127. AU MARQUIS D'ARGENS.181-a
(Meissen) 7 mai 1760.
De notre camp de porcelaine,
Au fidèle et bon citadin
Des antiques murs de Berlin
Salut et santé souveraine,
Paix et tranquillité prochaine.
Or dites-nous, mon cher marquis.
Que faites-vous, et la marquise.
Séquestrés dans votre taudis?
Tous deux vivants ensevelis,
Redoutez-vous toujours la bise
Et le perfide vent coulis
Qui perce rideaux, et méprise
Le mou duvet de vos habits?
Passez-vous les jours et les nuits.
Selon vos us et votre guise,
Sans sortir tous deux de vos lits?
Ou bien commentez-vous ensemble
Les sentences d'un auteur grec,
Ouvrage aride, ingrat et sec,
Devant lequel l'ignare tremble,
Et s'agenouille par respect?
Mais non, mon esprit imagine.
Ou, pour mieux dire, je devine
Le train de vos jours usité;
Et je vous vois dans votre chambre.
Où n'entra jamais odeur d'ambre.
Dans la flanelle empaqueté,
De pelisses emmaillotté,
Les pieds sur votre chaufferette.
Le bonnet de nuit sur les yeux,
Disserter avec le prophète
<182>Sur le destin que vous apprête
La sombre volonté des dieux.
Moi, dont l'âme matérielle
N'a pas le don de s'exalter,
Je puis, sans vouloir empiéter
Sur votre diseur de nouvelle,
Vous en renouveler aujourd'hui
Tant et peut-être plus que lui.
Je les tire de ce grimoire
Que me donna le vieux Dessau
A l'œil fier, à moustache noire,
Magicien dès le berceau.
Voici ce que dit ce bon livre
Sur l'histoire de l'avenir;
Pour le goûter sans le honnir,
Il faut que le lecteur s'enivre.
Si vous voulez donc le poursuivre.
Daignez vous en ressouvenir.
« Dès que l'ardente canicule
Aura porté dans les cerveaux
Des guerriers, princes et héros
Ce feu transperçant qui les brûle,
Alors sur les traces d'Hercule
Ils s'empresseront à grands flots,
De Prusse, d'Autriche et Russie,
Pleins de la même frénésie.
Notez que d'iceux les plus sots
Aux autres tourneront le dos,
Et seront sans cérémonie
Vilipendés par leurs rivaux. »
Si cependant je dois tout dire
Ce qui se passe dans mon cœur,
Tandis qu'en ce moment flatteur
Avec vous je m'efforce à rire,
En vous amusant je soupire,
Et je déplore mon malheur.
Plein de chagrin et de fureur,
Je donne à tous les mille diables
<183>Les cercles et leur empereur,
Les oursomanes exécrables,
Vos Français, quoique plus aimables.
Avec leur Louis du moulin,183-a
Ses ministres et sa catin,
Madame et monsieur le Dauphin,
Et la guerre et la politique.
Je confesse sincèrement
Que ce petit emportement
N'est pas dans le goût du Portique.
Et n'a point eu pour élément
L'impassibilité stoïque.
Mais j'aurais voulu voir Zénon,
Socrate ou le divin Platon.
Contre trois femmes enragées,
D'astuce et d'orgueil regorgées.
Se débattre dans ce canton
Et. dans ces plaines ravagées.
Essuyer sur leur triste front
Chaque jour un nouvel affront.
Leur sang-froid et leur patience,
Dans cette épreuve d'insolence.
N'aurait pas longtemps tenu bon;
Si même c'eût été Caton,
Dans son cœur rempli de souffrance
Il eût ressenti, j'en réponds,
Les aiguillons de la vengeance.
Et que peut la froide raison
Contre l'instinct de la nature,
Qui s'aigrit à force d'injure?
Car, selon mon opinion,
Il est à toute créature
Permis, après telle aventure.
De penser comme fit Timon.
Voilà, marquis, comme raisonne
L'esprit, ce sophiste éloquent.
<184>Qui veut cacher par son clinquant
La passion qui l'empoisonne.
Quoi qu'il en soit, en ce moment,
J'espère pourtant fermement
Que tout bon chrétien me pardonne,
Et que Dieu, tout doux, tout clément,
En voudra faire tout autant.
Vous surtout, dont j'ambitionne,
Soit dans mes camps, ou sur le trône,
Les suffrages et l'agrément,
Vous m'absoudrez tout doucement
De ce péché, que la Sorbonne,
Même l'archange Gabriel,
S'il argumentait en personne,
Trouverait un péché véniel.
Voici la dernière lettre en vers et le dernier badinage que vous recevrez de moi; le quart d'heure de Rabelais est prêt à sonner, et ce remuement que fait l'ennemi m'oblige à porter toute mon attention sur ses démarches. Je vous ai écrit, mon cher, qu'il y avait une lueur d'espérance pour nous; mais il y a bien loin de là jusqu'à la certitude, et cette espérance n'est pas aussi fondée que je le désirerais. Il n'y a point de milieu dans cette campagne : ou de grands maux, ou de grands biens; ou l'État sera bouleversé, ou nous prendrons un fort ascendant sur nos ennemis. Je fais de mauvais sang pendant cette crise, et mon impatience naturelle et mon inquiétude me tourmentent beaucoup. Vous verrez que les Français ne feront point la paix. Enfin, dans cette subversion générale, je suis mis hors toutes les règles de la prudence, et notre pauvre vaisseau erre à l'aventure et au gré du vague Éole.
Il n'y a point ici de service fait à la fabrique; j'en ai commandé un, et je n'y ai pas omis les symboles de la philosophie et du scepticisme, ce que vous approuverez, j'espère. Je ne sais, mon cher, si jamais je dînerai à Potsdam, ni ce que je deviendrai dans cette con<185>fusion générale. Si elle se débrouille heureusement, je serai à vous; sinon, faites mon épitaplie. Adieu, mon cher; je vous embrasse.
181-a Voyez t. XII, p. 180-184.
183-a Voyez t. III, p. 110, et t. XII, p. 126 et 156.