118. AU MÊME.163-a

(Freyberg) 30 mars 1760.

Grand merci, marquis, de mon drame.
Que Voss se hâte à publier;
Si l'oursomane me diffame,
Voss pourra me justifier.
Mais ces vers, que, tout le premier,
Moi, le père indigne, je blâme,
Feront bâiller et sommeiller
Le curieux qui les réclame,
Et qui regrettera dans l'âme
Le prix dont il faut les payer.
J'entends le public aboyer
Et, par une amère épigramme,
Venir pour me remercier
De la sueur et de la peine
Que ma disgracieuse veine
A prise afin de l'ennuyer.
Un rimeur qui semble avoir l'asthme,
Essoufflé, ployant sous le faix,
Sans vigueur, sans enthousiasme,
Toujours glacé dans ses accès,
Des vers n'ayant que la manie,
L'antithèse en tout du génie
Dont Voltaire assemble les traits,
Expire aux cris de l'ironie,
<164>Et le public, qui le dénie,
Enterre son nom pour jamais.
Alors ses malheureux ouvrages,
Étalés au coin des marchés,
Ont à souffrir tous les outrages
A ceux de Pradon reprochés.
Élevez donc un cénotaphe
En tombe à ces infortunés;
Véridique historiographe,
Tracez-y ces mots mieux tournés
Qu'ils ne sont dans cette épitaphe :
Ils sont morts le jour qu'ils sont nés.

En voilà pour mes vers. Ils auront le sort qu'il plaira à la fortune de leur faire. Je ne m'en embarrasse plus, et je les abandonne à leur destinée. Je vous enverrai en peu de jours une Ode aux Germains.164-a Je la crois bonne et pleine d'idées nouvelles. Il faut que vous m'en disiez votre sentiment, et que vous la jugiez à la rigueur. Je ne sais si les Français seront sages, ou si les démons autrichiens les posséderont toujours; mais il me semble que, dans cet embrouillement et dans cette violente fermentation où sont les choses, il est impossible de deviner quelle sera l'issue de cette guerre. Un événement favorable peut tout changer en bien, mais aussi un grand revers peut achever de nous accabler. Jamais on n'a joué plus gros jeu, et pour moi, qui hais les risques et les hasards, je donne ce maudit brelan au diable. Il faut cependant se préparer à tout événement, se fortifier dans le stoïcisme, en s'abandonnant au torrent des vicissitudes qui nous entraînent. Je passe ma vie à lire et à écrire, et j'étouffe, à force d'application, les cris douloureux que mon cœur est toujours sur le point de jeter; dans des moments où j'aperçois quelque faible lueur d'espérance, mon esprit enfante quelque plaisanterie. Vous en verrez paraître une incessamment; je crois qu'elle vous fera rire, car il y a <165>beaucoup de plaisanterie dans l'ouvrage, et de la malignité assez bien enveloppée pour n'être sentie que par ceux qui ont le tact fin.165-a Adieu, mon cher marquis. Qu'on me fasse tenir les éditions que j'ai demandées de ces malheureux vers, puisqu'il faut, par bienséance, que je les envoie à des personnes qui veulent bien avoir de l'amitié pour moi. Vivez heureux et tranquille, écrivez-moi de vos nouvelles, et soyez sûr de mon estime.

Comme mon ode est prête, je n'en fais pas à deux fois,165-b et je l'envoie telle qu'elle est.


163-a Nous avons imprimé, t. XII, p. 157 et 158, une autre leçon des vers qui forment l'introduction de cette lettre.

164-a Voyez t. XII. p. 17-24.

165-a Le Roi parle de sa Relation de Phihihu.

165-b Le mot fois manque dans l'original.