128. A M. JORDAN.
Chrudim, 8 mai 1740.
Federicus Jordano, salut. J'ai reçu une lettre de Knobelsdorff dont je suis assez content; mais tout en est trop sec, il n'y a pas de détails. Je voudrais que la description de chaque astragale de Charlottenbourg contînt quatre pages in-quarto, ce qui m'amuserait fort.
Vous voilà donc enfin devenu politique, et plus Mazarin que Mazarin même.
Le roman de la conjecture
Et la fureur des intérêts
Font la monstrueuse figure
D'un politique à grands projets.
Sur tout il combine, il augure,
Et ses soupçons, rêves inquiets,
Qui fouillent tout en vrais furets,
Même en la plus simple aventure
Pensent découvrir des secrets.
<220>Toujours, sous l'emprunt d'autres traits,
Au public, sot de sa nature,
Il donne de la tablature;
Sous les voiles les plus épais
Il cache sa noirceur impure
Et ses dangereux trébuchets.
C'est cette politique sur laquelle vous raisonnez selon la façon des hommes qui imputent toujours à leur prochain tout le mal qu'ils feraient, s'ils étaient en leur place; mais enfin il est permis à Jordan de faire ma satire, le temps me justifiera devant le public.
Jordan, votre esprit de poëte
Débite poétiquement
Que, de fait, politiquement
Je fais un peu la girouette.
Ah! si c'était assurément,
La Renommée eût hautement
Sonné le cas sur sa trompette.
Vous voyez par tout ceci que votre esprit court un peu trop en avant dans la campagne des événements.
Nos destins sont cachés aux cieux,
Et toute la science humaine
Pour les approfondir est vaine;
Nul tube jusque dans ces lieux
Ne rend les objets à nos yeux,
Et la politique incertaine
Suspend ses désirs curieux.
Les gazetiers nécessiteux
De la fable que l'on promène
Font des événements pour eux;
Les sots, que leur suffrage entraîne,
Ajoutent foi, ne sachant mieux.
Mais vous, que les eaux d'Hippocrène Ont soûlé de leurs flots vineux,
<221>Mais vous, dont la raison est saine,
Croirez-vous encor de Lorraine
Tous les contes fastidieux?
Tenez, voilà toute la politique en vers; il ne nous manque plus, pour nous achever de peindre, qu'un traité de paix avec ses préliminaires, en poëme dramatique.
Je vous ai fait dans ma lettre d'avant-hier votre catéchisme sur nos opérations, et je vous ai détaillé au long et au large ce qui se passait ici; j'ajoute aujourd'hui que mon pronostic s'est accompli, puisque les Autrichiens ont quitté la Moravie, faute de subsistances. Vous verrez bientôt les suites qu'auront toutes ces grandes affaires, et ce que tant de mouvements compliqués des deux armées causeront d'effets.
Adieu, dive Jordane Tindaliensis.