48. A LA MÊME.
Berlin, 26 mai 1763.
Madame ma cousine,
Le chevalier d'Edelsheim m'a rendu, ma chère duchesse, la lettre dont vous avez daigné le charger. Un voyage nécessaire que j'ai été obligé de faire en Poméranie m'a empêché d'y répondre plus tôt. Je n'ai jamais douté de la part obligeante que vous daignez prendre à ce qui me regarde, et je me félicite en secret depuis longtemps de vous pouvoir placer à la tête des plus fidèles de mes amis. C'est en ce sens que je prends les choses flatteuses que vous daignez me dire. Un peu de prévention et beaucoup d'indulgence, madame, vous parlent en ma faveur. Il y a en moi beaucoup de volonté de bien faire, et souvent beaucoup de maladresse dans l'exécution. J'ai trouvé de grands maux partout, et, faute de pouvoir y appliquer des topiques, j'ai été obligé d'y substituer des palliatifs. Mais c'est en vérité trop vous parler de ce qui me regarde. Cependant, ma chère duchesse, je dois y ajouter que ce troisième tome dont vous avez la bonté de me parler est un ouvrage tronqué.258-a Mon détracteur a falsifié, corrompu, changé et supposé ce<259> qu'il a voulu. Cet ouvrage, tel que je l'ai fait, ne méritait point de paraître au grand jour; quelques vers de société en faisaient la partie principale, et des choses qui sont bonnes entre amis et dans le moment qu'elles sont faites perdent tout lorsqu'on ignore les allusions et les à-propos. Je n'ai point voulu m'afficher, je n'ai point voulu être auteur; mais, lorsque les puissances de l'Europe conjurèrent pour me dépouiller de mes États, quelques colporteurs de scribes complotèrent pour piller mon portefeuille. Tout le monde a cru que, pour être du bel air, il fallait me faire le mal dont il était capable. Je suis obligé de le souffrir; je fais mieux, je le pardonne.
La feuille périodique que vous daignez m'envoyer est bien écrite; j'en connais l'auteur par réputation; il est natif de Gera, il a fait le Petit prophète.259-a C'est un garçon d'esprit qui s'est beaucoup formé à Paris. Cependant je vous demande en grâce que, s'il veut m'envoyer ses feuilles, il daigne un peu m'épargner. Un homme sans expérience peut trouver du sublime où il n'y en a point; un philosophe n'y trouve qu'une compilation de causes secondes qui, par la bizarrerie de différentes combinaisons, produisent des événements dont le vulgaire s'étonne, et qui en effet sont simples et naturels. Après trente ans de guerre que nos aïeux soutinrent, arriva la paix de Westphalie. Avec les prodigieuses armées que l'on a de nos jours, aucune puissance ne peut fournir au delà de sept à huit campagnes. Il n'y a donc pas à s'étonner que la reine de Hongrie, abandonnée par la Russie, la Suède et la France, menacée par le Turc, sur le point de perdre les cercles, et manquant des fonds nécessaires pour poursuivre le cours de ses animosités, ait enfin consenti à la paix que nous venons de signer. Le miracle aurait été de soutenir la guerre sans argent et sans alliés. Je ne m'étonne point, ma chère duchesse, des mauvais procédés de la cour de Vienne, dont vous vous plaignez; c'est le murmure et le bruit sourd des vagues qui se brisent contre<260> le rivage après que la tempête est calmée. J'ai parlé de vos intérêts à la Princesse électorale en les termes les plus pressants. On m'a promis de prendre fait et cause dans l'affaire de la tutelle de Meiningen. Nous attendons ici journellement l'envoyé du roi de Pologne, et je lui parlerai à lui-même, ma chère duchesse, de vos intérêts. Vous pouvez vous attendre de moi à tous les services dont ma sincère amitié, mon estime et mon admiration pour votre personne sont capables. Je voudrais que les effets en fussent aussi pleins que le désir que j'ai de vous être utile est vif; la disposition, la volonté, l'ardeur de vous servir n'en sera pas moindre, et, quoi qu'il arrive, j'espère d'être assez heureux pour vous en donner des preuves. Ces idées m'occuperont pendant mon voyage de Clèves, à mon retour, et pendant tout le cours de ma vie. Daignez compter, mon adorable duchesse, sur ces sentiments et sur le dévouement entier avec lequel je suis,
Madame ma cousine,
de Votre Altesse
le fidèle cousin et serviteur,
Federic.
258-a Frédéric parle ici de la contrefaçon de ses Œuvres du Philosophe de Sans-Souci.
259-a Voyez ci-dessus, p. 100. Selon d'autres, le baron de Grimm était né à Ratisbonne.