<445> qui fait des ravages affreux dans la Provence.a Ce ne peut être que vous, car, en qualité de Prussien, vous devez passer pour un monstre en France, au moins à Versailles, et, quand même cela ne serait pas, peut-être vous a-t-on vu enveloppé dans votre redingote, avec votre capuchon et votre mouchoir devant le nez, et j'avoue que c'est là une figure assez monstrueuse pour qui n'y est pas accoutumé. Les gazettes disent que vous dévorez des enfants et des femmes. Fi! où avez-vous pris cette vilaine coutume? Cela ne vous est jamais arrivé depuis que je vous ai connu; mais on change de mœurs en voyageant. Au défaut de cela, de janséniste que vous étiez vous vous êtes fait jésuite, parce que votre frère d'Éguilles l'est, et qu'il vous a donné je ne sais quelle métairie pour vous corrompre. Vous êtes, marquis, dans le cas du proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Je crois bien que vous faites quelquefois le malade, mais c'est pour courir les bois et donner l'épouvante à toute une province. Non content d'avoir mis en rumeur la Provence, vous voulez porter le trouble à Paris; mais que dira mon frère le très-chrétien roi de France, s'il apprend que mon chambellan, ce monstre, vient pour dévorer les enfants du parc de Versailles, du bois de Sénard et de la forêt de Fontainebleau? On a envoyé contre vous un escadron de dragons en Provence; à Paris, on fera marcher les gardes françaises, et, quelque adresse, à ce qu'on dit, que vous ayez à sauter de branche en branche, les coups de fusil pourront vous attraper. Si même vous contenez cette voracité, et que, en allant à Paris, vous vous contentiez de vous nourrir de poissons et de viande, comme tous les honnêtes gens qui habitent ce globe, quel bruit ne feront pas les gazetiers! Ces gens ont dit que vous étiez chargé de commissions si secrètes, que je les ignore; en vous sachant à Paris, ils donneront une


a Ce monstre, dont Frédéric parle aussi dans sa lettre à d'Alembert, du 24 mars 1760, était un loup d'une grandeur extraordinaire, dont l'imagination du peuple avait fait une hyène, et qu'on appelait la bête du Gévaudan.