127. DE M. JORDAN.
Berlin, 5 mai 1742.
Sire,
J'ai reçu deux lettres de Votre Majesté, également spirituelles, comme le sont toutes celles qui partent de sa main. La dernière est pleine d'esprit, mais de cet esprit qui assaisonne ce qu'il dit d'un sel préparé par la Satire même.
Vous connaissez également
L'art de toucher parfaitement la lyre,
Vous guerroyez habilement,
Vous excellez dans la satire.
V. M. veut des nouvelles? On dit que le roi de Pologne a acheté un brillant à Leipzig, qui coûte huit cent mille écus; qu'il y a un abbé à Vienne, de la part de la France, nommé Fargé, qui y négocie, et qui y est très-incognito; qu'il y aura une suspension d'armes.
<218>Pour ce qui regarde les nouvelles littéraires,
Grâces je rends à Votre Majesté
De demander nouvelles littéraires;
J'en suis fourni, je puis, sans vanité,
Vous en donner, et des moins ordinaires.
On a pris la défense de Machiavel, que l'auteur de l'Antimachiavel a fort dénigré; le défenseur est anonyme, et son ouvrage est imprimé en Hollande.
Son anonyme qualité
Est un effet de sa prudence,
Car il mérite en vérité
D'être réduit à pénitence.
Voltaire y est furieusement maltraité. V. M. a reçu quelques livres qu'il ne sera pas nécessaire de lui envoyer : de nouveaux tomes de l'édition in-quarto de Rollin, le beau poëme de Racine sur la Religion, un nouveau recueil de pièces d'éloquence et de poésie. Tout cela attendra dans la chambre de V. M. le moment d'être feuilleté par ses royales mains.
Quand viendra cet heureux moment
Où, la paix faite et confirmée,
Nous vous verrons tranquillement
Bien profiter de votre destinée?
Le Tourbillon a été malade, et a gardé la chambre pendant quinze jours. J'ai eu l'honneur de la voir quelquefois. Je vais faire chez le Tourbillon une partie de raison, comme on va ailleurs faire une partie d'hombre. La dispute de la duchesse avec son philosophe a occupé presque tout le monde, surtout les dames; le Tourbillon a su s'y soustraire, en prenant souvent le parti de la retraite.
Knobelsdorff partit hier pour Rheinsberg. Césarion est toujours le même; mais ce qui m'afflige, c'est qu'il perd sa gaieté, et peut-être sa santé.
<219>Voici une lettre de Voltaire, écrite à un ecclésiastique de Londres, qui est charmante. J'espère, par la poste de mardi, envoyer à V. M. le commencement d'un poëme dans le goût de Scarron, sur les Travaux d'Hercule, qui me paraît charmant. L'auteur lui-même me l'a communiqué. On m'a demandé mon sentiment sur cette question : s'il faut user du plaisir toutes les fois qu'on le peut. Je soutiens que oui, et qu'on pèche en agissant autrement. J'exposerai mon sentiment à la critique également sûre et fine de V. M.
J'ai l'honneur d'être, etc.