16. AU MÊME.

Neisse, 12 avril (sic) 1745.317-a

Votre muse sexagénaire
A les grâces des jeunes ans;
Elle a tous les sons éclatants,
Et surtout l'art heureux de plaire,
Que savent mettre dans leurs chants
Ceux qu'Apollon pour ses enfants
Reconnut dans son sanctuaire.
Au sommet du double coupeau,
Quand ce dieu charmant vous inspire,
<318>Des sons délicats et nouveaux
Font que j'applaudis, que j'admire
Que, dans l'arrière-saison,
Le feu, l'imagination
D'une veine jeune et féconde
Anime, embellisse et seconde
Les efforts de votre Apollon.
C'est ainsi que, malgré votre âge
Et le bras destructeur du Temps,
Les grâces et les agréments
Sont demeurés votre partage.
Que font des cheveux blanchissants
Et quelques rides au visage
Lorsque l'esprit n'a que quinze ans?
C'est un oiseau digne d'encens,
Logé dans une antique cage.
Conservez dans vos charmants vers
Le brillant feu de votre aurore,
Et parez des présents de Flore
Les tristes glaçons des hivers.
Ainsi puissiez-vous vivre encore
Jusqu'à la fin de l'univers!
Tandis que ma muse légère,
Dans sa fantasque carrière,
En badinant fait ces tableaux,
Dieux! quelle douleur immortelle,
De qui l'accablante nouvelle
Glace mon sang dans ses vaisseaux!
La Mort, de ses ailes funèbres,
Vient de couvrir de ses ténèbres
Mon tendre ami, mon cher Jordan.
Je le pleure, hélas! sans ressource,
Il est emporté par la course
Du plus impétueux torrent.
Des arts c'était le tendre amant,
Et, dans les jardins d'Uranie,
Son aimable philosophie
Et ses sceptiques entretiens
<319>Conduisaient mes pas incertains.
Adieu, vains plaisirs de la vie,
Prestiges, frivoles festins,
Adieu, divine poésie,
Nectar, Hippocrène, ambroisie,
Bacchanales et jeux badins,
Et vous, charmante frénésie
Qui de mon âme épanouie
Chantait les hymnes libertins.
Comment, sous la serre cruelle
De l'impitoyable vautour,
La gémissante tourterelle
Peut-elle chanter son amour?
Ainsi, malheureuse colombe,
Dans la douleur où je succombe,
Et dans l'excès de mes regrets,
Je vais suspendre à ses cyprès
Ou briser dans sa triste tombe
Mon luth, et n'en jouer jamais.

Je ne vous fais aucune réparation, car vous n'en méritez point; et je vous appellerai ingrat, volage et perfide, jusqu'au moment où je jouirai plus souvent de votre aimable compagnie, et où je verrai que, en habitant la même ville, vous ne vivrez point comme si vous étiez séparé par cent lieues de moi. Jordan n'en agissait pas ainsi, et l'amitié qu'il avait pour moi était sociable et liante. Je l'ai vu tous les jours, et, lorsqu'il n'était point malade, nous avons vécu sans cesse ensemble.

Adieu, mon cher Duhan; corrigez-vous, et devenez moins sédentaire.

Federic.


317-a M. Jordan, sur la mort de qui ces vers renferment des plaintes si touchantes, ne mourut que le 24 mai.