151. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, 15 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Enfin, voilà la paix venue, cette paix après laquelle vous avez tant soupiré, pour laquelle tant de sang a été répandu, et dont toute l'Europe commençait à désespérer. Je ne sais ce que l'on dira de moi; je m'attends, à la vérité, à quelques traits de satire et à ces propos ordinaires, ces lieux communs que les sots et les ignorants, en un mot, les gens qui ne pensent point, répètent sans cesse après les autres. Mais je m'embarrasse peu du jargon insensé du public, et j'en appelle à tous les docteurs de la jurisprudence<251> et de la morale politique, si, après avoir fait humainement ce qui dépend de moi pour remplir mes engagements, je suis obligé de ne m'en point départir, lorsque je vois, d'un côté, un allié qui n'agit point, de l'autre, un allié qui agit mal, et que, pour surcroît, j'ai l'appréhension, au premier mauvais succès, d'être abandonné, moyennant une paix fourrée, par celui de mes alliés qui est le plus fort et le plus puissant.
Je demande si, dans un cas où je prévois la ruine de mon armée, l'épuisement de mes trésors, la perte de mes conquêtes, le dépeuplement de l'État, le malheur de mes peuples, et, en un mot, toutes les mauvaises fortunes auxquelles exposent le hasard des armes et la duplicité des politiques; je demande si, dans un cas semblable, un souverain n'a pas raison de se garantir par une sage retraite d'un naufrage certain ou d'un péril évident.
Nous demandez-vous de la gloire? Mes troupes en ont suffisamment acquis. Nous demandez-vous des avantages? Les conquêtes en font foi. Désirez-vous que les troupes s'aguerrissent? J'en appelle au témoignage de nos ennemis, qui est irrévocable. En un mot, rien ne surpasse cette armée en valeur, en force, en patience dans le travail et dans toutes les parties qui constituent des troupes invincibles.
Si l'on trouve de la prudence à un joueur qui, après avoir gagné un sept-leva, quitte la partie, combien plus ne doit-on point approuver un guerrier qui sait se mettre à l'abri des caprices de la fortune après une suite triomphante de prospérités!
Ce ne sera pas vous qui me condamnerez, mais ce seront ces stoïciens dont le tempérament sec et la cervelle brûlée inclinent à la morale rigide. Je leur réponds qu'ils feront bien de suivre leurs maximes, mais que le pays des romans est plus fait pour cette pratique sévère que le continent que nous habitons, et que, après tout, un particulier a de tout autres raisons pour être honnête homme qu'un souverain. Chez un particulier, il ne s'agit que de l'avantage<252> de son individu; il le doit constamment sacrifier au bien de la société. Ainsi l'observation rigide de la morale lui devient un devoir, la règle étant : Il vaut mieux qu'un homme souffre que si tout le peuple périssait. Chez un souverain, l'avantage d'une grande nation fait son objet, c'est son devoir de le procurer; pour y parvenir, il doit se sacrifier lui-même, à plus forte raison ses engagements, lorsqu'ils commencent à devenir contraires au bien-être de ses peuples.
Voilà ce que j'avais à vous dire, et dont vous pourrez faire usage en temps et lieu dans les compagnies et les conversations, sans faire remarquer que la paix est faite.
Pressez Knobelsdorff d'achever Charlottenbourg, car je compte y passer une bonne partie de mon temps.
Adieu, cher Jordan; ne doutez point de toute la tendre amitié que j'ai eue, que j'ai, et que j'aurai pour vous jusqu'au dernier soupir de ma vie.