22. DU MÊME.
Paris, 5 septembre 1747.
Sire,
J'ai reçu le duplicata de la lettre de Votre Majesté dans le moment que j'allais partir pour la Provence. Je n'ai point encore été assez heureux pour que sa lettre en original me parvînt. J'ai été à la poste,<27> où j'ai fait un bruit épouvantable; on m'a promis de chercher et de faire toutes les perquisitions possibles.
J'exécuterai les commissions de V. M. le mieux qu'il me sera possible. Celle de l'homme de lettres qui ne soit point pédant, et qui ait un caractère aimable, me paraît la plus difficile. Tout ce qui a, dans ce pays, un certain mérite est presque impossible à déplacer. Gresset,27-a par exemple, dont V. M. me parle, a deux emplois qui lui rendent deux mille écus; il faut ajouter à cela une des plus jolies femmes de Paris pour maîtresse; un homme d'ailleurs prévenu en faveur de sa patrie ne la quitte point lorsqu'il y est retenu par le cœur et par l'intérêt. L'inclination que les Français gens de lettres ont pour Paris est si grande, ils sont si contents des agréments qu'ils pensent y avoir, qu'il est même difficile d'en faire sortir des gens médiocres. Cet abbé Le Blanc27-b que V. M. a voulu avoir, et qu'elle est fort heureuse de n'avoir point eu, est un homme très-peu considéré; c'est un bel esprit subalterne, et très-subalterne. Cependant cet homme trouve des ressources et des agréments à Paris dans bien des maisons, parce que, aujourd'hui, en France, tout le monde a la rage du bel esprit, et que les financiers, ainsi que les ducs, veulent qu'il soit dit qu'ils reçoivent chez eux les savants. Il y a quelques jeunes gens qui ont des connaissances; mais les uns manquent totalement par le ton de la bonne compagnie, et ne sont précisément que des auteurs; les autres sont des gens qui, ayant de l'esprit, ont un caractère méprisable, et qui, comme l'abbé Fréron, ont été à Bicêtre ou à Vincennes pour des actions flétrissantes. Malgré ces difficultés, V. M. peut être assurée que, au retour de mon voyage de Provence, qui ne durera en tout que vingt jours, je tâcherai de la satisfaire.
<28>Quant au peintre, cet article est plus aisé que l'autre; mais il faut que je m'y prenne finement, sans cela cet homme demanderait tout ce que V. M. voulait donner à Vanloo, et je souhaiterais l'engager à meilleur marché.
Je viens aux comédiennes. Les deux filles dont parle Petit chantent au concert de Rouen; elles n'ont jamais joué la comédie. On dit qu'elles sont assez jolies, mais je crois qu'il ne faut avoir recours à cela que si je ne trouve point à Lyon, où je serai dans quatre jours, ou à Strasbourg, à mon retour, quelques bons sujets. Ils sont bien rares, même à Paris, et je puis protester à V. M. que, sur la réputation de mademoiselle Babet, qui passe ici pour une fille de beaucoup d'esprit, on m'a fait à son sujet quelques propositions à la comédie française. V. M. n'aurait pu s'empêcher de rire de voir la grimace que je fis; je me contentai cependant de répondre que les personnes qui avaient du talent et du mérite ne quittaient jamais le service de V. M. Elle a fait pour son spectacle une perte dans Cochois le fils; c'était, il est vrai, un fou et un insolent; mais c'était un excellent comédien, aussi au-dessus de tous les comiques de la comédie française de Paris que Hauteville était en folie au-dessus de tous ses camarades. J'aurai l'honneur de rendre compte incessamment à V. M. de ce que j'aurai vu à Lyon. Je suis avec un profond respect, etc.
27-a Voyez la lettre de Gresset au marquis d'Argens, du 26 septembre 1747, à la suite de la correspondance de Frédéric avec Gresset, t. XX.
27-b L'abbé Jean-Bernard Le Blanc, né à Dijon en 1707, mort en 1781, auteur de la tragédie d'Aben-Saïd, empereur des Mogols, en cinq actes et en vers. Paris, 1736. Voyez Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung. Eine Jubelschrift von J. D. E. Preuss, p. 291 et 292.