56. AU MARQUIS D'ARGENS.
(Landeshut) 12 mai 1759.
Bravo! bravo! mon cher marquis, vous vous escrimez à merveille, vous avez l'éloquence orientale des Hébreux, vous persuadez par de bonnes raisons, et vous condamnez ceux qui me disent des sottises. Que ne vous dois-je point! Votre plume est une épée tranchante qui coupe et perce mes ennemis. Ces ennemis me donnent bien de la besogne; mais je vous assure que j'agis avec une prudence et une vigilance admirable. J'ai passé toute la nuit en embuscade, et je n'ai rien pris. Peut-être la fortune me favorisera-t-elle une autre fois. Daun est entre Marklissa et Lauban.75-a Dès qu'il voudra pénétrer sérieusement en Silésie, nous en viendrons aux mains, et cette journée décidera de beaucoup. Ne me grondez point si j'en reviens toujours à mes moutons. Cela m'occupe si fort, comme de raison, que l'application avec laquelle je traite mes manœuvres absorbe toute la capacité de mon esprit. Je ne lis plus que Lucrèce et vos lettres. Ma machine commence à se détraquer très-fort; mon corps est usé, mon esprit s'éteint, et mes forces m'abandonnent. Mais l'honneur parle, il me fait penser et agir. Je fais une campagne défensive qui ne plaira point à nos ennemis. J'attends mon moment, et alors j'userai du peu<76> d'huile qui reste encore dans ma lampe. Vous, dont le foyer brillant éteint toutes les autres lumières, vous, qui avez profité plus qu'aucun autre mortel du rapt de Prométhée, vous pouvez travailler, éclairer le monde par vos productions, l'amuser et l'instruire. Mais pour moi, mon cher marquis, il n'y a plus que le tombeau qui me convient pour ensevelir les restes usés d'un homme qui vous a aimé, et qui vous aimera jusqu'au dernier soupir. Adieu.
75-a Voyez t. XV, p. 129-131.