141. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin. 20 juillet 1760.
Sire,
Personne ne sent mieux que moi la situation embarrassante où se trouve V. M., et, si j'avais moins de confiance que je n'en ai dans ses lumières et dans sa fermeté, je craindrais les événements les plus fâcheux. Mais, Sire, s'il vous faut des miracles pour vous tirer d'affaire, vous les faites, ces miracles. N'en est-ce pas un que de voir la Silésie, après l'échec de Landeshut, presque vide d'ennemis? N'est-ce pas encore un miracle de vous voir, devant Dresde, détruire une partie des magasins des ennemis, et tenir Daun dans un état de suspension sur toutes les opérations qu'il avait projetées? Les choses semblent prendre une face plus riante. Le prince votre neveu, ce héros que vous aimez tendrement, a bientôt réparé la perte qu'il avait essuyée,209-a et voilà un corps de Français totalement détruit ou prisonnier. Les Anglais viennent de gagner une bataille décisive dans les Indes orientales, et il n'y a aucun doute que Pondichéry ne soit pris. Toutes les gazettes de Hollande le disent; mais, quand même il ne le serait pas encore, cela ne peut manquer d'arriver, et par le premier vaisseau l'on doit recevoir cette nouvelle. Les Français étaient déjà dans le plus triste état avant cette perte irréparable pour eux; que vont-ils devenir aujourd'hui? Voici, Sire, le commencement des dernières remontrances du parlement, qui sont imprimées dans tous les papiers publics : « Il n'est rien, Sire, de si manifeste que l'épuisement total des finances : mais ce qui l'est encore plus, c'est l'impossibilité de les rétablir. » Voilà comment on parlait en France avant la prise<210> de Pondichéry; que dira-t-on aujourd'hui, où la moitié du royaume, qui avait tout son bien dans la compagnie des Indes, est réduite à l'aumône par la destruction et le renversement total de cette même compagnie? Les Anglais vont encore envoyer de nouveaux secours en Allemagne. C'est à présent qu'ils doivent faire les plus grands efforts, s'ils veulent avoir la paix, en faisant perdre toute espérance aux Français de pouvoir s'emparer de l'électorat de Hanovre, et en vous donnant tous les secours qui dépendront d'eux pour vous empêcher de succomber sous vos ennemis.
J'ai appris que le jeune Provençal à qui V. M. avait eu la bonté de donner de l'emploi dans son armée avait été tué à l'attaque du faubourg de Dresde. Je l'ai plaint, parce que c'était un très-honnête homme; mais ce qui fait ma consolation, c'est qu'il est mort au service de V. M. et en faisant son devoir. Je voudrais avoir l'âge qu'il avait, pouvoir être de quelque utilité à V. M., et risquer dix fois par jour le sort qu'il a eu. Je meurs de douleur de me voir, dans ces temps orageux, un inutile fardeau de la terre, moins utile à son maître que le moindre paysan qui conduit une charrette de fourrage, ou qui mène les chevaux d'un canon. Ma caducité ne m'avait paru jusqu'à présent que fâcheuse; elle me semble aujourd'hui honteuse et déshonorante. J'ai l'honneur, etc.
209-a Le 10 juillet 1760, le prince héréditaire de Brunswic fut battu à Corbach par le maréchal comte de Saint-Germain : mais il répara cet échec le 16, en détruisant le corps du brigadier de Glaubitz près de Kirchhayn et d'Emsdorf. Voyez t. V, p. 107 et 108.