79. AU MARQUIS D'ARGENS.
Octobre 1759.
Vous voyez, mon cher marquis, que les mystères de madame Tagliazucchi étaient des misères, comme je l'avais prédit; j'ai cependant ordonné qu'on arrêtât ce manant, si grand corrupteur. Pour savoir mes secrets, il faut me corrompre moi-même, et cela n'est pas facile.<105> Cet homme ne peut d'ailleurs donner à l'ennemi que des nouvelles puisées dans des sources bourbeuses, plus propres à l'induire qu'à l'éclairer. Je suis ici au même point où j'étais il y a huit jours; mais l'ennemi va partir dans peu, il prépare tout pour sa marche. Cela terminera la campagne que j'ai faite cette année contre les Russes. Mais, ceci fini, il me reste encore une bonne tâche à remplir. Je suis malade; cela ne m'arrêtera pas, et je serai fidèle à mes devoirs tant qu'il me restera des forces.
Je travaille encore sur Charles XII. Mon ouvrage n'est qu'un enchaînement de réflexions; cela veut être fait avec soin, à tête reposée, ce qui fait que je vais lentement. L'idée m'en est venue parce que je me trouve précisément sur le lieu que Schulenbourg a rendu fameux par sa retraite.105-a Sans cesse occupé d'idées militaires, mon esprit, que je veux dissiper, s'occupe plutôt de ces matières que je ne pourrais le fixer à présent sur d'autres sujets. La guerre finie, je solliciterai une place aux Invalides; c'est où j'en suis réduit. Si vous me revoyez jamais, vous me trouverez bien vieilli : mes cheveux grisonnent, les dents me tombent, et sans doute que dans peu je radoterai. Il ne faut pas trop bander nos ressorts; un trop grand effort les fait détendre. Vous savez ce que l'on conte de Biaise Pascal. Vous m'avez dit vous-même que la composition vous avait tellement épuisé en Hollande, qu'il vous a fallu un long repos pour vous remettre. Bayle, votre devancier, a éprouvé la même chose. Moi, indigne de vous délier les sabots, quoique je n'en sois pas là encore, je sens les infirmités s'accroître, mes forces défaillir, et je perds petit à petit le feu qu'il faut pour bien faire le métier dont je suis chargé.
Il reste encore un grand mois pour achever cette campagne, et il faudra voir ce que l'hiver amènera. Envoyez-moi, en attendant, les Révolutions romaines et de Suède, de Vertot. N'oubliez pas vos<106> amis en purgatoire, et soyez persuadé de mon amitié et de mon estime. Adieu, marquis.
105-a Voyez t. V, p. 28; t. VII, p. IV et p. 79-101; et t. XVI, Avertissement de l'Éditeur, p. VIII, no V, et p. 109-112.