50. A LA MÊME.
Sans-Souci, 27 juillet 1763.
Madame ma cousine,
En vous remerciant, ma chère duchesse, de la lettre que vous venez de m'écrire, je ne saurais qu'applaudir au bulletin que vous avez la bonté de m'envoyer. Il n'est certes pas à l'eau rose, et l'auteur se fait nettement entendre. Je vous avoue, madame, que j'aime les auteurs qui raisonnent juste et s'expliquent nettement. Il y en a, tels que l'abbé Pluquet,262-a par exemple, qui soufflent le froid et le chaud, et qui, en voulant ménager la chèvre et le chou, trouvent le moyen de mécontenter généralement tous leurs lecteurs. Ou il ne faut pas du tout toucher les matières scabreuses, ou, si l'on veut les agiter, il faut que la vérité l'emporte, et qu'elle soit démontrée par des arguments rigoureux qui mettent son évidence en lumière. Cependant je ne conseillerais pas au sieur Grimm de faire imprimer la feuille d'aujourd'hui. Oh! que la Sorbonne s'agiterait! Que de décrets, que d'excommunications, que d'anathèmes! Que de bûchers s'allumeraient! Tout l'essaim des dévots et des saints hypocrites se mettrait en campagne pour fondre sur lui et le déchirer; tant la raison et la vérité sont redoutables à ce corps d'hommes méprisables qui ne vivent que de la superstition des peuples! Nous avons été à la veille d'éprouver les funestes effets de la superstition; nous étions au bord de l'abîme, quand un crachement de sang emporta une femme dont la mort mit fin au complot atroce qui s'était formé pour opprimer, autant qu'il aurait pu, les lueurs de bon sens et de raison qui éclairent l'Allemagne. Quel ravage aurait fait l'intolérance soutenue, appuyée et triomphante par l'appui de la cour de Vienne! Quelle persécu<263>tion affreuse se serait étendue sur les protestants et sur tous ceux qui n'étouffent point les lumières de leur raison! Pour moi, je vous l'avoue, ma chère duchesse, je bénis le ciel de me retrouver ici tranquille, et de penser au moins qu'un tel malheur n'arrivera pas le peu de jours qui me restent à vivre. Je me réjouis de ce que les postes allemandes portent ouvertement de votre cour à mon ermitage des ouvrages où la superstition est terrassée, et où la vérité ose paraître à front découvert. Cependant ces consolations sont bien faibles quand on est privé du bonheur de vous voir face à face, bonheur que je regrette bien d'avoir perdu. Je forme sans cesse quelques projets pour me procurer un jour ce bonheur-là. Ne le trouvez pas mauvais, ma divine duchesse; quand on a eu le bonheur de vous connaître, c'est un mal réel que de souffrir la privation de cet avantage. Je serais peut-être en situation de vous dire ce que feu le maréchal Schulenbourg263-a répondit à un barcarolo qui le pressait de se retirer d'une compagnie qu'il ennuyait : « Il se peut bien que j'ennuie ces gens-là, mais ils me font grand plaisir. » Si je vous ai ennuyée, je vous en demande sincèrement pardon; j'ose vous dire que je le mérite en quelque sorte par la haute estime et l'attachement avec lequel je suis,
Madame ma cousine,
de Votre Altesse
le fidèle cousin, ami et serviteur,
Federic.
262-a Auteur d'un ouvrage intitulé : Sur le fatalisme. Il avait publié, en 1762, un Dictionnaire des hérésies, en deux volumes in-12.
263-a Voyez t. XVI, p. vIII, et 109-112.