6. AU MÊME.

Rheinsberg, 13 mars 1737.



Mon cher Duhan,

Il est sûr que les plus rudes épreuves par lesquelles nous sommes obligés de passer dans ce monde, c'est de perdre pour toujours des personnes qui nous sont chères. La constance, la fermeté et la raison nous paraissent de faibles secours dans ces tristes circonstances, et nous n'écoutons dans ces moments que notre douleur. Je vous plains de tout mon cœur de vous voir dans un pareil cas. Vous perdez un père qui vous aimait, et qui, vous donnant une excellente éducation, vous a fait un double bienfait. Mais ce père était vieux; son âge devait vous avertir, par sa débilité, de sa fin prochaine. La succession des temps, qui emporte tout, et des actions innombrables qui sont obligées de se succéder sans interruption, doit en quelque sorte vous consoler de la perte que vous venez de faire. La loi irrévocable du destin veut que tous les hommes meurent. Votre père vient de payer ce tribut à la nature; notre tour viendra également. Qu'y a-t-il de plus commun que de voir naître et mourir? Cependant nous nous étonnons toujours de la mort, comme si c'était une chose étrangère à nous-mêmes, et qui ne fût pas en usage.

Consolez-vous, mon cher Duhan, du mieux que vous pouvez. Songez qu'il y a une nécessité qui détermine tous les événements, et<305> qu'il est impossible de lutter contre ce que le sort a résolu. Nous ne faisons que nous rendre malheureux, sans rien changer à notre état, et nous répandons de l'amertume sur les plus beaux jours de notre vie, dont la brièveté devrait nous inviter à ne nous point tant affliger du malheur.

Il n'est rien de plus flatteur pour moi que la confiance que vous me témoignez et le recours que vous voulez bien avoir à moi. Que je serais heureux, si je pouvais être le soutien de tous les affligés et le support des malheureux! Que je serais heureux, si je pouvais amoindrir votre douleur et trouver un baume propre à guérir la plaie que l'affliction vient de vous faire! Si mon amitié vous peut être de quelque secours, je vous prie de compter sur elle et de faire usage des sentiments que j'ai pour vous.

Nous sommes une quinzaine d'amis, retirés ici, qui goûtons les plaisirs de l'amitié et la douceur du repos. Il me semble que je serais parfaitement heureux, si vous pouviez nous venir joindre dans notre solitude. Nous ne connaissons point de passions violentes, et nous nous appliquons uniquement à faire usage de la vie.

Acceptez la bagatelle que je vous envoie. Si mon amitié ne peut se manifester par de grands effets, elle tâche du moins à tracer de légers sillons, qui sont comme les arrhes de sa bonne volonté. Je suis sûr que c'est sur ce pied que vous recevrez ce que je vous envoie, et que vous ne douterez jamais de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.