21. A LA MÊME.
(Schlettau, près de Meissen) ce 17 (mai 1760).
Madame,
J'ai reçu aujourd'hui la lettre du 8 que vous avez eu la bonté de m'écrire. Si vous vous confiez à ma sincérité, je puis vous en répondre; mais si c'est à mon habileté, vous pourriez vous y tromper. Je vous donne, madame, les conseils que je me donnerais à moi-même; c'est tout ce que je puis faire. Vous savez que les projets des hommes et les événements ne s'accordent que rarement, et que notre prudence, resserrée dans des bornes étroites, n'a guère de prise sur l'avenir. Cet avenir est à présent à nos yeux plus obscur que jamais. Je ne sais si le jeune Mercure pourra le débrouiller d'un coup de son caducée; il faut toujours l'espérer à bon compte. Les paquets qui se trouvent pour lui entre vos mains, madame, sont dans le sanctuaire. Ils étaient relatifs à sa première mission, et, si vous daignez les garder jusqu'à son retour, ils lui seront toujours assez tôt rendus.
Permettez que je ne vous réponde pas sur l'article du hasard. C'est une question métaphysique qui me mènerait trop loin. Il est sûr que le bien est sur la terre, mais malheureusement le mal y est aussi. Si donc la Providence fait tout, elle fait le mal, et Dieu, qu'on ne peut se représenter que sous l'image de la bonté même, deviendrait par là un être tyrannique, malfaisant et indigne de notre culte. Selon ma façon de raisonner, je tâche d'être le plus conséquent qu'il m'est possible, et cela m'écarte nécessairement de la façon d'argumenter lâche et flasque des métaphysiciens de l'école. Cependant ne pensez pas, madame, que j'entende par hasard un être indépendant et tel que le paganisme se l'est forgé; je n'attache à ce mot d'autre idée que celle des causes secondes, dont nous ne découvrons les ressorts qu'après l'événement. Mais tout ce qui en résulte est dans l'ordre<216> des choses, parce que ce ne sont que des suites nécessaires des passions qui ont été données aux hommes, et qui contribuent alternativement à leur bonheur et à leur malheur. L'Être suprême a répandu tous ces différents caractères sur la surface de la terre, à peu près comme un jardinier sèmerait au hasard dans un parterre des narcisses, des jasmins, des œillets, des soucis et des violettes; elles croissent au hasard, chacune dans la place où leur semence est tombée, et produisent nécessairement la fleur dont elles contiennent le germe. Ainsi les passions agissent toujours conformément à leur caractère, et le grand architecte s'en embarrasse aussi peu que vous, madame, d'une taupinière de fourmis qui peut se trouver dans vos jardins. Je supprime un beau nombre d'arguments in barbara et celarent, capables de causer une indigestion à l'estomac d'une autruche; mais, en gros, je suis fermement persuadé que le ciel ne s'embarrasse pas de nos misérables démêlés, ni de toutes les pauvretés qui nous tourmentent jusqu'au moment où le quart d'heure de Rabelais sonne,216-a et qu'il faut décamper. On ferait un gros livre des exemples qui autorisent mon opinion; mais ne craignez rien, madame, je me renfermerai dans les bornes épistolaires, et je m'en rapporte à MM. les professeurs en us sur les gros ouvrages; ces messieurs ne ménagent ni le public, ni les libraires. Si la défunte monade de Wolff existait encore, il vous régalerait d'un petit essai en vingt-quatre volumes in-folio, où, après bien des citations de la cosmologie, de la théodicée, etc., etc., etc., il vous prouverait que ce monde-ci est le meilleur des mondes possibles. Pour moi, qui n'en crois rien, et qui sens malheureusement beaucoup de maux, je pourrais lui faire la réponse de ce stoïcien auquel un péripatéticien niait le mouvement : le stoïcien le confondit en marchant devant lui.216-b Les faits portent avec eux un<217> caractère d'évidence auquel la subtilité des sophismes est forcée de céder.
Mais en voilà bien assez sur une matière si abstraite. Soyez persuadée, madame, que je compte pour le plus heureux hasard de ma vie celui qui m'a guidé si bizarrement à votre cour. Le bonheur de ma vie n'a duré qu'un moment. Je me flatte que, si je vois la fin de cette guerre, je pourrai jouir de la même faveur avec moins d'interruption. Ce sont les vœux et l'espérance de celui qui sera à jamais,
Madame,
de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
Federic.
216-a Voyez t. XVI, p. 237.
216-b Voyez Diogène Laërce, liv. VI, chap. 2, §. 41, où Diogène le cynique, pour toute réponse à des arguments contre le mouvement, se met à marcher.