77. AU MARQUIS D'ARGENS.
Sophienthal, ce 9 (octobre 1759).
Soyez, mon cher, le dépositaire de mes secrets, le confident des mystères de madame Tagliazucchi, l'oreille du trône et le sanctuaire où s'annonceront les complots de mes ennemis. Pour quitter le style oriental, je vous avertis que vous aurez l'oreille rebattue de misères et de petites intrigues de prisonniers obscurs, et qui ne vaudront pas le temps que vous perdrez à les entendre. Je connais ces espèces de personnes du genre de madame Tagliazucchi : elles envisagent les petites choses comme très-importantes; elles sont charmées de figurer en politique, de jouer un rôle, de faire les capables, d'étaler avec faste le zèle de leur fidélité. J'ai vu souvent que ces beaux secrets révélés n'ont été que des intrigues pour nuire au tiers ou au quart, à des gens auxquels ces sortes de personnes veulent du mal. Ainsi, quoi que cette femme vous puisse dire, gardez-vous bien d'y ajouter foi; et que votre cervelle provençale ne s'échauffe pas au premier bruit de ces récits. Je suis ici, de l'autre côté de l'Oder, à me démener avec les barbares et les Autrichiens. Ils me rendent la vie bien dure; il faut pourtant que cela finisse, comme tout finit dans le monde. Notre campagne durera probablement jusqu'à la fin de novembre. Adieu, mon cher; ayez pitié d'un pauvre diable qui, depuis trois mois, est comme revêtu d'un san-benito, et qui a attendu de moment en moment l'instant où on allait le brûler. Je vous embrasse.