64. AU MARQUIS D'ARGENS.
Madlitz, 16 août 1759.
Nous avons été malheureux, mon cher marquis, mais pas par ma faute.88-a La victoire était à nous, elle aurait même été complète, lorsque notre infanterie s'impatienta, et abandonna mal à propos le champ de bataille. L'ennemi marche aujourd'hui à Miillrose, pour se joindre à Hadik. L'infanterie russienne est presque totalement ruinée. Tout ce que j'ai pu rassembler de mes débris monte à trente-deux mille hommes. Je vais me mettre sur leur chemin, me faire égorger, ou sauver la capitale. Ce n'est pas, je pense, manquer de constance. Je ne saurais répondre de l'événement. Si j'avais plus d'une vie, je la sacrifierais pour ma patrie; mais, si ce coup me manque, je me crois quitte envers elle, et je pense qu'il me sera permis de songer à moi-même. Il y a des bornes à tout. Je soutiens mon infortune, sans qu'elle m'abatte le courage. Mais je suis très-résolu, après ce coup-ci, s'il me manque, de me faire une issue pour ne plus être désormais le jouet d'aucune sorte de hasard.88-b Je ne sais ni où vous êtes, ni ce que vous deviendrez; mais, si j'ai un conseil à vous donner, attendez à Potsdam ou Brandebourg l'issue de l'événement, et, quoi<89> qu'il arrive, souvenez-vous d'un ami qui vous aime et estimera jusqu'au dernier soupir. Adieu.
Je suis ici sur la terre du général-major Finck,89-a frère du ministre, que les Cosaques ont pillée; mais le dommage ne passe pas quelques centaines d'écus. Adieu, mon cher; étudiez Zénon dans ces temps critiques, et laissez reposer Épicure.
88-a Frédéric parle de la bataille de Kunersdorf, livrée le 12 août 1759. Voyez t. V, p. 19-21.
88-b Voyez t. XII, p. 47, 56-63, 115, 116, etc.
89-a Voyez t. V, p. 104.