121. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 9 avril 1760.



Sire,

J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté la nouvelle édition; je lui avais promis qu'elle serait finie le 12, et elle l'a été le 9 du mois. C'est uniquement au zèle de M. de Beausobre que la promptitude et l'exactitude de cette édition sont dues. Je n'ai été que l'admirateur des soins qu'il a pris et des peines qu'il a eues avec les imprimeurs, surtout pour les engager à travailler pendant les fêtes de Pâques.

Si nous avions eu affaire avec la Néaulme, à peine l'édition serait commencée, et Dieu sait quand elle serait finie. D'ailleurs, cette édition est un gain assuré, pour le moins, de deux mille et cinq cents écus; pourquoi ne pas les faire gagner plutôt à un citoyen de Berlin qu'à un étranger? Ce sont de si bonnes gens, Sire, que ces bourgeois de Berlin! Je les ai vus, dans les temps les plus épineux, cent fois plus occupés de ce qui pouvait regarder V. M. que de leurs propres affaires. Les actions rendent les hommes célèbres selon le théâtre où la fortune les place. J'ai vu ici, après la bataille de Francfort, vingt bourgeois, et peut-être cent, au-dessus de tous ces citoyens romains dont Tite-Live a immortalisé la fermeté et le zèle pour leur patrie.

<170>J'ai exécuté la commission que vous m'avez donnée, Sire, pour les tableaux de M. Gotzkowsky. Il a assemblé depuis trois ans une collection superbe de tableaux de Charles Maratte, Ciro Ferri, Titien, etc.; il a un Corrége et un admirable Titien. Mais tout cela n'est rien en comparaison d'un Raphaël qu'il a acheté à Rome, et qu'il a trouvé le secret, avec de l'argent, de faire sortir en contrebande; car, comme c'est sans doute le plus beau tableau qu'ait fait Raphaël, on n'aurait jamais consenti à le laisser sortir de Rome. Le sujet est très-gracieux : c'est Lot, que ses deux filles enivrent.170-a Elles sont à demi nues, mieux colorées que si elles étaient peintes du Corrége, et dessinées de la plus grande manière de Raphaël. Enfin, pour moi, j'avoue que je n'ai jamais rien vu de si beau. Cela me paraît préférable à la sainte Famille de Raphaël, qui est le principal tableau du roi de France. Vous verrez, Sire, si j'ai tort de louer si fort ce morceau, lorsque le bonheur de vos peuples vous ramènera content et heureux dans votre capitale. J'oubliais de dire à V. M. que ce tableau est à peu près de la grandeur de la Léda du Corrége.170-b Quant au prix des tableaux, je ne puis rien en dire à V. M., parce que M. Gotzkowsky m'a dit qu'il fallait auparavant qu'elle vît les tableaux; et je crois qu'il a raison, parce que tel tableau vous paraîtrait bon marché, qui serait cher, s'il ne vous plaisait pas lorsque vous le verriez, et tel autre vous semblerait d'un trop grand prix, que vous ne trouveriez pas cher après l'avoir vu. D'ailleurs, j'ai jugé, par le prix de plusieurs tableaux dont je me suis informé, que ce qu'on en demandait n'était point exorbitant. Quand vous les verrez vous-même, vous rabattrez après cela ce que vous jugerez à propos. M. Gotzkowsky gardera soigneusement les tableaux qu'il a ramassés, et n'en vendra aucun avant que V. M. les ait vus, et ait choisi ceux qu'elle voudra. Je suis très-content de<171> la façon dont il m'a parlé à ce sujet; c'est un brave homme, véritablement attaché à V. M., et un de nos bons citoyens de Berlin.

Si V. M. le souhaite, j'irai pour vingt-quatre heures à Sans-Souci, et je lui donnerai des nouvelles exactes et détaillées de la galerie et du reste du jardin. Je vois, malgré tous vos ennemis, arriver bientôt le temps où vos peines et vos inquiétudes seront finies. Plus j'examine la situation des affaires des Français, et plus je deviens assuré qu'ils feront la paix avant qu'il soit deux mois; et, si V. M. veut me le permettre, je parierai contre elle mes six plus belles estampes contre six autres que, avant la Saint-Jean, les Français auront fait la paix. V. M. dira peut-être que je ne fais pas grand fond sur mon pari, puisque je ne risque que six morceaux de papier; mais j'aurai l'honneur de lui répondre que, dans ma façon de penser, une estampe n'est pas une badinerie, et que je donnerais jusqu'à la fin des siècles tous les Français au diable, s'ils me faisaient perdre mon pari, leur souhaitant d'être encore plus fous qu'ils ne le sont, plus gueux qu'ils ne le deviennent tous les jours, et plus battus qu'ils ne l'ont été à Rossbach et à Minden, s'ils me jouaient un pareil tour. J'ai l'honneur, etc.

P. S. Lorsque la correction du vers de l'Épître au maréchal Keith est arrivée, l'édition était déjà faite, mais je vais faire mettre un carton; il est, dans l'exemplaire que je vous envoie et dans ceux qui sont presque reliés, comme je l'avais corrigé.


170-a Ce tableau n'est pas l'ouvrage de Raphaël Sanzio, mais de Frans de Vrient, appelé communément Frans Floris, ou le Raphaël de Flandre, et mort en 1570.

170-b Voyez la lettre de M. Darget au Roi, du 12 mars 1755.