91. DU COMTE ALGAROTTI.
Venise, 8 mai 1754.
Sire,
Je ne saurais remercier assez Votre Majesté des vers dont elle a voulu me faire part. Ils sont extrêmement plaisants, et de main de maître. Oserais-je dire à V. M. qu'elle aurait dû aussi me faire envoyer l'Éloge que l'abbé de Prades a lu à l'Académie? Je m'imagine qu'il sera à mettre à côté des Éloges de MM. Stille et Jordan, et à côté de ceux de Fontenelle. Je suis bien fâché, Sire, que V. M. ait été à même de faire un pareil honneur au pauvre Knobelsdorff. Je ne verrai plus un homme avec lequel j'avais été lié de tous temps par l'amitié et par l'estime. Il avait bien du talent, et, si c'était un philosophe scythe, il n'honorait pas moins les vertus d'Alexandre. Je connais si bien M. le comte Menefolio par le portrait que V. M. en fait, que je le tiens vu; et pour sa comédie, je la tiens lue. V. M. a bien raison de ne pas croire l'Italie faite comme lui. Hélas! Sire, j'aurais bien voulu en apporter à V. M. une relation plus exacte; mais il faudrait que celui qui connaît si bien l'Europe qu'il importe de connaître, et dont il fait une si grande partie, se contentât de la relation de Padoue et<108> d'un petit quartier de Venise. J'avoue, Sire, qu'il a été bien douloureux pour moi d'avoir été si longtemps éloigné de V. M. pour être confiné à Padoue. Ce n'est pas un moindre sujet de chagrin pour moi, Sire, de voir que je ne saurais sortir du régime et de la vie médicale sans traîner une vie languissante qui éteint la parcelle du feu divin qui est en nous, et sans essuyer de ces incommodités qui sont pis que les maladies :
..... quid enim? concurritur : horae
Momento cita mors venit, aut victoria laeta.108-a
Quoique l'aisance entière dont je jouis ici, et l'air natal, commencent à me faire ressentir quelque bénéfice, mon cœur vole aux pieds de V. M. J'y serai bientôt moi-même, et seconderai ses mouvements. V. M. verra elle-même et jugera mon état. Je crains bien, Sire, que V. M. ne saura que faire d'un homme qui ne peut être, pour ainsi dire, au ton des autres. Ce qui doit me consoler en toute chose, c'est que je suis attaché non pas à un homme roi, mais à un roi homme, comme a dit M. Chesterfield de V. M.
J'attends toujours après les ordres dont V. M. voulait me charger touchant les agates, et serai charmé de savoir si les boutargues ont réussi, afin d'en commander et d'en avoir toujours de la même espèce.
108-a Horace, Satires, liv. I, sat. I, v. 7 et 8.