181. AU MÊME.
(Kunzendorf) 2 juillet 1761.
J'ai achevé de lire votre Gassendi, mon cher marquis, et je vous rends compte de l'impression qu'il a faite sur moi. Je trouve sa partie physique, en tant qu'elle regarde la formation des corps, les unités dont la matière est composée, en tant qu'il éclaire le système d'Épicure, je la trouve très-bonne. J'avoue qu'on peut lui faire bien des difficultés sur ses atomes crochus, ronds, pointus, etc. Cependant, s'il y a des corps primordiaux, comme on n'en saurait douter, il faut bien que leur genre et leur espèce diffère, pour que leur diverse composition ou arrangement puisse donner l'être aux quatre éléments et aux productions infinies de la nature; il faut encore que ces éléments de la matière soient impénétrables, durs et à l'abri de toutes les atteintes de la destruction, comme Épicure et Gassendi le soutiennent. Ainsi, voilà sûrement des vérités qu'ils ont pénétrées, malgré le voile presque impénétrable qui les cache à notre curiosité. Je trouve des choses fort instructives, dans son Traité de physique, sur les hommes, les plantes, les animaux et les pierres, sur la génération et sur la corruption des êtres animés. Épicure et lui ont été obligés d'admettre le vide, pour que le mouvement fût possible. Il parle encore de l'attraction, de la lumière, comme s'il avait deviné les vérités que les calculs étonnants de Newton ont démontrées. Je vous avoue que je ne suis pas aussi content de son Astronomie que du reste; quoiqu'il ne s'en explique pas, il paraît pencher pour le système de Ptolémée, et n'oser recevoir celui de Copernic qu'avec la dispense du pape. Sa Morale est sans contredit la partie la plus faible de son ouvrage; je n'y ai trouvé de bon que ce qui regarde la prudence de ceux qui gouvernent des États; le reste de l'ouvrage sent trop son recteur qui divise, subdivise, définit des mots, et emploie beaucoup de paroles<269> pour dire peu de choses. L'article de la liberté est le plus faible de tous; il semble qu'il se soit hâté, dans ce septième volume, de finir son ouvrage. Il se peut que Bernier,269-a son traducteur et son abréviateur, ne l'ait pas bien servi. C'est donc à vous, qui pouvez puiser à la source, à m'apprendre si ces fautes que je lui reproche appartiennent au philosophe ou au voyageur. Voilà, mon cher marquis, une grande lecture d'achevée. Je me suis pressé de finir, de crainte que ce Loudon, qui n'est assurément pas philosophe, n'interrompît grossièrement mes études. J'ai choisi à présent des lectures que je puis abandonner sans regret.
A propos de ces lectures, on dit que Voltaire a fait un second tome à Candide.269-b Je vous prie de charger le petit Beausobre de me l'envoyer. J'ai reçu aujourd'hui des melons de Sans-Souci, et je me suis écrié en les voyant : O trop heureux melons! vous avez joui de la vue du marquis, qui m'est interdite. Comment prend-il ses eaux? lui font-elles du bien? est-il gai? se promène-t-il? prend-il de l'exercice? A cela le melon ne m'a pas répondu un mot. Pour le punir de son silence, je l'ai mangé à votre santé. Après juillet, août, septembre et octobre, j'espère de vous écrire, non sur le sujet de la philosophie spéculative, mais sur la pratique. Adieu, mon cher marquis. Calfeutrez bien votre corps, pour qu'il parvienne à la durée des atomes de Gassendi, et qu'il soit à l'abri des maladies, des infirmités et des secousses qui menacent notre fragile machine. Philosophez tranquillement; prouvez souvent à Babet que votre vigueur n'admet point de vide dans la nature, et soyez persuadé de mon amitié.
Grand scrutateur de la nature,
Malgré son style et son latin,
<270>Gassendi demeure incertain
Entre monsieur Moïse et son maître Épicure.
D'un système boiteux je suis le serviteur;
Sans vérité point de science.
Si d'un pas assuré, ferme et plein de vigueur,
Il se guide par l'évidence,
L'autre pas, chancelant et vacillant de peur,
S'appuie insensément, par excès de prudence,
Sur les béquilles de l'erreur.
269-a François Bernier, docteur en médecine de la faculté de Montpellier et voyageur célèbre. mort à Paris en 1688, a publié un Abrégé de la Philosophie de Gassendi, en VIII tomes. A Lyon. 1678, in-12.
269-b Voltaire n'est pas l'auteur de ce second tome de Candide, qu'on attribue à Thorel de Campigneulles, mort en 1809.