21. DU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 26 août 1747.
Sire,
J'ai reçu par la voie d'un banquier une des deux lettres que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire. Elle me permettra de lui dire qu'elle me soupçonne à tort d'être paresseux. Depuis un mois que je suis à Paris, j'ai entièrement fini mes affaires. Mes parents ont enfin pris considération; il ne s'agit plus que des engagements que je dois prendre avec eux pour éviter de retomber à l'avenir dans le même inconvénient. Ils m'offrent de me céder, par contrat public, tels fonds que je voudrai, sur lesquels fonds seront hypothéqués mes revenus. Cela est pour moi si important, que, quoiqu'il y ait trois cents lieues pour aller ou pour revenir de Provence à Paris, je pars en poste pour Aix à la fin de ce mois; je serai de retour vers la fin de septembre à Paris. J'en partirai le 1er d'octobre, et, allant en poste, j'arriverai le 15 à Berlin; ainsi mademoiselle Cochois y sera plus de six semaines avant l'Opéra. La Laurette ne vient point ici; elle s'est engagée à Londres. On a fait jouer quelques ressorts pour engager la Cochois à entrer à l'Opéra; mais ils ont été inutiles, elle a même refusé de danser. D'ailleurs, j'ai déclaré ici publiquement qu'elle était engagée. Enfin je réponds à V. M. de cette affaire.
Le duc de Richelieu est arrivé à Paris depuis trois jours. Il va à Gênes. J'aurais été avec lui jusqu'en Provence; mais il reste encore<25> une douzaine de jours à Paris, et, pendant ce temps-là, je serai déjà arrivé à Aix; ainsi je n'irai point avec lui.
J'ai été dîner il y a quelques jours, à Passy, chez madame de Tencin, sœur du cardinal; c'est le rendez-vous des beaux esprits sexagénaires. Elle est fort polie, elle a de l'esprit; elle me fit une question que je dirai un jour à V. M.
Je soupe souvent avec l'abbé de Bernis25-a dans une des meilleures maisons de Paris. Il y lut, l'autre jour, deux pièces de vers; je les lui demandai pour les envoyer à V. M.; je crois qu'elle trouvera l'une bien supérieure à l'autre. L'abbé Bernis est d'une figure aimable et d'un caractère fort doux.
J'ai vu deux fois le jeune prétendant; j'ai même dîné une fois chez lui. C'est un prince bien fait, dont l'air est modeste, qui parle peu, et qui paraît avoir beaucoup de jugement. Il me dit qu'il avait appris avec une satisfaction infinie que, pendant qu'il était en Écosse, V. M. avait parlé de lui avec bien de la bonté. Il est ici fort mal à son aise, et paraît supporter son état avec beaucoup de fermeté. J'ai bien des choses à dire là-dessus à V. M.
Je ne vous ai point encore parlé, Sire, dans mes lettres, ni de la comédie française, ni de l'italienne. La dernière se soutient assez bien; la Silvia25-b est toujours la meilleure actrice du royaume, l'arlequin est un grand sujet, la Caroline joue avec plus de vivacité que de génie, mais elle est jolie, de Haye est un excellent valet, et Lelio est très-bon pour les petits-maîtres et certains rôles de caractère. Quant à la comédie française, je la trouve tombée affreusement. La Duménil, si vantée par M. de Voltaire, a une voix sépulcrale, et est<26> outrée très-souvent; la Gaussin est jolie, mais elle n'a que certains rôles tendres, elle est dans les autres au-dessous du médiocre; la Carville a des entrailles, mais elle ne raisonne point assez ses rôles. Ces comédiennes sont toutes aussi éloignées de la Le Couvreur et de la de Seine que l'hysope est au-dessous du cèdre. Quant aux acteurs, Grandval joue médiocrement le tragique, et divinement bien les petits-maîtres amoureux; La Noue serait un grand comédien, si une figure affreuse ne gâtait tous les talents qu'il a. Tous les autres comédiens sont ou médiocres, ou mauvais.
J'ai dit à V. M., dans mes autres lettres, ce que je pensais de l'Opéra.
J'ai vu M. de Maurepas; il m'a fait beaucoup de politesses, et même quelques offres de service.
On attend ici le Roi vers le 10 ou le 12 du mois prochain; ainsi je n'irai à Versailles qu'à mon retour de Provence, le voyage que je pourrais y faire à présent me paraissant d'une très-petite utilité. Je dois dîner demain chez le duc d'Elbeuf, prince de la maison de Lorraine, avec Crébillon le père; je manderai par ma première lettre à V. M. des nouvelles de cet auteur et de sa tragédie de Catilina, qu'il doit y réciter. Je suis avec un profond respect, etc.
25-a Voyez t. IV, p. 38, et t. X, p. 123.
25-b Le marquis parle, dans ses Mémoires, de ses amours avec la belle Sylvie, qui lui firent quitter l'état militaire et la France pour aller épouser cette comédienne en Espagne. Arrêté. à la demande d'un ami de sa famille, avant d'avoir pu exécuter son projet, il fut ramené en Provence, et bientôt envoyé à Constantinople avec l'ambassadeur de France. Biographie universelle, article Marquis d'Argens.