32. DU MÊME.
Potsdam, 4 octobre 1756.
Sire,
Je ne sais si la lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté lui sera rendue à Vienne; car, en vérité, de la manière dont elle conduit ses affaires, on doit toujours supposer que tous les quinze jours elle prend une province. Il y a un mois que vous êtes parti de Potsdam; vous voilà maître de la Saxe, et la victoire glorieuse que vous venez de remporter sur les Autrichiens45-a met sous votre puissance la moitié du royaume de Bohême. Toute l'Europe retentit du bruit de vos actions éclatantes, et les papiers publics lui ont déjà appris que c'est principalement à votre célérité, à votre courage, à l'étendue de vos lumières que sont dus les progrès et les victoires de vos armées. Il y a pourtant, Sire, une chose qui m'afflige. On dit que vous avez passé cavalièrement trente-six heures sans prendre aucune nourriture, et que vous ne vous êtes pas donné le loisir, la veille de la bataille, de manger un seul morceau. Je prie V. M. de songer à ce beau passage du Palladion, « Le pain fait le soldat, »45-b vérité très-importante. La gloire nourrit l'âme; mais il faut quelque chose de plus à l'estomac, surtout lorsqu'il est faible, et que de la santé de cet estomac dépend le bonheur d'un grand État. Faites jeûner les Saxons tant que vous voudrez, j'y consens de très-bon cœur; mais n'allez pas leur donner le pernicieux exemple de leur apprendre à se passer de manger.
A propos des Saxons, lorsque je pense à la façon dont vous les traitez, je suis tenté de croire qu'à la qualité d'archevêque de Magdebourg vous voulez ajouter celle de grand pénitencier, et que vous<46> jugez nécessaire de faire jeûner le roi de Pologne et ses soldats jusqu'à ce que le temps de la pénitence que vous leur avez imposée soit accompli. En attendant, ils n'auront pas besoin de rhubarbe, ni de poudres digestives. L'indigestion est une maladie à laquelle ils ne seront pas sujets, et M. le comte de Brühl sortira de ce camp avec la taille d'une jeune fille de quinze ans.
Permettez, Sire, avant de finir ma lettre, que je supplie V. M. d'absoudre, en qualité d'évêque, l'abbé de Prades, si par hasard il a assommé quelque Autrichien, et a encouru les censures de la sainte mère Église. J'ai l'honneur, etc.
45-a A Lowositz, le 1er octobre 1706.
45-b Voyez t. XI, p. 196.