beau jour de l'année.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer, qui était de Prossnitz. Comme je porte ordinairement en poche la Silésie, la Moravie, la Bohême, l'Autriche, la Bavière, la Hongrie et la Turquie, je suis toujours à portée de suivre l'armée redoutable de V. M.
Je crains qu'augmentant vos conquêtes,
Il ne faille grossir un peu trop mon atlas,
Et que tous les progrès qu'heureusement vous faites
Ne soient pour vous de séduisants appas.
<194>C'est bien alors que je pourrais dire comme Bias, Je porte tout avec moi, puisque j'aurais toute l'Europe en poche.
Les Bohémiens, qui vous voient entrer dans leur pays sans chapelets ni rosaires, doivent avoir une bien mauvaise idée de leurs saints, qui ne branlent point, et qui voient fort tranquillement agir l'armée de V. M.
Et que font donc ces célestes maroufles
Dans leur riant et splendide manoir?
Ils n'ont pas plus d'esprit que mes pantoufles,
Puisqu'ils n'ont pas l'art de vous décevoir.
Je crois que vous avez le secret de les enchanter, comme les sirènes, qui enchantent par la douceur de leur mélodie. Je me défie diablement des poëtes et de l'effet de leur poésie. Vous leur adressez sans doute quelques prières en beaux vers par lesquels vous captivez leur bienveillance.
Je connais l'effet de vos vers
Et leur séduisante harmonie;
J'adoucirais par eux tous mes revers.
Si j'en avais dans cette vie.
Mais on n'en a point quand on vous sert. Mes vers sont si rudes, qu'ils sont propres à faire fuir ceux qui voudraient en entreprendre la lecture, ou à produire l'effet que produisait la peau de Ziska. Aussi ne coulent-ils pas de source; je ne les enfante qu'à force de contorsions et de mouvements convulsifs.
Quand j'ai des vers l'inquiétante manie,
De leur accès je suis si fortement épris,
Que, tel qu'est un dévot au tombeau de Paris,
J'ai de vrais accès de pythie.
Or, avec bien des contorsions, la pythie sur le trépied ne disait que des pauvretés.
<195>A propos de Ziska et de Wallenstein, je demande en grâce à V. M. de ne les pas prendre pour modèles.
Ils savaient aux humains faire sanglante guerre,
Vous savez l'art de les rendre contents;
Ils étaient fléaux de la terre,
Et vos vertus en sont les ornements.
L'habileté de Jordan Tindalien consiste dans une chose bien réelle : c'est qu'il sent son ignorance, et qu'il en connaît toute l'étendue. Je demande pardon à V. M. de ce petit trait de louange que je me donne en passant, parce qu'il faut être fort savant pour bien connaître l'ignorance.
Hélas! Jordan Tindalien
N'est pas formé pour la science;
On est heureux dans l'ignorance,
On ne l'est pas lorsqu'on n'ignore rien.
On commence à reparler de la paix; la raison qu'on en allègue, c'est que les affaires sont si fortement embrouillées, qu'elles ne peuvent pas rester longtemps dans cet état de crise.
J'ai l'honneur d'être, etc.