99. AU MARQUIS D'ARGENS.
(Freyberg) 15 janvier 1760.
Je vous remercie, mon cher marquis, de la peine que vous avez eue à faire imprimer mes balivernes; cela n'en valait pas tant. Vous avez trop d'indulgence pour les vers que je vous ai envoyés. Comment pourraient-ils être bons? Mon âme est trop inquiète, trop agitée et trop accablée, pour que mon esprit produise quelque chose de passable. Ce triste vernis se répand sur tout ce que j'écris et sur toutes mes actions. La paix n'est rien moins que certaine; on l'espère, on s'en flatte, mais voilà tout. Tout ce que je puis faire, c'est de lutter constamment contre l'adversité; mais je ne puis ni ramener la fortune, ni diminuer le nombre de mes ennemis. Cela étant, ma situation demeure la même; encore un revers, et ce sera le coup de grâce. En vérité, la vie devient tout à fait insupportable quand il faut la traîner dans les chagrins et dans de mortels ennuis; elle cesse d'être un bienfait du ciel, elle devient un objet d'horreur qui ressemble aux plus cruelles vengeances que les tyrans exercent sur des malheureux. Vous me tueriez plutôt, mon cher marquis, que de me faire changer<134> de sentiment. Vous voyez les objets d'un point de vue qui les adoucit en les affaiblissant; mais si vous étiez une heure ici, que ne verriez-vous pas! Adieu. Ne vous fatiguez point l'esprit de soins inutiles, et, sans prévoir l'avenir, conservez votre tranquillité tant que vous le pourrez. Vous n'êtes point roi, vous n'avez ni à défendre l'État, ni à négocier, ni à trouver des expédients à tout, ni à répondre des événements. Pour moi, qui succombe sous ce fardeau, c'est à moi seul d'en souffrir la peine; laissez-la-moi, cher marquis, sans la partager. Je vous embrasse, en vous assurant de mon estime. Vale.