<68> bout du monde à l'autre, enfin recourir à toutes les ruses et les tours d'adresse imaginables pour se soutenir, alors, dis-je, l'on sent tout le faix qu'il faut porter, et il faut convenir que, sans quelque heureux hasard, il n'y a plus moyen de se tirer d'affaire. Que les Français fassent des sottises, qu'ils manquent d'argent, il n'en faut pas moins soutenir les hasards de cette campagne, et elle peut être funeste. C'est un objet de huit mois, une cruelle besogne où le chapitre des incidents a souvent plus de part que l'habileté des hommes. Je vous rends grâce des offres que vous me faites. Quelque plaisir que cela me fît de vous voir, j'y renonce, parce que la malheureuse vie que je mène n'est pas faite pour vous, et que je ne veux point vous exposer.
Le ministère de France me hait très-fort. Il me persécute dans ceux qui se sont attachés à mon sort; mais, brûlé pour brûlé, il vaut mieux que ce soit le livre que la personne. Ainsi, mon cher, abandonnez aux flammes vos pensées philosophiques, sans que cela trouble votre philosophie. J'éprouve de plus grandes indignités par les infamies que quantité de libelles publient contre moi. Je laisse faire et ne pense qu'à sauver l'État, et, sans m'embarrasser du chagrin que l'on veut me causer, ni du tort que l'on prétend me faire, je vais mon chemin sans m'embarrasser du reste. Faites-en de même, et qu'il ne vous arrive pas d'autre malheur que celui-là; vous devrez vous en consoler. Maupertuis a raison : dans cette chienne de vie, la somme des maux surpasse celle des biens. Le bonheur ne répand que des étincelles passagères sur nos jours, et le chagrin, des ombres profondes et durables. Voltaire a fait une ode pour ma sœur, où il y a de très-beaux morceaux. Il est très-piqué contre ses compatriotes. En vérité, mon cher, je ne vous dirais que des sottises, si je vous détaillais mes pensées. Écrivez-moi souvent, et ne m'oubliez pas. Adieu, cher marquis, adieu.