158. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, où je ne resterai pas longtemps,
24 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Enfin, nous voici au moment de notre départ, et près d'évacuer cette Bohême où nos officiers ont recruté leurs bourses et leurs compagnies, où nous avons battu les Autrichiens, et dont nous les aurions chassés, si je n'avais préféré la conservation du sang prussien à la vaine gloire d'accabler une femme malheureuse et un pays ruiné. C'est sous ces auspices que je rentre dans mon pays, où rien n'interrompra l'ordre de la paix et de la tranquillité publique que la violence et l'audace de mes voisins. Je suis sensible à l'approbation que vous donnez à ma conduite, et j'espère que le vulgaire léger, volage, inconsidéré, commencera du moins à prendre quelque confiance en moi, et ne me croira point aussi insensé que l'on m'accusait de l'être au commencement de la guerre.
Ce n'est point par huit jours d'ouvrage que l'on peut juger de la capacité d'un homme, et principalement dans les affaires. Le public n'en connaît point les ressorts; il se fait des idées grossières des choses; de fausses préventions l'offusquent; il ajoutera foi à des bruits de ville sans fondement, et, sur des notions aussi frivoles, il se fera un système qu'il trouvera très-mauvais que le gouvernement ne suive point. Mais si l'on comparait les fausses démarches que ferait un politique qui suivrait aveuglément les conseils du public, avec les tours<263> différents que prennent ceux qui sont chargés des affaires, on verrait bientôt les lourdes fautes que les uns auraient fait commettre, et que la conduite des autres est un système raisonné et suivi. Mais comme la plupart des gens ne sont point raisonnables, il est impossible qu'ils entrent dans des sentiments qui demandent du bon sens; il est par là même impossible qu'ils jugent bien de la conduite de ceux dont ils ne connaissent ni les projets ni les moyens.
Il est fâcheux que les actions des hommes d'État soient soumises à la critique de tant de juges aussi peu capables que le sont ces gens décisifs que la fainéantise et l'esprit de médisance rendent politiques; mais ce ne sont que les moindres désagréments qu'ont à essuyer ceux qui, comme moi, sont dévoués au service de l'État. Vous avez bien à vous plaindre du soin que vous donnent vingt gueux sur lesquels vous avez inspection! J'en ai des millions à conduire et à nourrir, et je ne m'en plains point. Mais vous êtes paresseux, et vous ne vous êtes aperçu qu'à présent que les affaires du Parnasse sont plus faciles à terminer que celles qui regardent la société.
Je crois que les vers du Poméranien à la Morrien sont de Manteuffel. Je ne sais pas trop ce qu'ils veulent dire, mais j'ai admiré le tour de l'épisode qui se trouve au bas de la lettre; je crois même que madame Morrien a composé elle-même ces vers pour servir de véhicule à des choses qu'elle était bien aise que j'apprisse. Les vers sur l'âne sont misérables, ceux au comte Podewils sont ordinaires, mais ceux du faune sont jolis. J'ai reçu de Gresset une Épître charmante, dont je vous régalerai à mon retour.
Il fallait la paix en Bohême,
De Polignac le cabinet.
Pour changer votre face blême
Et votre chagrin de carême
En air ouvert et satisfait.
Jordan, votre joie est extrême :
<264>Mais je vous plains de tout mon cœur
De rechercher votre bonheur
En tout autre lieu qu'en vous-même.
Je n'ose en dire davantage après ce trait de morale. Recevez, en attendant, mes protestations de la sincère estime et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc., etc., etc.