135. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 17 juin 1760.
Sire,
Je sens bien les peines et les embarras où doit se trouver Votre Majesté; mais elle trouvera dans son génie et dans sa fermeté de quoi les surmonter glorieusement. Je vois une certaine espérance répandue dans tous les cœurs, qui m'est un sûr garant de l'accomplissement de celle que j'ai toujours eue, et qui, malgré les revers, n'a point encore été trompée. J'ai eu l'occasion de lire ici quelques lettres écrites par des officiers de l'armée de V. M.; elles annoncent la meilleure volonté dans toutes les troupes, qu'elles dépeignent comme remplies de zèle pour la patrie et pour le souverain. Ces lettres m'ont paru du meilleur augure du monde pour le succès de la campagne; elles montrent véritablement quel est l'esprit de l'officier et du soldat, puisqu'elles sont écrites par des gens qui n'avaient aucune raison de déguiser ce qu'ils pensaient aux personnes à qui ils les adressaient. Je<200> conviens, Sire, que vos ennemis ont une grande supériorité par leur nombre; mais vos talents militaires, la valeur de vos troupes, suppléeront au défaut d'égalité. Ce que vous appelez un miracle, je l'appelle un événement heureux, procuré par votre prudence et par votre courage; et cet événement arrivera tôt ou tard dans le cours de cette campagne, pourvu que vous ménagiez votre personne, et que vous réfléchissiez sans cesse combien elle est nécessaire au bien des affaires, qui ne peuvent à la fin manquer de prendre une face heureuse.
Je suis dans un étonnement dont je ne reviens pas, en voyant les nombreuses flottes anglaises rester tranquillement dans la Tamise; nous voilà bientôt au commencement de juillet, et elles sont encore dans l'inaction. Je suppose qu'il y a des négociations entre l'Angleterre et la France; la meilleure manière d'en presser la conclusion, c'est de faire agir cent vaisseaux de guerre contre des gens qui n'en ont pas quinze, et qui ont tout à craindre pour ce qui leur reste de leurs colonies. Les Français me paraissent comme certains esprits forts qui ne veulent pas se confesser pendant leur maladie, mais qui l'ont venir vingt prêtres lorsque le médecin leur annonce qu'elle est mortelle; la flotte anglaise agissant, c'est le médecin annonçant la mort, et les prêtres appelés, c'est la conclusion de la paix.
V. M. a bien raison de dire ma petite expérience sur les affaires de l'Europe; et quel est, je ne dis pas l'homme, mais le demi-dieu qui, voyant l'amitié et la liaison apparente de l'Espagne avec l'Angleterre, les prétentions et les droits de l'Espagne sur plusieurs États d'Italie, ne renonce à toute réflexion politique lorsqu'il voit cette même Espagne faire venir de Naples et de Sicile à Barcelone tous les boulets, canons, etc., et les autres provisions de guerre qui s'y trouvent? Vous savez, Sire, les raisons secrètes de toutes ces démarches; mais aussi, si vous avez cet avantage sur les autres hommes, vous avez le désagrément de voir une quantité de démarches, de manœuvres et de négo<201>dations où le bon sens n'a guère plus de part que dans les ouvrages des théologiens.
Je remercie encore de nouveau V. M. des porcelaines; fasse le ciel que je puisse bientôt m'en servir une fois avant de vous voir, pour célébrer la première bataille que vous gagnerez, après quoi les renfermer jusqu'à ce que je les transporte à Potsdam, où je vous verrai tranquille, heureux et comblé de gloire! J'ai l'honneur, etc.